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Le mouvement autochtone mexicain à l’heure du dixième anniversaire des Accords de San Andrés
Publie le mardi 11 avril 2006 par Open-PublishingRéseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine |
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Le mouvement autochtone mexicain à l’heure du dixième anniversaire des Accords de San Andrés
Le 16 février 2006, le Mexique célébrait le 10e anniversaire de la signature des Accords de San Andrés (Acuerdos de San Andrés), ou Accords sur les droits et la culture autochtones. Ces accords historiques, qui visaient essentiellement à obtenir la reconnaissance légale des cultures autochtones et du droit à l’autodétermination, demeurent toutefois non respectés à ce jour. Même leur 10e anniversaire n’a pas été souligné outre mesure. Seul le candidat de la coalition de centre-gauche aux présidentielles du 2 juillet 2006, Andrés Manuel López Obrador, en a profité pour déclarer, dans une allocution prononcée au Chiapas, que s’il est élu, il entérinera les accords signés dans cet État à large population autochtone situé au Sud-Est du pays. S’il en était ainsi, les rapports de pouvoir seraient passablement modifiés pour les mouvements autochtones et, sans doute, pour tous les mouvements sociaux du Mexique.
par Stéphane G. Marceau
11 avril 2006
Le long cheminement du mouvement autochtone mexicain
Plusieurs pays d’Amérique latine sont secoués, à l’heure actuelle, par un mouvement autochtone important. Il pourrait même s’agir du mouvement social le plus important, aux côtés de l’altermondialisme, en ce début de XXIe siècle. Le Mexique n’est pas en reste [1]. Bien que depuis la colonisation, des organisations paysannes et autochtones se soient toujours battues pour l’obtention de terres, c’est la demande d’autonomie, objet principal de leurs luttes actuelles, qui les a poussées à se regrouper au sein d’un même mouvement. En effet, c’est dans les années 1980 que le thème de l’autonomie commence à être discuté au sein des mouvements autochtones mexicains, par des acteurs faisant partie d’un mouvement continental au sein duquel l’autonomie est déjà à l’ordre du jour [2]. La demande d’autonomie revendiquée par les mouvements autochtones comprend l’autogestion politique, économique et sociale, ainsi qu’une appropriation du processus de production. Elle inclut la demande d’autogouvernement et s’appuie sur des droits ancestraux. En 1987, Beaucage notait : « un phénomène nouveau est apparu, comme une vague de fond, irréversible : une population autochtone en pleine croissance démographique prend peu à peu conscience de son existence en même temps que de sa force. Ses actions ponctuelles débouchent sur la réclamation d’un plus grand contrôle de ses conditions d’existence, de son environnement, de la transmission de ses cultures [3]. »
En 1992, plusieurs organisations autochtones unissent leurs efforts pour mettre en place une vaste contre-manifestation aux célébrations du 500e anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb dans les Amériques. La même année, le gouvernement ajoute à la Constitution mexicaine, pour la première fois, la mention de la composition multiethnique de la nation. Mais du même souffle, toujours en 1992, le président Salinas de Gortari modifiait l’article 27 de la Constitution, un amendement qui signait, en quelque sorte, la mise à mort de la réforme agraire instaurée dans la foulée de la Révolution de 1910-1917. En effet, le système mexicain de tenure foncière (propriedad ejidal, ou ejido) reposait sur un rapport communautaire particulier aux terres dites sociales sur lesquelles vivent la plupart des communautés autochtones. Face aux pressions internes et externes concernant l’accès libre et ouvert à la propriété foncière, aussi bien pour tous les Mexicains que pour les étrangers, exercées en prévision de la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) [4] , le gouvernement du Mexique a choisi de libéraliser l’accès aux terres communales et de mettre fin à un régime qui maintenait l’indivisibilité et prohibait la libre disposition.
Cette initiative poussa plusieurs communautés autochtones à se soulever pour revendiquer le droit de gérer leur terre de façon collective et autonome. Le 1 er janvier 1994, jour de l’entrée en vigueur de l’ALÉNA, le mouvement zapatiste prend d’assaut plusieurs villes du Chiapas et se voit octroyer l’appui de la majorité des groupes autochtones du pays. Au début de l’année 1995, le populaire évêque de San Cristóbal de Las Casas, Samuel Ruiz, met en place les Dialogues de la Cathédrale pour tenter d’apaiser la tension au Chiapas. C’est ce dialogue qui a ouvert la voie à des négociations officielles entre les zapatistes et le gouvernement. Ces pourparlers ont eu lieu entre avril 1995 et février 1996, dans le village de San Andrés Larrainzar, ou San Andrés Sakamch’en de los Pobres, dans la région des Hautes-Terres du Chiapas, et elles ont mené à la signature des Accords de San Andrés, en 1996.
À la même époque, la création de la première vaste organisation autochtone, l’Assemblée nationale autochtone plurielle pour l’autonomie [5] , marque les débuts d’un mouvement autochtone mexicain unifié. Parallèlement aux expériences concrètes d’autonomie déjà existantes, cette organisation définira, en assemblée réunissant plusieurs ethnies, les contours du modèle mexicain d’autonomie et portera ce thème au niveau national. La proposition d’autonomie devient rapidement le projet qui, au-delà des tensions et des contradictions, servira de principe unificateur aux organisations autochtones. En 1996, à San Cristóbal de Las Casas, le Forum national autochtone (Foro Nacional Indígena) rassemble quelque 500 représentants d’environ 35 peuples de tout le pays autour de sept tables thématiques. Ces représentants conviendront finalement des points à négocier avec l’État, parmi lesquels on retrouve l’autonomie, la participation politique, les moyens de communication, entre autres, ainsi que d’un plan d’action national. L’entente adoptée à l’issue du forum, auquel participent les zapatistes, sera utilisée lors des négociations se déroulant à quelques kilomètres de là, à San Andrés.
Par ailleurs, c’est de ce forum multiethnique qu’est né le Congrès national autochtone (Congreso Nacional Indígena, CNI). Celui-ci aura une importance déterminante pour le mouvement autochtone mexicain et continue, aujourd’hui, à revendiquer la reconnaissance constitutionnelle des Accords de San Andrés, tout en appuyant les diverses expériences d’autonomie qui fleurissent dans des centaines de communautés autochtones. Il existe, dans tout le pays, plusieurs formes d’autonomie, à différents degrés et dans des conditions diverses, qui sont tolérées par l’État et maintenues à bout de bras par la mobilisation sociale. Dans presque tous les États, des actions collectives sont mises de l’avant, depuis l’organisation d’une police communautaire, jusqu’à la création d’un système juridique basé sur les us et coutumes, en passant par une foule de localités qui se sont déclarées autonomes [6].
Les Accords de San Andrés : un nouveau pacte social
Il est indéniable que les Accords de San Andrés ont eu un effet canalisateur et déclencheur pour les mouvements autochtones mexicains, voire latino-américains. À la table de négociation dressée dans les montagnes du Chiapas on retrouvait des représentants gouvernementaux, l’Armée zapatiste de libération nationale (Ejercito zapatista de liberacion nacional, ou EZLN), ainsi que des représentants et des conseillers de la société civile et d’autres groupes autochtones. Elle devait constituer la première étape d’une série de tractations projetées entre les représentants autochtones et l’État. Les rencontres suivantes, qui se proposaient de traiter de la justice, de la démocratie, du développement et du bien-être et, finalement, du droit des femmes, n’ont jamais eu lieu. Après la première phase qui portait sur le thème « droits et culture autochtones », les Accords de San Andrés furent ratifiés le 16 février 1996 par les représentants du pouvoir exécutif, de l’EZLN, de la Commission de concorde et de pacification (COCOPA) et de la Commission nationale d’intermédiation (CONAI), présidée par l’évêque Samuel Ruiz.
Les revendications autochtones portées à l’attention du gouvernement dans le cadre de San Andrés visaient la réforme agraire instaurée par suite des amendements apportés à l’article 27 de la Constitution, l’autonomie municipale et régionale, ainsi que la modification du système juridique national pour y inclure la reconnaissance, aux côtés des droits individuels, des droits collectifs. Les accords, constitués d’une déclaration, de propositions et de compromis, ne proposent rien de moins qu’une nouvelle relation avec l’État. Les signataires reconnaissent la nécessité d’un nouveau pacte social. Selon Díaz-Polanco [7] , les Accords de San Andrés s’appuient sur trois piliers : 1) la reconnaissance du droit à l’autodétermination, l’autonomie devant s’exercer à l’intérieur du cadre de l’État-nation, mais en permettant aux peuples autochtones de décider de leur forme de gouvernement interne et de la manière de s’organiser politiquement, économiquement et socialement, au moins au niveau municipal ; 2) la reconnaissance du besoin de réformer les systèmes juridique et constitutionnel pour y inclure les droits politiques, économiques et sociaux des autochtones, et ainsi permettre une plus large participation et une meilleure représentation au sein d’un nouveau fédéralisme ; 3) la reconnaissance de l’urgence de l’accès au système juridique pour les autochtones tout en respectant leur façon de faire en ce domaine.
Le texte des Accords de San Andrés stipule donc la nécessité d’une refonte de l’État, jugé antidémocratique puisque ne laissant aucune voix aux peuples fondateurs. Il s’agit d’un élément central dans le processus de démocratisation de l’État mexicain enclenché depuis quelques décennies, à l’instar de plusieurs États latino-américains. Cette remise en question de l’assise de l’État appuyé sur l’existence d’une seule nation, se fait donc dans un contexte international où plusieurs États-nations font face au même dilemme. En 1989, la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) relative aux peuples indigènes et tribaux - ratifiée par le Mexique - reconnaît pour la première fois leur droit à l’autodétermination sur un territoire donné. La Convention 169 de l’OIT ouvre la porte « au droit collectif à la différence » [8]. Elle sera reprise par plusieurs organisations autochtones un peu partout en Amérique, qui font dorénavant reposer leurs revendications sur cette convention.
Au Mexique, les négociations de 1996 ont aussi influencé la démocratisation de l’État par leur propre processus. Les représentants zapatistes ont mis en place un modèle créatif de négociation lié à leur prétention de démocratie directe participative. Tout au long des pourparlers, ils ont constamment fait entériner leurs décisions par leurs membres. Quelque 96% des zapatistes se seraient prononcés en faveur de la signature des accords [9]. Il s’agit donc d’un processus démocratique et horizontal, sans doute une première dans un Mexique habitué à l’inverse. En outre, plus que le produit des demandes des seuls zapatistes, les Accords de San Andrés ont été élaborés avec la participation d’une foule d’organisations autochtones venues ajouter leur poids aux tractations. Bien qu’elles aient exacerbé les contradictions et provoqué des ruptures au sein du mouvement autochtone, les négociations de San Andrés se sont déroulées de manière relativement transparente et sont demeurées, somme toute, accessibles, ce qui représentait aussi une première. Diverses autres sphères de la société mexicaine ont aussi été impliquées dans les discussions. En fait, c’est sans doute précisément sur cette transparence démocratique que repose la légitimité de ces accords.
Ils eurent toutefois un succès mitigé, alors que plusieurs reprochent aux zapatistes de s’être satisfaits de piètres résultats, certains allant jusqu’à parler d’un « échec » des négociations [10]. Reste que ces discussions ont permis au mouvement autochtone mexicain de se renforcer et ont sans conteste servi de pilier dans la construction de l’identité autochtone moderne. Par ailleurs, l’un des effets les plus positifs des Accords de San Andrés fut d’obliger l’État mexicain à considérer les revendications des autochtones. Quoi qu’il en soit, ils ne furent jamais ratifiés par le Congrès mexicain.
La Réforme constitutionnelle de 2001 : la République en péril
Suite à la signature des Accords de San Andrés, la COCOPA fut mandatée par les signataires pour formuler, à partir de ce texte, une proposition de réforme constitutionnelle à présenter au Congrès mexicain. Cette proposition, la Loi COCOPA, fut acceptée autant par les représentants gouvernementaux que par ceux des zapatistes, qui l’avaient, auparavant, fait approuver par leurs bases de soutien. Elle fut aussi reconnue par la plupart des mouvements autochtones du pays. En outre, les zapatistes l’ont soumise à l’approbation populaire en organisant, en 1999, un vaste référendum dans tout le pays pour savoir si les Mexicains et Mexicaines étaient d’accord avec la reconnaissance des droits et cultures autochtones. Quelque 3 millions d’entre eux se sont déclarés en faveur [11]. Pourtant, la Loi COCOPA ne sera jamais ratifiée par le Congrès pendant le mandat d’Ernesto Zedillo. Ce dernier fait fit de la parole donnée par ses représentants et laisse tomber la réforme constitutionnelle et, du même coup, la véritable reconnaissance du caractère pluriethnique de la nation qu’il représente.
C’est ainsi que, dès le lendemain d’une élection historique qui, après 71 années du règne ininterrompu du PRI, avait porté le Parti d’action nationale (PAN) de Vicente Fox au pouvoir, le nouveau président a été pris de court par le mouvement zapatiste. Au nouveau président, qui se targuait de pouvoir régler la question du Chiapas en 15 minutes, les zapatistes ont lancé le défi de les recevoir à Mexico. La « Marche de la couleur de la terre » a donc traversé 12 États, regroupant tous une importante population autochtone, avant d’aboutir sur le zócalo de la capitale avec la demande de reconnaître les Accords de San Andrés. Dans chacun des États traversés, des rencontres avec diverses organisations autochtones eurent lieu et aboutirent à la tenue du troisième Congrès national autochtone. À Mexico, les comandants insurgés furent finalement reçus par le Congrès. Cependant, une fois rentrés chez eux, les zapatistes apprirent, en même temps que tout le pays, le vote par le gouvernement de la « Réforme sur les peuples autochtones » qu’ils considérèrent, avec beaucoup d’autres observateurs, comme une trahison.
La loi Bartlett-Fernández de Cevallos a en effet réuni les trois principaux partis politiques du pays - le PRI, le PAN au pouvoir, et même le Parti de la révolution démocratique (PRD) de centre-gauche considéré comme étant plus ouvert face aux revendications autochtones - derrière la négation des Accords de San Andrés. La Loi COCOPA a été profondément modifiée. La réforme du gouvernement Fox n’est que le pâle reflet des négociations tenues en 1996 et n’accorde pratiquement rien de plus que ce qui se trouvait déjà dans la Constitution. Par exemple, cette réforme a modifié l’article 2 de la Constitution pour y inclure les droits à l’autodétermination et à l’autonomie. Cependant, selon Burguete Cal y Mayor [12], le gouvernement a pris des dispositions pour bloquer l’apparition d’une autonomie légale en court-circuitant l’article 2 à l’aide des dispositions de l’article 115. L’article 2 a été « cadenassé » à l’article 115, c’est-à-dire que son application dépend de ce qui est énoncé dans ce dernier. Celui-ci stipule que l’État fédéral mexicain s’appuie sur deux paliers de pouvoir : les États et les municipalités. Le fait qu’il n’existe aucune autorité intermédiaire entre le palier municipal et celui du gouvernement étatique empêche l’instauration d’un niveau régional et, de ce fait, d’un réel système d’autonomie pour les autochtones. Les pouvoirs légaux dont disposent les municipalités demeurent très limités, parce qu’il leur est impossible de se coordonner ou de s’associer entre elles (sauf pour la prestation des services publics de leur juridiction) et parce que leur pouvoir politique est toujours soumis aux États, qui possèdent même le droit de suspendre un conseil municipal. Par ailleurs, le palier municipal doit correspondre à des caractéristiques bien définies et à une forme précise de gouvernement local, ce qui exclut toute possibilité de former des gouvernements municipaux différents et autonomes.
Face à cet échec majeur, les mouvements autochtones ont porté leurs revendications devant la Cour suprême du pays, mais celle-ci les a déboutés en déclarant qu’il ne lui appartenait pas d’intervenir. Ce qui a fait dire à Ceceña : « Incompétence du pouvoir judiciaire à réclamer justice ; incompétence du pouvoir législatif à donner force de loi aux revendications sociales ; incompétence du pouvoir exécutif à diriger la Nation en fonction de ce que qu’exige la souveraineté populaire. Incapacité du système politique mexicain à soutenir la démocratie ? La République est en péril [13] ». Bien entendu, cette débandade était à prévoir étant donné le caractère même des accords. Nous avons vu plus haut qu’ils sous-entendaient intrinsèquement une refonte complète de l’État. Campero souligne que le seul fait d’accepter l’existence des accords signifiait de reconnaître que le projet politique et économique de l’État était inadéquat [14]. Le gouvernement a donc refusé de se rendre à un tel constat et a décidé de poursuivre un projet qui ne satisfait pas l’électorat et qui exclut une bonne partie de la population.
Le cheval de bataille du mouvement autochtone
C’est ainsi que les Accords de San Andrés demeurent, encore aujourd’hui, le cheval de bataille du mouvement autochtone qui cherche à obliger le gouvernement à les entériner. Les démarches des organisations autochtones pour protester contre la réforme constitutionnelle de 2001 et exiger sa réouverture « cimentent l’unité du mouvement autochtone » en reliant « la question de l’autonomie à celle de la démocratisation de l’État [15] ». Les Accords de San Andrés constituent encore le plancher minimal exigé par les peuples autochtones. Ils représentent, en outre, le premier projet commun entièrement élaboré par eux, résultat d’un long processus de construction identitaire, d’affirmation et d’empowerment (renforcement des capacités).
Qui plus est, et bien qu’il ait connu quelques années d’essoufflement après l’échec de 2001, le mouvement autochtone mexicain est peut-être en train de connaître une croissance importante. L’anniversaire des Accords de San Andrés arrive à point pour souligner ses avancées et son regain de vigueur. On vient tout juste d’annoncer la création d’un nouveau mouvement d’ampleur nationale né des suites d’un forum tenu les 14 et 15 février 2006 dans la capitale. Ce mouvement, « Devenir des peuples autochtones du Mexique » rassemble 87 leaders de tout le pays [16]. Sa première revendication est le respect des Accords de San Andrés. Par ailleurs, la récente création de l’« Assemblée nationale des jeunes autochtones du Mexique », qui réunit une centaine de représentants, va dans le même sens [17].
Évidemment, le mouvement autochtone n’évolue pas dans la même conjoncture que dans les années 1990. La communauté internationale, particulièrement en Amérique latine, s’ouvre de plus en plus aux revendications autochtones. L’Organisation des Nations unies (ONU), qui avait instauré une première Décennie internationale des populations autochtones (1994-2004), a jugé nécessaire de la prolonger et a voté, en décembre 2004, une Deuxième décennie internationale des populations autochtones (2005-2015). Cette organisation, de même que l’Organisation des États américains (OEA), devrait publier sous peu une Déclaration des droits des peuples autochtones. Le Conseil économique et social de l’ONU a aussi créé une Instance permanente sur les questions autochtones, à laquelle participe activement le Mexique. Le contenu des Accords de San Andrés a acquis plus de crédibilité et ne semble plus aussi révolutionnaire que lors de leur ratification. La reconnaissance qu’exigent les peuples autochtones semble, petit à petit, inévitable, même si encore peu de pays la mettent légalement en pratique.
De son côté, le système politique mexicain n’a pas donné de signes de réels changements depuis des décennies - même s’il y a eu transition du parti au pouvoir-, mais semble jauger la possibilité de réformes plus profondes, à quatre ans du centenaire du début de la Révolution. De fait, plusieurs sondages proclament l’avance, en vue des élections du 2 juillet 2006, du candidat de la coalition de gauche « Pour le bien de tous », le chef du PRD Andrés Manuel López Obrador, qui prétend qu’il fera respecter les Accords de San Andrés s’il est porté au pouvoir [18]. Il reste que plusieurs acteurs du mouvement autochtone ne croient pas, ou plus, que le changement viendra de l’appareil gouvernemental. Les zapatistes ont mis sur pied l’« Autre campagne » [19] qui tente de rassembler les mouvements de gauche, autochtones et autres, dans une large organisation pouvant faire contrepoids au pouvoir de l’État.
Les possibilités et les limites d’un éventuel respect des Accords de San Andrés
Plus que leur contenu, c’est sans doute le processus transparent et inclusif ayant mené aux Accords de San Andrés qui a finalement le plus marqué le Mexique. Nous avons vu que les négociations de 1996 ont fait l’objet d’une ouverture démocratique assez innovatrice dans le contexte mexicain. Les Accords de San Andrés représentent ainsi beaucoup plus que le résultat de pourparlers entre plusieurs acteurs. Depuis, la vie politique mexicaine est acculée à un principe de transparence et d’inclusion permettant à ceux qui veulent se faire entendre de l’être [20]. Ce qui fait dire à Aubry [21] que les Accords de San Andrés incarnent la véritable « voix du Mexique ».
Il n’en demeure pas moins que c’est justement à cause de ce symbole démocratique de participation et de transparence que les Accords de San Andrés se font encore menaçants pour le pouvoir étatique. Le candidat Andrés Manuel López Obrador est-il sérieux quand il affirme qu’il va faire respecter ces accords historiques après 10 années de luttes tout aussi infructueuses qu’acharnées de la part des mouvements autochtones ? En tout cas, il est le seul chef de parti ayant de sérieuses chances d’être élu, à avoir tenues de telles affirmations [22]. Parmi les conseillers de López Obrador, la célèbre écrivaine mexicaine Elena Poniatowska [23], qui propose d’inclure les enseignements de San Andrés à la politique d’un éventuel gouvernement du PRD, est confiante que le candidat ne leur fera pas faux-bond s’il est élu. Cependant, comme nous l’avons vu, les Accords de San Andrés ne représentent que le minimum des exigences des mouvements autochtones. Le nouveau président pourrait donc sauver la face en les faisant ratifier tout en diminuant leur portée, ou encore en ne proposant aucune mesure pour continuer dans la même voie.
De son côté, à la question de savoir si les Accords de San Andrés sont encore viables, Magdalena Gómez répond « oui, mais à condition que ... » [24]. Elle souligne qu’il faut garder en tête que le respect des accords ne pourrait pas se faire sans une contre-réforme constitutionnelle et une bonne série de modifications législatives afin d’encadrer le nouveau pacte social. Mais l’auteure soutient qu’à lui seul le futur président pourrait obliger le Congrès à entériner les accords. L’État mexicain a déjà passablement épuisé ses chances d’éviter sa rencontre avec les peuples autochtones sur lesquels il fonde son identité historique, sans leur reconnaître le droit d’exister. La nation mexicaine se targue d’être métisse et donc héritière à la fois des colonisateurs espagnols et des cultures préhispaniques, tout en marginalisant gravement ces dernières. D’où l’expression zapatiste : « la capitale de la nation qui se juche sur nos épaules pour nous mépriser [25] ».
Toutefois, le principal obstacle au respect des accords San Andrés ne viendra peut-être plus directement de l’État mexicain. Le droit à la libre détermination et à l’autonomie territoriale que l’accord sanctionne vient en effet contrecarrer directement les projets néolibéraux d’expansion économique contenus, entre autres, dans les ententes d’intégration économique comme l’ALÉNA, le Plan Puebla Panamá (PPP) [26], voire même le nouvel Accord de libre-échange entre l’Amérique centrale, la République dominicaine et les États-Unis (CAFTA-DR) [27] qui aura inévitablement des répercussions au Mexique. La volonté des communautés autochtones de participer à la gestion de leurs ressources naturelles et de leur territoire va à l’encontre des desseins de privatisation et d’exploitation qui caractérisent les politiques néolibérales face à ces mêmes ressources et territoires. La Réforme constitutionnelle de 2001 a d’ailleurs introduit des dispositions légales liées aux exigences du PPP proposé par le même gouvernement de Fox [28]. Il y a donc fort à parier que les acteurs qui travailleront à faire reconnaître les droits des peuples autochtones, continueront à faire face à des forces économiques colossales.
Parmi eux, l’« Autre campagne », instiguée par les zapatistes, parviendra-t-elle à mettre sur pied un mouvement suffisamment puissant pour faire respecter les Accords de San Andrés et autres demandes des mouvements sociaux ? Certaines autres organisations, telles que « Devenir des peuples autochtones du Mexique », comptent encore sur la scène politique traditionnelle pour faire entériner les accords. D’une manière ou d’une autre, la mise en place des Accords de San Andrés est liée à un changement en profondeur du pacte social sur lequel s’appuie l’État-nation mexicain. À tel point que ses chances d’aboutir après les élections du 2 juillet prochain reposent sur une bonne dose de volonté politique. Elles sont ainsi directement soumises à l’influence des forces politiques, sociales et économiques qui se positionneront alors sur l’échiquier de la nation. En attendant, un leader autochtone affirme que « le mouvement autochtone se prépare pour une nouvelle étape de rénovation des pactes sociaux avec les forces qui provoquent le changement » et « nourrit l’espoir que le Mexique se joigne aux transformations que vit l’Amérique latine » [29]. Une autre militante du mouvement autochtone prévient que « ce mouvement ne se terminera pas le 2 juillet 2006 » [30].
Notes :
[1] Le Mexique abrite une cinquantaine de groupes autochtones totalisant, selon le recensement officiel de 2000, 6 044 547 personnes, soit 7,1 % de la population (selon d’autres sources, ils seraient près de 10 millions de personnes).
[2] Entre autres au Panamá avec les Kunas, au Chili avec les Mapuches et en Équateur autour de la Conaie.
[3] Pierre Beaucage, « Démographie, culture, politique : la condition indienne au Mexique » Anthropologie et société, Vol. 11, No 2, 1987, pp. 13-32.
[4] [NDLR] Consultez notre dossier sur l’Accord de libre-échange nord-américain : www.risal.collectifs.net/mot.php3?i....
[5] L’ANIPA (Asemblea Nacional Indígena Plural por la Autonomía) a été mise sur pied à l’instigation de députés et de sénateurs autochtones, d’ONG de défenses des droits et d’organisations autochtones qui cherchaient à obtenir la reconnaissance légale du droit à l’autodétermination et à la création de systèmes d’autonomie régionale. Sa première assemblée eut lieu à Mexico en avril 1995. Voir : Margarito Ruiz Hernández, « ANIPA : The Process of Creating a National Legislative Proposal for Autonomy », Indigenous Autonomy in Mexico, Copenhage, IWGIA, 2000, pp. 24-52.
[6] Voir : Pierina Yupanqui Huerto, « La menace à la participation autochtone dans la gestion de la bio diversité au Juchitan, Mexico », Chronique des Amériques, octobre 2005. En ligne : www.ameriques.uqam.ca.
[7] Héctor Díaz-Polanco, Le rebelión zapatista y la autonomía, México, Siglo Veintiuno Editores, 2003, 243 p.
[8] Andrés Aubry, « La autonomía en los acuerdos de San Andrés : Expresión y ejercicio de un nuevo pacto federal, Tierra, libertad y autonomía : impactos regionales del zapatistmo en Chiapas, Mexico, CIESAS, 2002, pp. 403-432.
[9] Communiqué du haut commandement militaire zapatiste. Février 1996.
[10] Antonio García de León, Fronteras interiores. Chiapas : una modernidad particular, México, Editorial Oceano de México, 2002, 337 p.
[11] Un chiffre faible en regard de plus de 100 millions de Mexicains, mais tout de même significatif dans le cadre d’un référendum non officiel.
[12] Araceli Burguete Cal y Mayor, « Municipio libre : candados constitucionales a la autonomía indígena. Por un régimen multimunicipal » Colloque : El gobierno local del futuro : un nuevo diseño de municipio, Oaxaca, 2004. .
[13] Traduction libre tirée de : Ana Ester Ceceña. El reconocimiento de los derechos y cultura indígenas y la incompetencia del sistema político mexicano. www.ezln.org.
[14] Chloée Campero, « De San Andrés Larrainzar à San Andrés Sakamch’en de Los Pobres : la transformation du discours politique mexicain », Mémoire de maîtrise, Université McGill, 1999, 114 p.
[15] Marie-José Nadal, « Dix ans de lutte pour l’autonomie indienne au Mexique, 1994-2004 », Recherches amérindiennes au Québec, Vol. XXXV, No 1., 2005, pp. 17-27.
[16] Lucina Jiménez, El Universal, 19 février 2006.
[17] Idem.
[18] Angeles Mariscal et Enrique Mendez, La Jornada, México. 3 février 2006.
[19] Voir à ce sujet Stéphane Guimont Marceau, « L’autre campagne du mouvement zapatiste au Mexique », Chronique des Amériques, No 5, février 2006. En ligne : www.ameriques.uqam.ca.
[20] Francisco López Bárcenas. « Los acuerdos de San Andrés : 10 años después », La Jornada. México, 20 février 2006.
[21] Andrés Aubry, « A una década de la firma en San Andrés » La Jornada. México,17 février 2006.
[22] Des candidats de partis marginaux, tels que la candidate du Parti alternative sociale-démocrate et paysanne (PASC), Patricia Mercado Castro, s’y sont aussi engagés. El Universal, México, 20 février 2006.
[23] El Universal, México, 29 janvier 2006.
[24] Magdalena Gómez, ¿Son viables los acuerdos de San Andrés ? La Jornada. México, 14 février 2006.
[25] Yvon Le Bot, « Présent, passé et futur du zapatisme », La fragile Armada, Paris, Métailié, 2001, p. 217
[26] [NDLR] Consultez nos articles sur le Plan Puebla Panamá : www.risal.collectifs.net/mot.php3?i....
[27] [NDLR] Cosultez notre dossier sur l’Accord de libre-échange entre l’Amérique centrale, la République dominicaine et les États-Unis : www.risal.collectifs.net/mot.php3?i....
[28] Ana Ester Ceceña, El reconocimiento de los derechos y cultura indígenas y la incompetencia del sistema político mexicano. En ligne : www.ezln.org.
[29] Traduction libre d’un discours de Marcos Matías Alonso, Coordonateur du forum des peuples autochtones de l’État du Guerrero et membre de la commission politique du pacte « Devenir de los Pueblos Indígenas de México », Dans Lucina Jiménez, El Universal, México, 19 février 2006.
[30] Traduction libre d’un discours de Martha Sánchez membre de la commission politique du pacte « Devenir de los Pueblos Indígenas de México », dans Lucina Jiménez op. cit.
En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations ci-dessous :
Source : La Chronique des Amériques, mars 2006, n°10, Observatoire des Amériques (www.ameriques.uqam.ca), Université du Québec à Montréal (UQAM).