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Le sexisme à fleur de mots

Publie le jeudi 24 juillet 2003 par Open-Publishing

Par AGNES CALLAMARD (Coordinatrice des politiques des recherches au
secrétariat international d’Amnesty International, Londres)

Aussi importante que la parité en politique, la " parité linguistique " doit
également être un objectif. La langue accompagnant et marquant les
évolutions sociales, on ne peut continuer à prétendre que le masculin, genre
supposé neutre, rend aussi bien compte des femmes que des hommes. CAR SEUL
CE QUI EST NOMME EXISTE...

Qu’y a-t-il dans un mot (1) ? Une histoire, une découverte, une
transformation, mais aussi une identité, un combat, une victoire ou une
défaite, Un mot peut exprimer la verve d’une personne politique, la
créativité d’un artiste, le cri d’alarme d’un activiste. Il y a des mots qui
incitent à la violence, d’autres à la paix. Il y a des mots qui expriment le
pouvoir d’exclure, et d’autres la volonté d’inclure. Qu’y a-t-il dans
l’expression " droits de l’homme " ? La Révolution de 1789, de longues
transformations et tant de luttes, en France et dans le reste du monde, afin
que tous les êtres humains puissent se voir reconnaître leurs droits civils,
politiques, économiques, sociaux et culturels. Mais cette formule reflète
aussi d’autres histoires : celle, d’abord, des révolutionnaires de 1789 qui
refusèrent d’accorder aux femmes les droits qu’ils conféraient aux hommes ;
celle, ensuite, de pratiques et de convictions discriminatoires à l’égard
des femmes, véhiculées par l’intermédiaire de la " noblesse " du masculin
jusqu’à nos jours. Dans la formalisation du mot " homme " en tant que
catégorie universelle, il y a aussi la négation des changements politiques,
sociaux et culturels des sociétés du XXe siècle et des engagements pris par
les gouvernements et les Nations unies à l’égard du principe d’égalité entre
les hommes et les femmes.

Adoptée le 26 août 1789, après de longs et âpres débats entre députés à
l’Assemblée nationale, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
établit un certain nombre de droits et de principes qui, ultérieurement, ont
servi de fondement à la Déclaration universelle des droits de l’homme. A
l’époque où elle a été rédigée, la déclaration ne s’appliquait qu’aux
hommes, et le mot " homme " ne recouvrait qu’un seul genre (2). Le choix de
ce terme n’était pas " neutre " et ne se voulait pas, non plus, de portée "
universelle ". Car l’égalité entre les hommes et les femmes avait fait
l’objet d’une discussion à l’Assemblée nationale, mais la majorité des
députés avait rejeté ce principe : la femme n’étant pas douée de raison, on
ne saurait accorder de droits à une minorité de femmes exceptionnelles. Et
pourtant, les femmes ont activement participé à la Révolution française :
elles se sont associées, notamment, à la prise de la Bastille du 14 juillet
1789, elles ont défilé dans les rues de Paris pour exiger du pain, formé une
Société des femmes révolutionnaires et d’autres clubs de femmes, adhéré à
des clubs révolutionnaires, pris la parole dans des lieux publics ainsi que
dans des cercles politiques.

En 1791, Olympe de Gouges rédigeait la Déclaration des droits de la femme et
de la citoyenne, une Déclaration des droits de l’homme révisée pour
s’appliquer aux femmes. Dans ce texte, elle mettait en cause les prémisses
dont découlaient les principes et les droits de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen. " La femme naît libre et demeure égale à l’homme en
droits ", écrivait-elle, avançant par ailleurs que " l’exercice des droits
naturels de la femme n’a de borne que la tyrannie perpétuelle que l’homme
lui oppose,. ces bornes doivent être réformées par les lois de la nature et
de la raison ".

Malgré leur participation, souvent en première ligne, les Françaises n’ont
pas été officiellement et légalement reconnues comme citoyennes. Olympe de
Gouges fut fustigée et traitée d’hystérique, d’irrationnelle et de
déraisonnable. Elle fut guillotinée le 3 novembre 1793. Un mois auparavant,
les jacobins avaient décrété que tous les clubs et toutes les associations
de femmes étaient dorénavant illégaux, et un représentant du Comité de salut
public déclarait que les femmes n’étaient pas faites pour avoir des pensées
élevées. Deux semaines plus tard, les femmes se voyaient interdire l’accès
aux séances de la Commune de Paris. Lors du discours qui allait convaincre
la Commune de Paris de voter à l’unanimité l’exclusion des femmes, un
orateur révolutionnaire déclara qu’il était contraire à toutes les lois de
la nature qu’une femme veuille devenir un homme...

Dans le code Napoléon de 1804, qui consolidait nombre d’acquis
révolutionnaires pour les hommes, les femmes ont été frappées d’incapacité
légale. La Révolution de 1848 a vu ce phénomène se répéter lorsque le
gouvernement révolutionnaire provisoire repoussa l’octroi du droit de vote
aux femmes. Au début du mois de juin, la police ferme le Club des femmes. En
juillet, la IIe République décrète que les femmes ne peuvent ni appartenir à
des clubs ni leur prêter assistance. La défaite des gouvernements
républicains ne fait que renforcer cette exclusion.

Après 1851, la loi interdit aux femmes de prendre part à des activités
politiques ou d’assister à des réunions abordant des questions politiques.
Les Françaises devront attendre presque un siècle -l’année 1944- pour
obtenir le droit de vote et celui d’être éligibles à des fonctions
politiques.

Il est évident que l’expression " droits de l’homme " ne se rapportait pas
aux femmes de 1789. Se pose alors la question de savoir si, dans son usage
actuel, on peut dire de ce terme qu’il se rapporte à des hommes et à des
femmes perçus comme des êtres humains égaux. Dans le langage courant, le
terme " homme " est censé recouvrir tous les individus de l’espèce humaine.
Toutefois, sa signification est parfois ambiguë. Ainsi, selon le Conseil de
l’Europe, " l’utilisation du genre masculin pour désigner les personnes des
deux sexes est génératrice, dans le contexte de la société actuelle, d’une
incertitude quant aux personnes, hommes ou femmes, concernées (3) ".
L’une des raisons de cette ambiguïté est que l’utilisation exclusive du mot
" homme " pour désigner hommes et femmes établit une hiérarchie entre les
deux sexes. Cette hiérarchie remonte au XVIIe siècle, lorsqu’en 1647 le
célèbre grammairien Vaugelas déclare que " la forme masculine a
prépondérance sur le féminin, parce que plus noble (4) ". Dorénavant, il
faudra écrire : " Les légumes et les fleurs sont frais " et faire en sorte
que l’adjectif s’accorde au masculin, contrairement à l’usage de l’époque
qui l’aurait accordé au féminin. En effet, au Moyen Age, on pouvait écrire
correctement, comme Racine au XVlIe siècle : " Ces trois jours et ces trois
nuits entières " - l’adjectif " entières " renvoyant alors à " nuits "
autant qu’à " jours ".

Au Moyen Age encore, on ne se contentait pas de la forme masculine : pour
s’adresser aux femmes et aux hommes dans les discours criés sur la place
publique, on disait " iceux et icelles " (pour " ceux et celles " ) ainsi
que " tuit et toutes " (pour " tous et toutes " ). On pouvait aussi dire "
mairesse " au XIIIe siècle, " commandante en chef " et " inventeure " au XVe
, " inventrice " et " lieutenante " au XVIe , " chirurgienne " en 1759, etc.
Le choix du masculin, prôné par Vaugelas, n’était pas un choix " neutre " et
il n’était pas proclamé comme tel. Cette règle hiérarchique semble toujours
subsister en France ainsi que dans d’autres pays francophones. Ainsi, en
1984, l’Académie française pouvait écrire, sans se rendre compte,
apparemment, de l’ironie de son argument : " Quand on a maladroitement forgé
des noms de métier au féminin, parce qu’on s’imaginait qu’ils manquaient,
leur faible rendement les a très vite empreints d’une nuance dépréciative :
cheffesse, doctoresse, poétesse, etc. On peut s’attendre à ce que d’autres
créations non moins artificielles subissent le même sort, et que le résultat
aille directement à l’encontre du but visé (5). "
Comme le faisait remarquer Benoîte Groult (6), cette nuance " dépréciative "
ne caractérise pas toutes les professions, mais plutôt celles auxquelles on
associe un certain prestige. Les récentes prises de position virulentes sur
l’emploi de " Madame la " ministre ne font qu’en témoigner. Pourtant, en
plus de ses fondements hiérarchiques, l’usage de " Madame le " n’est
conforme à aucune tradition du français pour marquer le genre des noms, une
situation que dénonçait déjà le linguiste Ferdinand Brunot en 1922 lorsqu’il
s’exclamait : " L’affreux "Madame le" qui gâte tant de nos textes... " Quant
à l’éminent grammairien Albert Dauzat, il n’hésitait pas à écrire en 1971 :
" La femme qui préfère pour le nom de sa profession le masculin au féminin
accuse par là même un complexe d’infériorité qui contredit ses
revendications légitimes. Dire Madame le Docteur, c’est proclamer la
supériorité du mâle, dont le genre masculin est l’expression grammaticale
(7). "

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, nombreux sont les gouvernements
qui ont préconisé un emploi non sexiste de la langue, même si, dans beaucoup
de pays, notamment la France, ce ne fut que partiellement réalisé. Cette
féminisation a pour but d’adapter la langue aux réalités sociales et
culturelles, mais elle s’inscrit aussi dans un cadre politique : celui de la
reconnaissance de l’égalité des hommes et des femmes, et plus récemment, en
France, de la nécessaire parité homme-femme.
Parmi les initiatives, on peut relever celles du Canada, à l’avant-garde de
cette évolution dès 1978, mais aussi celles de la Suisse qui, en 1989,
féminise l’ensemble de sa terminologie des métiers et professions et publie,
en 1991, un guide de rédaction non discriminatoire qui préconise l’emploi de
l’expression " droits humains ".
En France, lorsque les dirigeant( e )s politiques ont voulu intégrer les
femmes dans la sphère politique, c’est souvent l’emploi de l’expression "
hommes et femmes " qui a prédominé (8).
Les professions se sont elles aussi féminisées, bien que difficilement et de
façon incomplète. Ainsi, la circulaire du 11 mars 1986 établit des règles de
formation du féminin pour les professions ou titres qui, jusqu’alors,
s’écrivaient exclusivement sous leur forme masculine. Plus récemment, en
1997, lors d’un débat de la commission des lois du Sénat relatif à un projet
de réforme de la cour d’assises, les sénateurs votèrent l’adoption d’un
amendement qui substitue " une personne " à " un homme " au bas de la
prestation de serment des jurés d’assises. Les organisations
intergouvernementales et non gouvernementales ont aussi pris des
dispositions visant à promouvoir un langage non sexiste. La Conférence
générale de l’Unesco a, par exemple, adopté, en 1991 et en 1993, des lignes
directrices qui réclament l’emploi de formulations visant clairement les
deux sexes et de l’expression " droits de la personne " le plus souvent
possible.

Lors de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme organisée à Vienne
en juin 1993 sous l’égide des Nations unies, le Forum des organisations non
gouvernementales - qui regroupe plus de mille organisations - a adopté une
recommandation appelant à supprimer toute partialité à l’égard de l’un ou
l’autre sexe et à remplacer " droits de l’ homme " par " droits humains " ou
par " droits de la personne humaine ".
La plupart des gens pensent que la pureté de la langue est fixée une fois
pour toutes dans les dictionnaires et les grammaires. Or la langue n’est pas
statique : elle évolue constamment pour refléter les nouvelles réalités, les
changements sociaux et politiques. Ainsi la lettre W n’a-t-elle été
incorporée officiellement à l’alphabet français en tant que lettre
indépendante qu’en... 1964.
La langue est à la fois le reflet et le moteur de toutes les sociétés.
Chaque année, les dictionnaires Petit Robert et Larousse ajoutent de
nouveaux mots qui reflètent une évolution sociale, technique, médicale, ou
des changements dans les moeurs.

Le gouvernement français a mis en place depuis plusieurs décennies des
commissions de terminologie dont le but est d’adapter le langage moderne aux
nouvelles réalités scientifiques, médicales, commerciales, et qui ont
accrédité des mots aujourd’hui aussi usuels qu’" informatique ", "
ordinateur ", " stimulateur cardiaque ", etc.

La création terminologique ne vise pas seulement à remplacer les mots tombés
en désuétude, mais aussi à refléter des changements ayant trait à la
représentation de soi et à l’identité sociale ou raciale. Ainsi, aux
Etats-Unis, le terme " Africain-Américain ", maintenant d’usage courant, est
d’origine récente et vise à reconnaître une origine continentale plutôt que
raciale. Lorsque des Américain(e)s décident de se représenter et d’être
identifiés par le mot " Africain(e)Américain(e) ", ils et elles font état de
leur histoire, de leurs luttes et de leurs aspirations.

Une forme symbolique des relations du pouvoir

Les mots construisent et reflètent la culture et le vécu de toutes les
sociétés. Ainsi, si l’on compare la Déclaration universelle des droits de
l’homme de 1948 à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de
1789, on relève que, dans cette dernière, seul le mot " homme " est utilisé,
alors que, dans la première, le terme général de " personne " est
majoritairement employé, ce qui indique que ses rédacteurs ont eu à coeur de
marquer la non discrimination sexuelle en recourant le plus souvent à des
termes autres que " hommes ".

Le mélange des terminologies qui a caractérisé cet effort n’a pas échappé au
professeur de droit Yves Madot lorsqu’il remarque : " La double formulation
du titre de la Déclaration et de l’expression employée dans l’article
premier est révélatrice d’un embarras terminologique qui serait aisément
levé avec la notion de droits de la personne humaine (9). " Le langage joue
un rôle fondamental dans la formation de l’identité sociale des individus.
L’interaction qui existe entre le langage et les attitudes sociales a fait
l’objet de nombreuses recherches et n’est plus à démontrer. C’est ce qu’ont
développé le philosophe français Michel Foucault, qui a mis l’accent sur les
relations entre pouvoir et discours (10), et Pierre Bourdieu qui, dans son
ouvrage " Ce que parler veut dire " (11), décrit l’existence d’un capital
linguistique dont il extrait le concept de " pouvoir symbolique "
intériorisé et accepté : le langage est la représentation ou forme symbolique
des relations de pouvoir et confère à ces dernières leur légitimité.
Le conseil des ministres de l’Union européenne du 21 février 1990 est en
harmonie avec l’évolution sociale de cette fin du XXe siècle lorsqu’il se
dit convaincu que le sexisme dont est empreint le langage en usage dans la
plupart des Etats membres du Conseil de l’Europe - qui fait prévaloir le
masculin sur le féminin - constitue une entrave à l’égalité entre les femmes
et les hommes.

Pour sa part, Amnesty International a pris la décision, en décembre 1997,
d’adopter un discours des droits qui s’accorde avec son mandat, ses
objectifs et sa vision.
Trois expressions ont été identifiées qui remplaceront dorénavant
l’expression " droits de l’homme ", excepté dans les documents historiques.
Il s’agit de : " droits de la personne humaine ", "droits humains", et
"droits de l’être humain ". Préconiser un changement de terme ne revient pas
à éliminer de la mémoire collective un événement tel que la Révolution
française de 1789, pas plus qu’il ne revient à en récuser les apports et les
conséquences pour l’humanité. Il s’agit, beaucoup plus simplement, de
reconnaître que les" droits de l’homme " ont évolué depuis 1789, et en
particulier que l’égalité entre hommes et femmes fait partie intégrante de
cette évolution. Le langage des droits de la personne humaine ne peut se
permettre de promouvoir un seul genre (et sexe) en tant que catégorie
universelle ni de véhiculer des préjugés : les femmes, tout comme les hommes,
ont des droits. Cette reconnaissance passe par l’utilisation d’une
expression qui reconnaisse leur existence.

(1) Cet article résume un document d’Amnesty International, " Qu’y a-t-il
dans un mot ? ", publié à l’occasion de la Journée internationale des femmes
du 8 mars 1998 et du cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle
des droits de l’homme.
(2) Voir, par exemple, Bonnie Anderson et Judith P. Zinsser, A History of
Their Own, Harpers Amp Row, New York, 1988 ; Jan Bauer, Seul le silence te
protégera : les femmes, la liberté d’expression et le langage des droits de
l’homme, Centre international des droits de la personne et du développement
démocratique, Montréal, 1996. Voir aussi les nombreuses publications de
l’association SOS-Sexisme.
(3) Recommandation n° R. 90 du Comité des ministres du 21 février 1990 aux
Etats membres sur l’élimination du sexisme dans la langue.
(4) Une évolution semblable a caractérisé la langue anglaise. En 1746, le
grammairien anglais John Kirkby énonçait ses " 88 règles de grammaire " La
vingt-et unième affirmait que le genre masculin était plus généraI que le
genre féminin. Kirkby faisait ici de l’homme une catégorie universelle.
(5) Déclaration faite par l’Académie française en séance du 14 juin 1984, en
réponse à l’existence d’une commission de terminologie " chargée d’étudier
la féminisation des titres et des fonctions et, de manière générale, le
vocabulaire concernant les activités des femmes ". L’adaptation des noms de
profession aux réalités sociales et culturelles se produit, bien que
lentement.
(6) Benoîte Groult, " Cachez ce féminin ", Le Monde, 11 juin 1991.
(7) Ibid.
(8) Par exemple, l’établissement du suffrage (vraiment) universel en 1944
par le général de Gaulle stipule que " l’Assemblée nationale constituante
sera élue par tous les Français et toutes les Françaises majeurs ".
(9) Yves Madot, Droits de l’homme, Masson, Paris, 1991.
(10) Michel Foucault, La Volonté de pouvoir, Gallimard, Paris, 1976, et
L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1987.
(11) Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, Paris, 1982.

Scanné dans Manière de voir n° 44 intitulé "Femmes, le mauvais genre ?"