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Les Irakiennes, premières victimes du chaos politique...

Publie le mercredi 17 septembre 2003 par Open-Publishing

Les Irakiennes, premières victimes du chaos politique et social de
l’après-Saddam

Viols, "crimes d’honneur", exclusions religieuses : les violences faites aux
femmes se multiplient.

Le Monde, 16 septembre 2003, 13h04,

Bagdad, envoyé spécial

Fuha Ahmad lit dans le marc de café. Cette dame de la bourgeoisie bagdadie
affirme avoir prédit, en mars, que "Saddam Hussein allait perdre la guerre
mais allait y survivre". Cette fois, elle assure que "le chaos prendra fin
en décembre en Irak, et nous connaîtrons des jours meilleurs". Elle rit,
d’un petit rire nerveux. Puis elle soupire : "Les femmes n’ont jamais été
aussi exclues de la société irakienne. Saddam nous a exclues, les islamistes
veulent nous exclure. Je rêve de conduire seule ma voiture dans les rues de
Bagdad. Ce petit rêve est aujourd’hui impossible à réaliser."

Baida, Najwa et Zubaida ne lisent pas dans le marc de café, mais elles
prédisent "le pire" pour l’Irak. Baida et Najwa veulent s’exiler au plus
vite. Zubaida hésite encore : "Je crois que je vais partir, mais à
contrecœur. J’aime trop ce pays". Les trois jeunes filles, informaticiennes
et designers dans une imprimerie de Bagdad, racontent "la peur". "Nous ne
pouvons plus sortir librement nous promener, ni conduire une voiture ; même
aller au marché est devenu dangereux", dit Najwa.

Chaque jour, des femmes sont violées, et parfois même violées et enlevées, à
Bagdad. Elles ne sont libérées que contre rançon, et leur supplice se
prolonge tout au long de leur détention par leurs ravisseurs. Il n’existe
aucune statistique sérieuse, car les victimes vont rarement dénoncer leurs
agresseurs à la police. Et ceux-ci n’hésitent pas à menacer de tuer
quelqu’un de la famille s’ils sont inquiétés.

En recoupant informations officielles et témoignages confidentiels,
l’Organisation pour la liberté des femmes en Irak (OFWI, Organization for
the Freedom of Women in Iraq), un mouvement féministe lié au Parti
communiste ouvrier, estime que "400 femmes ont été tuées, kidnappées et/ou
violées" depuis le mois d’avril.

TÉMOIGNAGES TERRIBLES

"Parfois, une femme n’est "que" violée, puis elle est discrètement tuée par
sa famille pour "laver l’honneur" bafoué", raconte Leila Mohammed, une
responsable de l’OFWI. Nous recevons des témoignages terribles. Certaines
victimes sont abandonnées nues dans la rue après plusieurs jours de
détention. Celles-là ne peuvent plus que vivre recluses, honteuses, muettes.
Une jeune femme a été kidnappée dans le salon de coiffure où elle se
préparait pour son mariage. C’est le chaos..."

Leila Mohammed en veut à Saddam Hussein, qui a "officialisé l’oppression et
les violences faites aux femmes", et à l’armée des Etats-Unis, parce que
"l’invasion américaine a placé les mollahs sur le devant de la scène". "La
situation des femmes va de mal en pis, dit-elle. Nous devons affronter à la
fois les criminels et les imams rétrogrades. La femme irakienne a été
transformée en une esclave de l’homme. Ce pays a connu en trente ans un
retour à l’Antiquité."

Fuha Ahmad feuillette souvent l’album de photographies des années 1960,
lorsqu’elle portait une jupe courte et dansait dans les night-clubs. "Nous
vivions comme en Europe. J’allais en vacances d’été seule avec mes enfants à
Chypre. A Bagdad, j’allais à la piscine et au cinéma, je jouais au bingo,
j’allais dans les dancings. C’était l’âge d’or... C’est ce plouc de Saddam
qui a transformé notre société. Lui et sa famille, des gens sans éducation
ni culture, ont détruit ce pays."

Baida, Najwa et Zubaida critiquent "l’Amérique", parce que rien ne semble
être fait pour combattre la criminalité, mais elles précisent que "les
soldats américains ne doivent surtout pas quitter l’Irak, sinon ce sera un
chaos encore pire".

"JE VEUX VIVRE AILLEURS"

Zubaida a été attaquée la semaine dernière sur le chemin de l’imprimerie,
alors qu’elle traversait la ville dans la voiture d’un ami. "Six hommes,
dans deux voitures, ont provoqué une sorte d’accident afin de faire sortir
mon ami de notre voiture. Pendant qu’ils discutaient dehors, l’un d’entre
eux s’est assis au volant et a voulu nous kidnapper, la voiture et moi.
Heureusement, mon ami avait retiré la clé du tableau de bord. Et la police
est arrivée." Zubaida a caché l’incident à ses parents, qui lui auraient
interdit d’aller travailler. Elle n’a mis dans la confidence que son frère
aîné, qui lui a acheté un petit revolver qu’elle cache désormais dans son
sac à main.

Pour Zubaida, "sous Saddam ce n’était pas bien, mais c’était mieux que
maintenant". "Sous Saddam nous rasions les murs ; aujourd’hui nous ne
sortons plus du tout, résume Baida. Moi je veux aller vivre ailleurs.
N’importe où. Je crois que n’importe quel endroit de la planète est mieux
que l’Irak. J’irai peut-être à Dublin. J’ai un frère là-bas..."

Baida et Najwa disent avoir pourtant été "heureuses" le 9 avril, jour de la
chute de Saddam Hussein. Zubaida non, parce qu’elle "pressentait que
l’anarchie allait gagner le pays". Elle précise tout de même que "si les
Etats-Unis décidaient de s’occuper vraiment de l’Irak, ça pourrait être
bien..."

Rémy Ourdan