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Les mercredis de l’Histoire

Publie le mercredi 15 mars 2006 par Open-Publishing

Les mercredis de l’Histoire : “Israël et les Arabes : une paix insaisissable”, mercredis 15, 22 et 29 mars, Arte, 20.40 H.

“Israël et les Arabes : une paix insaisissable”, la nouvelle série documentaire des auteurs anglais Norma Percy et Brian Lapping retrace six années du conflit israélo-arabe, de 1999 à 2005. Témoignages des principaux acteurs, secrets d’alcôve, coulisses des négociations... Une fresque captivante, conçue comme un thriller.

Il y a l’histoire officielle, avec ses dates-clés, ses sommets, l’histoire des grands discours devant les caméras, les sourires des hommes politiques devant les flashs des photographes. Et puis, dans l’ombre, il y a l’histoire des grimaces, des couacs, des coups d’échecs, des réunions secrètes. L’histoire d’Ehoud Barak, Premier ministre israélien en 1999, qui, à peine arrivé à Washington pour négocier un traité de paix avec la Syrie, et juste avant l’accolade officielle, refuse de descendre de l’avion. Tétanisé. « Monsieur le Premier ministre, tout le monde vous attend ! », lui dit Martin Indyk, du département d’Etat américain. « Je ne peux pas ! Je ne peux pas renoncer à toutes mes cartes dès la première rencontre ! [NDLR : proposer de revenir aux frontières de 1967] Ça se saura en Israël et je serai considéré comme un crétin ! » L’histoire de Bill Clinton, qui, lors du sommet de Genève en 1999, se retrouve nu comme un ver une heure avant de s’entretenir avec Hafiz al-Asad, le président syrien, et hurle aux Israéliens : « Donnez-moi quelque chose de concret à leur proposer ! » L’histoire de Mahmud Abbas, Premier ministre palestinien, obligé de lire mot pour mot en 2003 à Aqaba un discours écrit par l’administration américaine. L’histoire de Madeleine Albright, qui, pour sauver l’idée d’un cessez-le-feu au début de la deuxième Intifada, abandonne toute posture diplomatique et se met à courir dans la cour de l’ambassade américaine à Paris pour rattraper un Yasser Arafat fuyant, tout en hurlant : « Fermez le portail ! » L’histoire de George Bush au sommet d’Aqaba, en 2003, littéralement illuminé devant des représentants palestiniens et israéliens médusés : « Je suis guidé par une mission de Dieu. Dieu m’a dit : “Va combattre les terroristes en Afghanistan.” Je l’ai fait. Dieu m’a dit : “Mets fin à la tyrannie en Irak.” Et je l’ai fait. Et, aujourd’hui, j’entends Dieu qui me dit : “Donne aux Palestiniens leur Etat et à Israël, sa sécurité.” Et par Dieu, je vais le faire. »

Ce sont ces histoires-là que nous raconte la remarquable série documentaire coproduite par Norma Percy et Brian Lapping, déjà signataires d’une fresque sur la guerre en Yougoslavie et d’une autre sur cinquante ans de conflits au Proche-Orient (1). Leur nouveau triptyque, diffusé chaque mercredi ces trois prochaines semaines sur Arte, jusqu’aux élections législatives en Israël, le 28 mars, relate six années de négociations entre Israël et les Arabes, de 1999 à 2005. Six années à la poursuite d’une paix insaisissable.

Bill Clinton, Yasser Arafat, Ehoud Barak, Mahmud Abbas, Ariel Sharon, Madeleine Albright, Colin Powell et une cohorte de conseillers de l’ombre ont accepté de se replonger dans leur passé récent. Il ne s’agit pas d’une série documentaire engagée, d’un débat d’idées à la française, tentant de soutenir une thèse ou de décrypter une situation donnée à l’appui d’une argumentation plus ou moins théorique. C’est un film à l’anglaise, c’est-à-dire empirique, qui reste collé aux faits, scrute d’un œil clinique par le trou de la serrure et convoque à l’envi l’anecdote, dans sa plus noble acception : une particularité historique, un petit fait curieux, dont le récit peut éclairer le dessous des choses, la psychologie des hommes. Le risque de surfer sur l’écume des choses se dissout dans la puissance narrative et l’enchaînement des récits, sur fond d’archives parfois inédites, et le film finit par toucher le noyau dur du conflit au Proche-Orient, cette incapacité à saisir la paix au vol quand elle se présente, à la laisser s’échapper d’un rien. Un exemple entre mille, développé dans le premier document : alors que la deuxième Intifada vient de démarrer en septembre 2000, Madeleine Albright organise une rencontre à Paris entre Arafat et Barak. Malgré la réticence d’Arafat, les deux hommes sont sur le point de signer un accord de cessez-le-feu à l’ambassade américaine. Mais Jacques Chirac passe un coup de fil à la secrétaire d’Etat américaine. Il exige que le protocole français soit respecté et que toute le monde se rende à l’Elysée. Pour un dîner, pense Albright. Sauf que le président français a préparé sans prévenir une table ronde pour recommencer les négociations, avec, entre autres, Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies. Arafat en profite pour rappeler devant les caméras qu’une commission d’enquête internationale doit déterminer qui a déclenché l’Intifada et s’éclipse sans signer l’accord. « Je ne pouvais pas lui courir après à l’Elysée ! », commente, furibonde, Madeleine Albright dans le film.

Comment ont procédé ces chasseurs d’anecdotes pour découdre les bouches des politiques ? Comment repérer ces instants où tout bascule ? Les décisions qu’ils analysent sont prises par une poignée de personnes en privé. Quand le gouvernement israélien décide d’assiéger le QG d’Arafat, quand l’Autorité palestinienne décide d’appeler à un cessez-le-feu, quand un activiste du Hamas organise un attentat suicide, personne n’est jamais autorisé à filmer. Par leur nature, ces rencontres sont tellement secrètes que leur existence même n’est connue que des personnes présentes. « Notre travail est de savoir qu’une réunion s’est tenue et d’en rencontrer les protagonistes », explique Norma Percy, coproductrice du film. L’un des plus beaux exemples : ce dîner secret, organisé dans la maison de Barak lui-même, avec Yasser Arafat. En effet, trois jours avant que Sharon ne se rende à l’esplanade des Mosquées, Barak et Arafat s’étaient enfin rencontrés seul à seul sur un balcon : « On avait l’impression d’être des marieuses, ils se parlaient enfin ! », commente un négociateur dans le film. L’aparté entre les deux hommes n’empêchera pourtant pas le déclenchement quelques jours plus tard de la deuxième Intifada.

Une anecdote livrée aux journalistes, sans état d’âme. « La plupart du temps, les hommes politiques croient que ce qu’ils font est juste, poursuit Percy. Ils veulent l’expliquer. Si vous les persuadez que vous serez équitables, que vous aurez une forte audience (nos programmes sont montrés dans le monde entier, utilisés dans des cours d’université pour former des diplomates), ils acceptent de parler. Ils veulent que leur point de vue soit dans le film. Pas seulement pour leurs électeurs. Pour l’histoire. La postérité. »

La technique d’interview est toujours la même. Une première rencontre, sans filmer. Et puis, quelques mois plus tard, quand les politiques ont appris que d’autres raconteraient aussi leur version, un deuxième rendez-vous, filmé cette fois-là : « Ils veulent que vous ayez la bonne version. La leur ! », s’amuse Norma Percy. Mais avant d’extraire les anecdotes des méandres cérébraux des décideurs, il faut encore parvenir à les contacter. Certains ont peur. D’autres sont trop occupés. La plupart craignent de mettre en péril des négociations en cours. Quand elle commence ses investigations, l’équipe de Norma Percy envoie soixante-dix lettres. Un seul homme répond. Le Palestinien Saëb Erekat, un cas à part puisque le négociateur en chef de l’Autorité palestinienne écrit tous les jours dans son journal chacun de ses faits et gestes. Tous les autres ont dit non la première fois. Et la deuxième. Et la troisième. Et les fois d’après. « On a continué à écrire des lettres, raconte Norma Percy, à passer des coups de fil, à essayer de trouver quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît notre travail et puisse persuader les gens d’accepter. »

Parfois, l’équipe a dû composer. Par exemple avec Yasser Arafat. Quand les journalistes ont cherché à l’interviewer, il était confiné à Ramallah. Ils suivent le protocole habituel. Pas de rendez-vous à l’avance. Arafat reçoit généralement au milieu de la nuit. Après plusieurs visites infructueuses, une audience leur est accordée, mais seulement avec l’attaché de presse. « Nous nous sommes présentés à l’entrée, en costumes, mouillés par la chaleur, on a traversé les ruines, les voitures explosées, les fils barbelés, les restes de la dernière attaque israélienne, deux ans plus tôt, laissés là pour bien montrer aux visiteurs les dégâts causés par les tanks israéliens », raconte Norma Percy. L’attaché de presse reste impassible durant la présentation de leur projet. Subitement, il disparaît puis revient annoncer qu’Arafat veut bien les recevoir. « Notre première vision fut celle d’une pile de documents posés au bout d’une table. Au-dessus, dépassait le célèbre keffieh noir et blanc. Comme beaucoup de gens, il ressemblait à lui-même, en plus petit. Nous avons été placés à sa gauche. Il a continué à lire et à signer ses documents sans nous remarquer. C’était bizarre. Devions-nous parler ? “Parlez, le raïs peut travailler et écouter en même temps”, a dit quelqu’un. J’ai commencé à expliquer le projet. Il n’a pas levé les yeux. Mon collègue Mark Anderson, qui adore les situations insolites, s’amusait de mon malaise et a finalement décidé de m’aider. “Monsieur le président, vous avez rencontré beaucoup des grands hommes de ce siècle. Lequel vous a le plus marqué ?” Ça a marché. Arafat a levé un doigt : “Le général de Gaulle, qui m’a décoré de la croix de Lorraine, Nikita Khrouchtchev, qui m’a invité à Moscou, et Fidel Castro, mon frère.” La glace était brisée. »

D’autres atermoiements ont ponctué une enquête démarrée en mars 2004 et achevée en octobre 2005, avant l’attaque cérébrale d’Ariel Sharon et la victoire du Hamas aux élections législatives. Il a fallu fumer beaucoup de mauvaises cigarettes égyptiennes pour convaincre des cadres du Hamas d’accepter que certains de leurs hommes parlent à visage découvert. Quant à Ariel Sharon, il a retardé son interview jusqu’à la dernière minute. « Notre film était terminé et Sharon n’avait pas donné suite, commente Norma Percy. Et puis le coup de fil de Jérusalem est enfin venu. Il voulait être sûr que le retrait de Gaza serait un succès avant de s’exprimer. » A propos du travail des réalisateurs de la BBC, l’historien Simon Schama lâchait ce bel hommage en 2003 : « Tous les grands historiens savent que le secret de leur science est d’être à l’affût de ces petits instants qui finissent par changer le monde. C’est toute la difficulté. Ces documentaristes parviennent ainsi à transformer les grands événements en thrillers humains. » Le nouveau thriller humain de l’école Brian Lapping vient de se voir décerner par la Royal Television Society le prix du meilleur documentaire de l’année en Grande-Bretagne.

(1) Yougoslavie, suicide d’une nation et Israël et les Arabes, 1948-2005.

Avec Nicolas Delesalle - Télérama 2930