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Le rêve américain contre l’Europe commerciale

Publie le dimanche 22 mai 2005 par Open-Publishing
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de Philippe Corcuff maître de conférences de science politique à l’Institut d’études politiques de Lyon.

Dans le cadre du débat autour du traité constitutionnel européen, les partisans du oui ne sont pas apparus les moins manichéens, même s’ils ne sont pas les seuls. Ils ont ainsi bâti, dès le départ, une cartographie assez flatteuse pour eux des positions en présence : il y aurait d’un côté la "Raison" et, de l’autre, des "passions" , des "pulsions" , le "refus" , l’"enfermement" , la "régression" , le "mécontentement" , voire l’horrible spectre du "populisme" . Il n’est jamais de bon augure pour l’humble exercice de la raison de nommer tapageusement "Raison" la complaisance à l’égard de ses propres évidences. L’idéal du débat critique supposerait plutôt qu’on en profite pour secouer les évidences des différentes parties en présence. Ce n’est pas encore pour cette fois.

Dans le manichéisme ambiant du oui, on peut même enregistrer des effluves américanophobes. L’antiaméricanisme serait-il devenu l’européisme des imbéciles ? Des éditorialistes géopolitisent ainsi doctement dans les médias pour prendre la défense d’une "Europe puissance" face à l’Amérique de Bush. Le traité constitutionnel européen serait le point de départ de la nouvelle "civilisation européenne" , alternative au "modèle américain" . Bref, votez Europe contre les Américains ! Il faut dire que les platitudes sur "les rapports de force internationaux" sont devenues une sorte de vernis obligé, acquis dans la perspective des grands oraux de Sciences Po et de l’ENA, pour nombre de professionnels de la politique, de technocrates et de journalistes.

Le cœur culturel de cette "civilisation" serait-il le principe de la "concurrence libre et non faussée" (article I-3.2) ? Les outils de cette oeuvre grandiose se réduiraient-ils à des "prix stables, à [des] finances publiques et [des] conditions monétaires saines et à [une] balance des paiements stable" (article III-177), c’est-à-dire les politiques néolibérales qui déstabilisent l’Etat social et les services publics depuis une vingtaine d’années. Malgré l’enthousiasme qui saisit Nicolas Sarkozy, François Hollande ou Daniel Cohn-Bendit devant une telle avancée civilisationnelle, on peut préférer, en "mauvais européen" et en américanophile, le rêve américain, un certain rêve américain.

Pas l’impérialisme américain, pas l’arrogance des élites américaines, pas la culture aseptisée vendue dans le monde entier ! Le rêve américain tel qu’il apparaît dans le cinoche qui a nourri nos imaginaires. James Stewart seul contre la corruption généralisée de la politique et des médias dans M. Smith au Sénat (Mr Smith goes to Washington, 1939), de Frank Capra. Le couple John Wayne-Claire Trevor, le hors-la-loi et la prostituée, ne pliant pas devant les préjugés sociaux dans La Chevauchée fantastique (Stagecoach, 1939), de John Ford, écho américain du Boule de suif de Maupassant. Marlon Brando, shérif défendant son intégrité face au pouvoir de l’argent et aux lâchetés conformistes de la majorité de la population de sa ville, dans La Poursuite impitoyable (The Chase, 1965), d’Arthur Penn. Spike Lee faisant entendre la voix afro-américaine dans Do the Right Thing (1989), non pas contre le rêve américain, mais pour y faire entrer ceux qui en sont pratiquement exclus. Le combat pour la vérité mené par Al Pacino sur les institutions américaines, avec un subtil dedans/dehors, dans Révélations (The Insider, 1999), de Michael Mann. Le rêve américain, c’est un idéal de dignité individuelle et d’égalité. C’est celui que transmet, par la mort même, en sobre geste d’amour, Clint Eastwood à Hilary Swank dans Million Dollar Baby (2004).

Bien sûr, il y a eu l’esclavage, le racisme, la puissance du business, les guerres impériales, etc. Mais le rêve américain se présente comme un défi à l’ordre établi. Il renvoie à un paradoxal individualisme communautaire dont la philosophe Sandra Laugier a retrouvé les traces chez Ralph Waldo Emerson (1803-1882), penseur de la "confiance en soi" (la self-reliance), et chez Henry Thoreau (1817-1862), théoricien de la "désobéissance civile" . Ce rêve américain ne se repose pas éternellement sur telle ou telle habitude sociale. La possibilité de la collectivité, nous dit Laugier, y est "toujours objet d’enquête et d’interrogation" contre les conformismes. La voix individuelle doit chercher sa place dans la voix collective, jusqu’à pouvoir s’en retirer (la désobéissance civile), au nom même de ses principes.

Certes, cette tradition a sa face conservatrice, qui s’incarne dans le caractère double d’un John Wayne ou d’un Clint Eastwood. L’insistance sur la responsabilité individuelle peut ainsi conduire à dévaloriser l’Etat social. C’est pourquoi la civilisation européenne ne peut être le simple décalque d’un tel rêve américain. Mais au moins peut-on attendre qu’elle soit au niveau de ce rêve américain. Le traité d’une Europe commerciale qu’on nous propose ne se préoccupe guère de l’invention d’un imaginaire européen. Tout au plus est-on capable de mettre quelques artistes et quelques paillettes sur scène pour battre le rappel du oui. Une simple caricature de la politique-spectacle américaine, sans prendre au sérieux ce que l’Amérique peut nous apprendre sur un rêve européen à venir.

Nous nous trouvons alors dans une situation similaire à celle du personnage joué par Henry Fonda à la fin de l’adaptation fordienne des Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, 1940) de John Steinbeck. Tom Joad dit à sa mère : "Puisque je suis un hors-la-loi de toute façon, p’t’être que j’peux faire quelque chose, p’t’être que j’pourrais trouver une réponse. En furetant partout, p’t’être que j’trouverais c’qui n’va pas. Et puis voir s’il y a quelque chose à faire pour ça. J’ai pas tiré ça au clair, M’man, j’peux pas, j’sais pas assez..." Dire non, pour ouvrir l’interrogation, la possibilité d’autres chemins, sans certitudes, en Européens dignes du rêve américain.

http://www.lemonde.fr/web/article/0...

Messages

  • De New York, Salut !

    Ce que dit le camarade me semble à moitié vrai, et c’est déjà pas mal. Les poncifs des ENArquistes français, bêtement calqués sur une Amérique de fantasme sont ridicules parce que leur application (et donc leur succès) n’ont rien à avoir avec la culture européenne.

    Mais pour autant, il ne faut pas s’imaginer que les tendances anti-autoritaires des Yankees leur viennent du ciel bleu. Je vous rappelle que nous aussi, nous avons lutté, et nous continuons de lutter pour nos droits, contenus dans les dix premiers amendements à notre constitution. Ores, ce ne sont pas des droits donnés au gouvernement (comme dans certaines constitutions), mais des droits reservés aux citoyens pour les protéger de leur gouvernement : droit de pratiquer sa religion, de s’assembler, de parole, de la presse, droit de ne pas être envahi, ni chez soi, ni dans son corps, ni dans ses effets et correspondances personnelles, droit à un jury ; et peut-être le plus important de tous : droit à garder les droits que le gouvernement ne s’est pas octroyé dans la constitution.

    C’est une autre facon de voir les choses, je crois...

    Amitiés,

    Junius