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Le sous-commandant Marcos dénonce les crimes de la classe politique mexicaine
Publie le samedi 15 juillet 2006 par Open-PublishingDans une entrevue accordée à "Alternatives" avant l’élection
présidentielle controversée de ce 2 juillet, le porte-parole de l’Armée
zapatiste de libération nationale (EZLN), le sous-commandant Marcos,
analyse l’opération de terreur contre les habitants d’Atenco et dresse les
perspectives de l’Autre campagne.
par Claude Rioux
Le sous-commandant Marcos (maintenant rebaptisé "délégué Zéro"), pour
donner le coup d’envoi de l’Autre campagne annoncée par la Sixième
Déclaration de la Selva Lacandona (la Sexta), a entrepris début janvier
une tournée qui devait le mener dans tous les États du Mexique. Dans la
Sexta, les zapatistes annonçaient : "Nous allons aller écouter et parler
directement, sans intermédiaires ni médiations, avec les gens simples et
humbles du peuple mexicain et, en fonction de ce que nous entendrons et
apprendrons, nous élaborerons, avec ces gens qui sont, comme nous, humbles
et simples, un programme national de lutte. Mais un programme qui soit
clairement de gauche, autrement dit anticapitaliste et antinéolibéral,
autrement dit pour la justice, la démocratie et la liberté pour le peuple
mexicain."
Le 4 mai, suite aux événements d’Atenco (voir encadré ci-dessous), Marcos
a abruptement mis sa tournée entre parenthèses, décidant de demeurer dans
la capitale mexicaine "jusqu’à la libération de tous les prisonniers
d’Atenco" - désormais au nombre de 28. Changement de décor donc, car ce
n’est pas dans la forêt que nous avons rencontré le porte-parole
zapatiste, mais dans un local de classe plutôt ordinaire d’une université
de Mexico - seuls le passe-montagne et la pipe devant nous rappeler que
nous avions bel et bien affaire à la légende vivante.
L’attaque d’Atenco
D’entrée de jeu, le sous-commandant Marcos affirme que "les médias et la
classe politique ont commis des crimes contre la population d’Atenco et
[qu’]ils sont sur le point d’en commettre un autre [...] Le premier crime
est la stupidité et la trahison [des autorités locales qui décident]
d’abandonner la voie du dialogue et prennent la voie de la violence. [Un
deuxième crime est consommé lorsque] les médias délaissent leur travail
d’information et se convertissent en avocats de la violence". Marcos
rappelle que les médias, lors des événements des 3 et 4 mai, passent en
boucle les scènes où les habitants d’Atenco résistent à l’action des
policiers, mais omettent de diffuser celles où les policiers torturent
littéralement les habitants. Selon lui, ces médias appellent alors "à un
châtiment exemplaire, à ce que la force du pouvoir se venge du peuple.
[...] L’attaque avec des milliers d’éléments de la police constitue un
autre crime. Une attaque illégale. À aucun moment il n’y a de dénonciation
pénale ni de mandat d’arrestation. Lorsqu’on donne aux policiers l’ordre
d’attaquer dans ces conditions, il y a des choses qu’on leur ’permet’. Ils
peuvent mettre à sac, et c’est pour cela qu’ils apportent des sacs et des
condoms, pour transporter ce qu’ils vont voler, pour violer les femmes. Le
saccage et le butin de guerre sont la norme de la police mexicaine."
D’après Marcos, ce qui rend cet événement exceptionnel est que cette
fois-ci cela s’est su. Ce qui a provoqué un revirement de l’opinion
publique qui s’est rendu compte que les gens d’Atenco, contrairement à ce
qu’affirmaient les médias, insiste Marcos, sont les véritables victimes.
C’est là, d’après lui, que la classe politique commet un autre crime : "La
classe politique réagit en fonction d’un calcul politique, électoral et
médiatique. Il n’y a aucune considération éthique ou légale. Le silence
des uns est aussi assourdissant que les vociférations des autres. Ensuite,
la classe politique regarde ailleurs et les médias font de même. Les
politiciens demandent que l’on ’tourne la page’. C’est ainsi que l’on
arrive à un crime qui est sur le point d’être perpétré : l’oubli. Comme
elle ne peut ni applaudir ni condamner, la classe politique essaie de
gagner du temps, en espérant le ’Mundial’ et les élections. Avec l’oubli,
ceux qui perdent, perdent deux fois. Notre devoir en tant qu’Armée
zapatiste de libération nationale [EZLN, sigle en espagnol] est de
continuer le combat pour éviter le dernier crime ; c’est le devoir de
toutes les personnes honnêtes dans le monde."
L’Autre campagne et les élections
Pour Marcos, les événements d’Atenco, survenus à peine deux mois avant les
élections présidentielles du 2 juillet, est emblématique de la classe
politique mexicaine : "La plus bête du monde, qui ne se penche vers ceux
d’en bas que pour frapper, violer, tuer, juger et condamner. Le mépris que
nous leur inspirons n’a pas de limite. Aujourd’hui nous apprenons que le
châtiment des policiers qui ont frappé et violé en suivant les ordres de
leurs supérieurs sera de rencontrer un psychologue qui leur demandera
pourquoi ils ont tué un chien. Pour les policiers violeurs, des
psychologues. Pour les femmes violées, la prison. C’est ça la justice et
la liberté avec lesquelles notre pays va célébrer les élections du 2
juillet."
Ces élections voient s’affronter trois candidats principaux dont le
gagnant, dans la plus pure tradition autoritaire mexicaine, se verra
octroyer la "présidence impériale" - le Mexique étant réputé pour son
présidentialisme exacerbé et tout-puissant. Le candidat du Parti
révolutionnaire institutionnel (PRI, centre droite) est donné perdant :
l’ex-"narco-gouverneur" de l’État de Tabasco a trop de squelettes dans son
placard et le PRI est en déliquescence depuis son éviction du pouvoir
après 70 ans de règne. Le candidat du Parti d’action nationale (PAN,
droite cléricale et conservatrice actuellement au pouvoir) est Felipe
Calderón, un "nain admirateur de Hitler" selon Marcos, rattaché au Yunque,
une société secrète d’extrême droite très influente dans son entourage.
Calderón est évidemment le candidat des médias et des puissants, qui l’ont
bombardé "favori", ce que les "sondages" n’ont pas manqué de
"confirmer"...
Beaucoup d’espoirs sont mis dans la candidature d’Andrés Manuel López
Obrador, du Parti de la révolution démocratique (PRD, centre gauche).
Provenant de la gauche - il a dirigé des occupations ouvrières de puits de
pétrole dans les années 1990 - mais ayant peu à peu adopté des politiques
économiques et sociales conservatrices alors qu’il occupait la mairie de
Mexico, l’homme est difficile à cerner : il a milité contre la corruption
pendant que son parti faisait la manchette pour ses méthodes frauduleuses
; il a mis en place des programmes sociaux avantageux pour les pauvres
tout en investissant massivement dans le transport automobile - ce qui,
rappelle Marcos, dans une ville comme Mexico où une infime minorité
possède une voiture personnelle, "revient à prendre pour les lions contre
les antilopes". Enfin, les mesures draconiennes qu’il a adoptées pour
combattre "l’insécurité", sous les auspices de son conseiller Rudolf
Giuliani (ex-maire de New York), ont laissé un souvenir amer aux
organisations urbaines radicales.
Cependant, l’espace politique n’est pas très grand pour les zapatistes,
coincés entre une droite extrême dont la victoire entraînerait un
durcissement réel du régime et une gauche modérée ayant le vent dans les
voiles. Plusieurs intellectuels et militants "historiques", autrefois
proches des zapatistes, ont récemment pris leurs distances, de même que de
nombreuses organisations sociales et syndicales. "Tout est contre nous,
dit Marcos : les médias, la classe politique, l’armée, la police,
l’incompréhension des gens. C’est assez pour ne rien faire ! [Rires] Tout
ce que nous avons, c’est une idée claire de ce qu’est notre devoir et ce
que nous sommes : anticapitalistes et de gauche."
Pour Marcos, la solution de remplacement "n’est pas de voter pour l’un ou
l’autre ou de ne pas voter du tout ; l’alternative est s’organiser ou non
en bas, à gauche. [...] On peut être à gauche ’culturellement’, contre le
chauvinisme, la misogynie, l’homophobie. Mais la gauche politique doit se
définir devant le système et être anticapitaliste. Elle doit se définir,
en fait, en montrant du doigt un système, non pas seulement une
administration".
Faire de la politique (même "autrement") dans le monstre urbain qu’est
Mexico n’est cependant pas perçu comme étant aussi glamour que de diriger
une guérilla dans les montagnes et d’émettre des communiqués depuis la
Selva Lacandona. Et le "mythe" Marcos, celui du guérillero au-dessus de la
mêlée, pourrait se défraîchir au contact de l’extrême gauche de la
capitale, réputée pour son sectarisme et ses jeux de coulisses... Depuis
deux mois, rencontrer Marcos dans les houleuses assemblées de l’Université
nationale autonome de Mexico (UNAM) ou sur une tribune au Zócalo est
devenue chose presque commune.
Emmêlé dans les rivalités entre les zapatistes de la "société civile", les
trotskistes, les anarchistes et les maoïstes, le porte-parole de l’EZLN
semble naviguer en eaux troubles. Questionné à ce sujet, il répond : "La
gauche qui va naître de l’Autre campagne va en surprendre plusieurs...
Oui, ce sont les ’mêmes que toujours’, mais leur caractéristique commune
est qu’ils ne se sont jamais rendus ni vendus. Ce sont des gens honnêtes
et c’est cette honnêteté qui leur a permis de ne pas se rendre et de ne
pas se vendre et qui leur sert aujourd’hui pour apprendre des autres."
Les élections présidentielles du 2 juillet ne changeront pas
fondamentalement la donne. Selon le sous-commandant, "[...] toute la
classe politique, le PAN, le PRI et le PRD, a perdu sa capacité
d’interlocution. Non seulement elle n’a pas ’avec qui’ dialoguer, mais
elle n’a pas ’sur quoi’ dialoguer non plus, car elle n’a plus de projet
pour cette nation. Dans le cas d’Atenco, la seule chose que la classe
politique peut faire est de libérer les prisonniers et laisser l’Autre
campagne suivre son cours. Sinon, la seule chose qu’elle fait est de tout
précipiter." Et de conclure : "Il y a deux options. Nous préférons
l’option civile et pacifique. Elle est plus inclusive, plus riche, il y a
moins de destructions, moins de morts, même s’il y a de la répression. Si
nous ne faisions pas l’Autre campagne, ce qui pourrait arriver est une
guerre civile. L’Autre campagne est l’unique alternative pour que ce pays
survive. Comment il va le faire, avec quel système politique, c’est ce que
nous devons construire avec tous et toutes."
******
Le viol d’Atenco
Les 3 et 4 mai derniers, une violente répression policière s’est abattue
sur la petite ville mexicaine de San Salvador Atenco, faisant deux morts
et terrorisant des milliers d’habitants. Plus de deux cent personnes ont
subi des traitements inhumains et dégradants - et des actes de torture -
aux mains des policiers. Comble de l’horreur : en quelques heures, une
trentaine de femmes ont été violées par les forces de l’État. L’affaire
trouve son origine immédiate dans la ville voisine de Texcoco où, le 3 mai
au petit matin, huit vendeurs de fleurs, tous membres du Front des
villages pour la défense de la terre (FPDT), s’installent "illégalement"
sur la place du marché. Une intervention policière musclée pour les
évincer provoque la résistance des habitants d’Atenco (qui bloquent une
autoroute), résistance qui sera matée le 4 mai, dans le sang et les
larmes, par l’invasion sauvage de plus de 4 000 policiers à Atenco.
La genèse de cette affaire remonte au mois de novembre 2001, au moment où
le gouvernement de Vicente Fox décrète l’expropriation de 4 00 hectares de
terres appartenant aux paysans de la région d’Atenco-Texcoco pour y
construire le nouvel aéroport international de la ville de Mexico. Ce fut
l’époque de la création du FPDT et de la résistance des habitants
expropriés, qui sera radicale et acharnée, avec des marches de milliers de
paysans brandissant leurs machettes en plein cœur de Mexico. Devant
l’entêtement des habitants bénéficiant du soutien d’une large partie de la
population, le président Fox avait été obligé d’annuler purement et
simplement le projet d’aéroport. L’humiliation de la classe politique
mexicaine devant la résistance de "ceux d’en bas" est certainement à
l’origine de la véritable expédition punitive dont a été victime Atenco au
début de mois de mai. [1]
Détentions illégales, violations de domicile, vols, assassinats, actes de
torture et humiliations, viols massifs de femmes (et aussi de deux jeunes
hommes) et autres atteintes à la liberté sexuelle, déni de la présomption
d’innocence : la liste est longue de tous les crimes auxquels se sont
livrées les forces de sécurité de l’État, avec pour résultat une ville
terrorisée, alors que des policiers et leurs supérieurs jouissent de
l’impunité la plus totale.
Notes :
[1] [NDLR] Lire à ce propos Zacharie Mechali, Mexique : la bataille
d’Atenco, RISAL, 23 janvier 2003.
Source : Alternatives (www.alternatives.ca), 3 juillet 2006.