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Les intermittents de l’an II

Publie le lundi 28 juin 2004 par Open-Publishing

Le 26 juin 2003 était signée la nouvelle convention chômage du spectacle. Récit d’un conflit, aujourd’hui en voie d’apaisement.

Par Bruno MASI

ui aurait pu imaginer le 26 juin 2003 que la signature de la nouvelle convention chômage des intermittents du spectacle causerait une telle déflagration dans le monde de la culture ? De l’annulation des festivals à l’occupation des plateaux de télévision, de l’interpellation de ministres aux menaces qui ont pesé sur la quinzaine de Cannes, le mouvement social a su imposer la création artistique au centre du débat politique, là où son absence avait cruellement marqué les scrutins présidentiel et législatif de 2002. Déclarations, bonnes et mauvaises intentions ou jeux de dupes, retour sur un an de conflit.

Depuis dix ans, les annexes 8 et 10 et leur éventuelle remise en question génèrent des crises récurrentes. Mais il y a deux ans, la situation prend une tournure différente : la rumeur d’une réforme radicale et violente, susceptible d’exclure massivement plus de la moitié des allocataires, grandit. Le 26 juin à 14 heures, les partenaires sociaux se retrouvent pour négocier dans les bureaux du Medef. L’organisation patronale veut aller vite : « Depuis plusieurs jours, la feuille de route du patronat circulait, raconte Danielle Rived, de la CFDT. Les propositions étaient claires : trois mois travaillés, trois mois indemnisés. C’était une bombe qui menaçait de circuler à Avignon et d’embraser l’été. On ne pouvait pas repousser les négociations et mettre en péril les festivals. » Pour bénéficier d’une ouverture de droits, les intermittents devront désormais travailler 507 heures sur dix mois et demi, contre douze auparavant, et ne seront indemnisés que 243 jours contre un an au préalable.

Autonomie. Le 27 juin, une réunion rassemble plusieurs centaines d’intermittents sous la grande halle de La Villette. Les Précaires associés de Paris (PAP), mouvement libertaire né des manifestations de chômeurs de 1997, proposent aux comédiens et techniciens de constituer un groupement autonome. La coordination des intermittents et précaires d’Ile-de-France voit le jour : « On n’a pas sauté de joie, reconnaît Jean Voirin, secrétaire général de la fédération CGT-spectacle. Depuis deux ans, qui faisait les manifestations sous les fenêtres du Médef qu’il pleuve, vente ou neige ? Nous. » Le centre névralgique de la contestation se déplace à Avignon : « Le 27, je prenais la route du Sud en voiture, raconte Bernard Faivre d’Arcier, alors directeur du Festival d’Avignon. Quand je suis arrivé, nous avons tout de suite fait une réunion avec l’équipe technique. On a travaillé deux jours avant de saisir les effets du protocole. On n’y comprenait rien. Et je voyais la situation se durcir à Montpellier. »

Le festival Montpellier-Danse est annulé. Le 4 juillet, Faivre d’Arcier rencontre le directeur de cabinet du ministre, Guillaume Cerruti : « Il m’a clairement dit : "On ne peut pas désavouer le Medef et la CFDT. Leur soutien est trop important sur d’autres dossiers." Quand je suis sorti de la rue de Valois, j’ai compris que c’était fini. » Les consignes au sein du gouvernement sont claires : on passe en force. Début juillet, Guillaume Cerruti déclare devant un petit groupe de journalistes : « Dans quelques jours, c’est le début du Tour de France. On n’entendra plus parler des clowns. » L’été des festivals vole en éclats : Montpellier, Aix, La Rochelle, et Avignon sont annulés. Dans chaque ville, on défile en criant : « Abrogation du protocole. » C’est le mot d’ordre de la manifestation du 4 septembre, qui rassemble 10 000 personnes dans les rues de Paris. Alors que les saisons théâtrales sont sur le point de débuter, le ministre reçoit les principaux directeurs. Et les avertit : « Ne soutenez pas le mouvement si vous souhaitez rester à vos postes. » Face à l’autisme d’Aillagon, les intermittents occupent le terrain. Le 18 octobre, ils investissent le plateau de Star Academy. Le 10 novembre, le journal télévisé de France 2 de David Pujadas, qui déclarera : « Ce n’est pas admissible de laisser la parole sous la contrainte. » Cette intervention pose la question de la médiatisation de la crise. Pour les intermittents, elle n’est jamais suffisante : « A France 2, nous avons reçu beaucoup de courriers se plaignant qu’on parlait trop des intermittents » , observe David Pujadas .

Second souffle. Et les partis politiques ? Fin novembre, alors que la mobilisation marque le pas, des intermittents interpellent les parlementaires. Le 7 décembre, une dizaine de députés se retrouvent dans une salle de réunion de l’Assemblée nationale. Noël Mamère y annonce la création du comité de suivi de la réforme de l’intermittence : « Nous avons mis du temps à nous pencher sur la question .Mais, depuis, le comité de suivi a travaillé. Nous avons fait ce que l’Assemblée nationale a délaissé. » La coordination et le comité de suivi présentent une contre-réforme et tentent d’enrayer une machine dont la mise à feu est annoncée au 1er janvier. Mais la nouvelle convention d’assurance chômage intermittents entre en vigueur. Il faut attendre la soirée des césars pour voir le mouvement trouver son second souffle. La comédienne Agnès Jaoui interpelle le gouvernement. C’est une soirée cauchemardesque pour Jean-Jacques Aillagon. Le début de sa fin.

Au lendemain de la défaite de la droite aux élections régionales, la Rue de Valois s’interroge : Aillagon va-t-il faire les frais d’une crise qui empoisonne le gouvernement depuis huit mois ? A Matignon, on souhaite écarter un homme qui a manqué de sens politique. Pourtant, les Chirac le soutiennent. On pense un moment le déplacer à la tête d’un secrétariat d’Etat à la Francophonie, mais la manoeuvre s’avère impossible. Aillagon démissionne. Le nouveau ministre de la Culture est Renaud Donnedieu de Vabres. Proche de François Léotard, il a été condamné, deux mois avant sa prise de fonction, à 15 000 euros d’amende pour blanchiment dans le scandale du financement du Parti républicain. Il se verrait bien aux Affaires étrangères et prend ses nouvelles fonctions très au sérieux. Dans ses premières prises de parole, il ne désavoue pas l’ancien ministre. Quitte, en coulisse, à lâcher : « Jean-Jacques a merdé. » Sa mission est claire : déminer le dossier, sauver la saison des festivals. Mais le climat n’est pas à la réconciliation.

Le 5 mai, RDV annonce la réintégration « sous condition » des exclus. Une mesure a minima qui déçoit. Et ce n’est pas la création d’un fonds de 20 millions d’euros qui peut apaiser les troupes. L’approche du Festival de Cannes inquiète. Au gouvernement, les dissensions vont bon train entre la Culture et Jean-Louis Borloo au Travail. Après les heurts qui opposent des intermittents aux forces de police au cinéma Star, sur la Croisette, RDV est pris à partie lors de la conférence du comité de suivi. A la question de la réintégration de tous les exclus, le ministre répond oui. Aux conditions d’ouverture des droits pour les nouveaux entrants : « 507 heures sur douze mois. »

« Les annonces du 5 mai étaient trop subtiles pour que les intermittents aient la sensation que le dossier se débloquait, reconnaît un proche du ministre . Il fallait qu’à un moment ils aient l’impression d’avoir gagné. » Début juin, RDV annonce le coût maximum de la réintégration : 80 millions d’euros pour 2004, 82 millions supplémentaires en 2005 ­ si ce fonds « spécifique et provisoire » est prolongé... Dans le même temps, il dit souhaiter qu’un nouveau système voie le jour au plus tard le 1er janvier 2005. Mais comment, si les partenaires sociaux, Medef et CFDT en tête, refusent toute reprise des négociations avant la fin du délai légal en décembre 2005 ? A quoi ressemblera le nouveau système d’indemnisation ? Dans ce contexte, la partie ne fait que commencer

Liberation