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Le prodisme antipolitique, maladie sénile du girotondisme

Publie le vendredi 20 janvier 2006 par Open-Publishing

de Rina Gagliardi traduit de l’italien par karl&rosa

Dans son histoire, longue désormais de trente ans, "La Repubblica" a privilégié un objectif par rapport à tous les autres : la "modernisation" du système politique italien. Les protagonistes des campagnes soutenues (De Mita contre Craxi, Lama contre Berlinguer, Occhetto et Segni contre la loi électorale proportionnelle et différents autres) changeaient au fur et à mesure mais l’idée restait en substance la même : en finir avec l’anomalie historique de ce pays, qui était donnée par l’existence des partis de masse et spécialement du Parti communiste italien ; dépasser, d’une façon plus ou moins définitive, la nature fortement idéologique de notre culture politique nationale ; marcher vers le bipolarisme de type européen, voire anglo-saxon. Cela reste encore aujourd’hui le "programme fondamental" du quotidien fondé par Eugenio Scalfari : lequel, avec cohérence, depuis des années se range nettement aussi bien contre Berlusconi et la droite qu’en faveur des composantes les plus modérées de la gauche et du centre-gauche.

Dans ce dernier rassemblement [l’Union, dirigée par Prodi, ndt] - voila la nouveauté relative - "La Repubblica" tend aujourd’hui à enfourcher le "prodisme pur" : pas le simple (et escompté) soutien au leader de l’Union, mais unappui quasiment inconditionnel de son leadership dans sa variante, appelons-la ainsi, anti-partis et anti-politique la plus extrême. Tantôt c’était le professeur Parisi qui esquissait l’essence authentique du projet, c’est-à-dire une sortie "radicale" du XX siècle et de ses idéologies, une solution de continuité très nette par rapport à toutes les traditions de la gauche. Tantôt c’était Carlo De Benedetti qui imprimait une connotation plus précise, de classe, à la proposition plus générale du Parti Démocratique : comme quand il en a demandé la "carte numéro un" et en a nommé, sur le champ, les leaders authentiques, Walter Veltroni et Francesco Rutelli. En rendant évident par là sa propre attitude et celle d’une partie de la bourgeoisie "illuminée" vis-à-vis de Romano Prodi ; la phase du Professeur n’est rien d’autre qu’une phase aussi "nécessaire" que contingente et passagère.

Mais, en attendant, c’est encore Prodi le leader sur le terrain : à tel point qu’il essaie de remettre en discussion le choix de la Margherita [composante démocrate-chrétienne de l’Union, ndt] et des Ds [les postcommunistes, composante social-démocrate de l’Union, ndt] de se présenter séparément au Sénat, jusqu’à faire miroiter la possibilité, le 9 avril, de donner vie à sa propre liste. Dans l’Olivier [le rassemblement de centre-gauche des législatives de 2001, ndt] tend donc à se rouvrir la dialectique entre le leader désigné et les forces majeures de sa coalition et, dans un cadre qui n’est pas du tout résolu, "La Repubblica" tend à devenir justement l’organe du "prodisme". L’article dominical d’Ilvo Diamanti avait presque anticipé l’initiative du Professeur.

Poussé par la préoccupation que l’affrontement encore brûlant sur l’Unipol [compagnie d’assurance et banque de la Ligue des Coopératives, ndt] finisse par redonner trop de force aux Démocrates de gauche, le politologue s’était lancé dans une "dénonciation" affligée des partis et de leur rôle encombrant. Il demandait à Prodi de dépasser sa prudence et à la Chaîne [symbole des Ds, ndt] de se dissoudre - ni plus ni moins - en livrant aux archives toute trace, même la plus résiduelle, de son histoire. Ce sont les positions exprimées avec une vigueur presque quotidienne par d’autres commentateurs de "La Repubblica" (Maltese, Berselli et d’autres). D’ailleurs, Eugenio Scalfari n’avait-il pas été justement l’un des protagonistes du référendum de ’93, à tel point qu’il le définissait à la télé comme "une bombe à retardement placée sous les partis" ? Et n’est-il pas vrai que les principaux organes de presse (le "Corriere della Sera" aussi) sont désormais des supporters forcenés du Parti Démocratique, en faisant presque complètement abstraction de ses contenus, de sa possible physionomie, de ses programmes ?

Essayons de comprendre de quoi il s’agit vraiment. De la façon dont il est sollicité, souhaité, préconisé, le Parti Démocratique serait un sujet politique flambant neuf : la véritable clé de voûte pour dépasser tous les retards italiens. Modelé sur son homologue états-unien, décroché de tout lien organique avec les intérêts des travailleurs et avec le conflit social, dépourvu de toute physionomie forte, il aurait la tâche de constituer autour de lui un rassemblement électoral - capable d’entraîner la "moyenne" de l’opinion de gauche, les intellectuels, un peu de "liberal", un peu de bourgeois progressistes, un brin d’écologisme et aussi un peu de mouvementisme, pourvu qu’il s’autocensure dans ses sphères d’intervention et dans sa pratique toujours et de toute façon "compatible" avec l’existant. Il serait, en somme, l’un des deux pôles où partager une politique enfin normalisée : absolument pareils l’un à l’autre sur les grandes discriminantes (la politique internationale et la politique économique), le choix serait réduit aux "humeurs" - entre un front vaguement progressiste et un, plus ou moins, réactionnaire. A tout le reste serait réservé, au plus, un droit de tribune, au sein d’un destin de marginalité.

Mais pourquoi une idée pareille fascine-t-elle, presque avec la même intensité, des intellectuels (presque) "radicaux" et des entrepreneurs ? Des "Girotondini" antiberlusconiens et des bourgeois comme il faut ? Des extrémistes prodiens et des extrémistes "réformistes" ?

Réponse numéro un.

En réalité, dans l’imaginaire idéologique postcommuniste et dans les campagnes de "La Repubblica", le Pd, le Parti Démocratique doit être compris justement comme un raccourci : ce n’est pas un parti, mais la fin des partis. Ce n’est pas une nouvelle force politique, mais le but "nécessaire" de la dissolution des forces actuelles. Ce n’est pas un nouveau début, mais la conclusion souhaitable de la crise des grandes narrations du XX siècle. On écrit Pd mais on doit lire - au moins pour une partie substantielle - comme la fin de la politique classique, celle qui se fonfde sur les grandes catégories de la politique européenne (communisme, socialisme, social-démocratie et même libéralisme). C’est pourquoi on comprend bien la raison pour laquelle il plait à une partie, la moins vulgaire, du capitalisme italien. En même temps il - le Pd - ne peut que plaire à des intellectuels qui sont en même temps en crise et en critique, "libres" et séparés, à savoir dépourvus de rapports directs avec la réalité sociale, mais qui ont besoin de retrouver une fonction et d’exercer une influence. A la fin, les uns et les autres répondent à la crise des partis (qui est là) et à la dégradation de la politique (qui est là) par une recette apparemment simple : l’antipolitique.

Réponse numéro deux.

En tant qu’idéologie antipolitique, le Pd correspond aux mythes les plus répandus aujourd’hui par le système médiatique : l’efficacité, la compétence, le mérite, compris comme des valeurs "en soi", quelque part neutres et de toute façon toujours bénéfiques. Si la politique est représentée comme le règne des bavardages, de la rhétorique inepte, de la "fainéantise" (comme l’a dit Berlusconi dans le face-à-face avec Bertinotti) et si par conséquent les politiques de métier sont identifiés avec des bureaucraties aussi coûteuses que voraces, le Technicien - à savoir le Non Politique de métier - est exalté en tant que tel, en tant que détenteur en soi et pour soi d’un pouvoir salvateur.

A droite, Berlusconi a fait de cette recette - la fierté de l’entrepreneur et de l’entreprise - une clé de son succès et en son temps aussi de son consensus populaire. A gauche, on exalte de Romano Prodi, dans cette optique, le rôle du Professeur, du Technicien, d’ "expert" (ce qui est aussi objectivement fondé). Et pourtant, dans la phase toute récente, s’il y a un échec proclamé, visible par tous, n’est-ce pas celui des Grands Techniciens (Fazio), des managers ex malins, des entrepreneurs, des ramasseurs purs de richesse ? Mais la rhétorique de la "société civile" - vague et indifférenciée, interclassiste, dépourvue de sujets et d’intérêts sociaux définis - reste forte. Une icône quasiment irrésistible.

Réponse numéro trois

Les fans du prodisme et du Parti Démocratique, même ceux qui y croient vraiment, sous-estiment radicalement le rapport entre qualité de la démocratie - de la démocratie libérale et représentative aussi - et présence des partis. Que cela ne semble pas un paradoxe polémique : mais il est même curieux de remarquer le peu d’intérêt des "démocrates en devenir" pour la démocratie, combien ce thème apparait peu (presque pas) dans leur réflexions. Comme si l’ancienne formation actionniste - celle sortie du réflexe hyper jacobin et paternaliste qui constitue une si grande partie de la culture politique de "La Repubblica" et de son fondateur - se projetait "naturellement" sur des intellectuels, des opinion maker, des analystes. Comme si l’obsession de la sortie des grandes narrations du XX siècle représentait, aujourd’hui encore, la véritable priorité.

Mais c’est aussi grâce à ces narrations que, pour la première fois dans l’histoire moderne, s’est brisée - ou fêlée - la domination des oligarchies : les classes subalternes se sont donné des instruments de participation, de réflexion et d’intervention, elles ont découvert le militantisme à la première personne, en un mot, elles ont inventé les partis de masse. La politique de transformation révolutionnaire mais aussi, en même temps, une innervation nouvelle et déterminante de la démocratie libérale elle-même. La politique, en somme, qui n’est plus une technique réservée à une élite de spécialistes, destinés à administrer au mieux les intérêts des classes dominantes, mais comme réconciliation entre le citoyen abstrait et la personne en chair et en os - avec son être social, ses besoins, ses souffrances, ses joies. Il est vrai que cette épopée extraordinaire connaît depuis longtemps une crise profonde - pour plusieurs raisons que nous ne pouvons pas analyser ici. Il est vrai que la plus grande tentative révolutionnaire du XX siècle s’est soldée par un désastre - pas seulement dans ce qui a été l’Union soviétique. Et il est vrai que, par conséquent, non seulement le mouvement communiste mais la gauche, en tant que telle, dans toutes ses variantes, ne semble plus capable de promettre l’avenir. Mais la réponse peut-elle être celle, au fond très banale, du nœud gordien ? Si les partis sont en crise, s’ils déçoivent, et gravement, s’il sont - parfois - une véritable cochonnerie, peut-on vraiment penser qu’il soit bon de les éliminer ? Les couper comme s’ils étaient des excroissances fastidieuses et encombrantes ? Les éradiquer par la force ? Et sans payer des prix très salés du point de vue de l’état de santé de la démocratie ?

Conclusion (provisoire). Donc, de Diamanti à Panebianco [journaliste du Corriere della Sera, ndt], la demande est univoque - et il est logique que la cible privilégiée de la campagne pour le Parti Démocratique soient les Ds. Bien que ses groupes dirigeants aient fait (presque) tout ce qu’on leur a demandé - depuis la Bolognina [le congrès qui a décidé la dissolution du Pci, ndt] - il ne sont ni satisfaits ni apaisés : parce que les Ds, malgré tout, sont un parti, viennent de la gauche, en portent des traces profondes et répondent en tout cas à un peuple. Ses dirigeants (et ses militants) viennent, pour la plupart, du Pci - un autre pêché, une "diversité", une histoire, qu’on ne peut expier que par une bonne euthanasie. Finalement, peut être que les sirènes de "La Repubblica" ensorcellent la Chaîne : chacun décide librement de son propre destin. Mais il y a une devise classique de la politique classique qui pourrait être utile aussi dans cette circonstance : "primum vivere"...

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