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Les nouveaux damnés de la terre
Voici un texte de notre compatriote Boubacar Boris Diop, écrivain qui
retiendra certainement l’attention de la Redaction.
Ababacar
Les nouveaux damnés de la terre
Et si la nouvelle loi sur limmigration de Nicolas Sarkozy ne révélait autre
chose quun état desprit esclavagiste ? Peut-on choisir ses immigrés comme
jadis les maîtres blancs choisissaient, selon leurs critères, leurs esclaves
? Boubacar Boris Diop analyse sans fausse pudeur les enjeux et les leurres
politiques dont sont lobjet les migrants clandestins subsahariens
prêts à
tout pour rejoindre lEurope.
Le 21 février 2005, le New York Times titrait avec un soulagement pour le
moins ambigu : « Plus dAfricains entrent aux États-Unis que du temps de
lesclavage. » Une telle comparaison est aussi saugrenue que dangereuse.
Elle renforce chez les Occidentaux le sentiment quils nen finissent pas
daccueillir toute la misère du monde et que cela devrait cesser.
Cet état desprit explique la brutale réaction de la police espagnole contre
les migrants clandestins à Ceuta et Melilla en septembre et octobre 2005. On
se souvient des télévisions du monde entier filmant avec gourmandise dépais
gants ensanglantés sur des barbelés, des jeunes Africains errant, hébétés,
dans le désert et cela ne pouvait manquer au tableau quelques bonnes
âmes leur offrant des beignets derrière les grilles de centres daccueil
sommaires.
Avant larrivée des caméras, il sétait passé des choses bien plus
spectaculaires. Par vagues successives, plusieurs milliers de migrants
dAfrique noire sétaient lancés à lassaut du dispositif sophistiqué de
protection de la frontière. Environ 200 dentre eux avaient réussi le 28
septembre à entrer en Espagne près de Tarajal où il y a cependant eu cinq
morts et des dizaines de blessés. À Melilla aussi les tentatives de passage
en force sétaient multipliées. Sur près de 1 500 migrants en majorité des
Maliens mais également des Camerounais, des Ivoiriens et des Libériens 300
à 400 avaient déjoué la vigilance de la Guardia Civil. Le 29 septembre à
3h30 du matin, une habile manuvre de diversion de leurs camarades
permettait à environ 700 migrants de Ceuta de tenter leur chance avec des
échelles de fortune, laissant six morts sur le terrain.
Ces affrontements ne sont pas lexception : depuis le début de lannée 2005,
près de 20 000
jeunes du Maghreb ou dAfrique noire essayent régulièrement dentrer en
Europe par cette frontière terrestre hispano-marocaine. Le rythme sest
nettement accéléré quand ils ont appris que la hauteur des grillages allait
passer de 3m50 à 6 mètres.
Le bilan des victimes officiellement 16 morts et des centaines de blessés
a moins choqué que la décision stupéfiante demmener les migrants dans le
désert avec lintention manifeste de les y laisser mourir. Limage de jeunes
Négro-Africains enchaînés les uns aux autres réveille forcément de mauvais
souvenirs sur le continent. Il sagissait cependant cette fois non pas de
les embarquer par la force pour lOccident mais de les empêcher dy entrer
Le tollé soulevé par cette affaire avait certes en son temps contraint le
Maroc à faire marche arrière. Le mal était cependant déjà fait. Dix jours
après les incidents, on continuait à se rejeter ces illégaux comme sils
étaient des ordures et non des êtres humains. Des corps étaient encore
retrouvés, comme ceux de ces deux Guinéens morts dépuisement le 17 octobre.
Ils faisaient partie de plusieurs groupes dont un de 398 personnes le 20
octobre refoulés vers le Maroc par des Algériens ravis de mettre dans
lembarras leur voisin et ennemi intime
Une loi aux relents esclavagistes
Si le crime a été directement commis par le Maroc et dans une moindre mesure
par lAlgérie, lEspagne et lUnion européenne en sont les commanditaires.
Ce manquement au devoir élémentaire de protection de la vie humaine est
surprenant de la part de pays prétendant veiller partout sur terre au
respect des droits de lHomme.
En réalité, face aux deux grandes peurs des pays du Nord le terrorisme et
limmigration le souci de rassurer les opinions européennes semble devoir
désormais lemporter sur toutes les autres considérations. Il serait sans
doute naïf de parler déthique mais on peut tout de même sattendre à un
minimum de rationalité de la part dun État moderne.
En réalité, la seule hantise et lunique horizon des politiciens du Vieux
Continent, ce sont les élections dans leurs pays respectifs : il faut
surtout donner limpression dagir, quitte dailleurs à sagiter en vain.
Avec ses mouvements du menton, ses froncements de sourcils et ses formules à
lemporte-pièce, le ministre français de lIntérieur, Nicolas Sarkozy,
cherche à passer pour un homme dÉtat courageux, le seul dans son pays à
oser enfin trancher le nud gordien. Il se dirige pourtant vers la même
impasse que ses prédécesseurs. Il y va juste dun pas plus gaillard, en
bombant le torse, ce qui à vrai dire le rend presque risible.
Il fallait sattendre à ce quun jour ou lautre un homme politique français
« normal » singénie à donner de la crédibilité aux thèses du Front national
sur limmigration. Si M. Sarkozy navait en commun avec M. Le Pen que le
goût des propos insultants, blessants et obscènes, cela ne gênerait
personne. On est malheureusement bien obligé de prendre au sérieux la loi
quil vient de faire voter par le Parlement français. Elle prévoit, entre
autres nouveautés, dorganiser des tests de langue et de sassurer des
capacités intellectuelles des immigrés à « choisir ». Comment ne pas penser
à lépoque où des jeunes Nègres étaient exposés sur les marchés aux
esclaves, tâtés, pesés et « choisis » eux aussi en fonction des seules
attentes du maître blanc ?
Inciter les médecins et les ingénieurs africains à déserter le continent au
profit de la France, cest aggraver le problème que lon prétend résoudre.
Cette façon de raisonner est à la fois surprenante et dune effroyable
brutalité. Elle signifie que les sociétés africaines peuvent crever la
gueule ouverte et que M. Sarkozy nen a rien à faire.
Surenchère répressive
Mais ce volet de la loi nest peut-être pas mis en avant par hasard. À force
de sy focaliser, on en arrive à oublier les mesures destinées à durcir les
conditions dentrée et de séjour en France, toutes inspirées par la
présomption de culpabilité de limmigré. Le dispositif légal se déploie à
partir de préjugés : limmigré est un parasite, il a une culture innée de la
fraude et il faut lempêcher dentretenir son armée de femmes et denfants
avec largent des Français qui, eux, ne rechignent pas à gagner leur vie à
la sueur de leur front. Il ne sera donc plus question de régularisation des
sans-papiers et le regroupement familial va être un vrai parcours du
combattant. De même, il deviendra beaucoup moins facile pour des étudiants
étrangers de se faire admettre dans les universités françaises. Un récent
article du quotidien Figaro fait en effet état de « faux étudiants [qui]
sétaient glissés dans le dispositif, encouragés par le laxisme de certaines
universités délaissées par les étudiants nationaux. »
Cette surenchère répressive est rendue possible et politiquement
intéressante par la xénophobie qui gangrène depuis quelques années les
sociétés européennes. On est passé des attaques verbales aux brutalités
policières puis aux incendies dimmeubles parisiens. Les meurtres racistes
de Noirs et dArabes à Paris, Lyon, Anvers ou Moscou némeuvent guère les
médias. Du côté de lEspagne, parmi les 6 500 morts officiellement recensés
ces dix dernières années à ses frontières maritime et terrestre avec le
Maroc, beaucoup ont été abattus ou jetés aux requins loin des regards
indiscrets.
Pourtant même cette haine meurtrière nest pas suffisamment dissuasive :
chaque fois quun point dentrée attire lattention des autorités, les
migrants clandestins en trouvent dautres. Ainsi partent-ils depuis quelques
semaines des côtes sénégalaises ou mauritaniennes, en direction de
larchipel des Canaries. Au moins 5 000 dentre eux y ont été interceptés
entre janvier et ce mois de mai 2006. Il ne se passe plus une semaine sans
que des dizaines de corps soient rejetés par locéan. De la même manière,
Ceuta et Melilla sont devenus une voie de passage quand le détroit de
Gibraltar et les côtes italiennes se sont avérés trop dangereux. Entre juin
2003 et septembre 2005, près de six cents migrants y sont morts par noyade,
ce chiffre nincluant pas les corps non retrouvés. Il est en outre souvent
question de pirogues volontairement coulées par les garde-côtes à cet
endroit et à tous les autres points dentrée maritime tels que la Grèce,
Malte ou Chypre.
Sous-traitance de la violence
Les images diffusées régulièrement par les télévisions font redouter à
Monsieur-Tout-Le-Monde une invasion par vagues successives de la paisible et
prospère Europe par des jeunes Négro-Africains affamés. Pourtant, toutes les
nations pauvres dAfrique et dAsie sont représentées parmi les boat people
des côtes siciliennes. Et jusquà une date récente, les Maghrébins étaient
les plus nombreux à Ceuta et Melilla.
Ce dernier constat ne manque pas de sel quand on sait que lAlgérie, le
Maroc, la Libye et la Mauritanie sont chargés de contenir les migrants
dAfrique noire le plus loin possible de lEurope. Le colonel Khadaffi sest
servi de laffaire pour se faire délivrer un certificat de bonne conduite
auprès des Européens. Le Maroc négocie au prix fort sa participation à la
traque. Il a reçu 40 millions deuros pour jouer un rôle qui aurait dû
répugner à sa fierté nationale. Cela ne lui vaut même pas la gratitude de
Madrid qui soupçonne le royaume chérifien davoir secrètement incité les
migrants de Ceuta et Melilla à passer à laction en octobre 2005. Le
quotidien espagnol El Mundo sest fait lécho à lépoque de ces inquiétudes
espagnoles : « Le plus grave, sans doute, est que la série des assauts
semble faire partie dune stratégie des Marocains pour faire pression sur le
sommet hispano-marocain qui souvre à Cordoue. »
La sous-traitance de la violence anti-émigrés par lAfrique du Nord, se
superposant aux massacres ciblés au Darfour, risque de causer à la longue de
grands dégâts dans les esprits. Ces images de Noirs pourchassés par des
Arabes sont un prix bien trop élevé pour la seule tranquillité de lEurope.
Cest dautant moins indiqué que ce sont en quelque sorte des coups dépée
dans leau. La crainte dun déferlement massif de clandestins sur lEurope
via le Sahara ou la Méditerranée est en effet un pur fantasme : les chiffres
de lOffice des Migrations internationales indiquent plutôt une nette
tendance à la baisse. Ainsi Madrid a dénombré 12 000 tentatives de
franchissement de ses frontières en 2005 contre 55 000 en 2004. Lévolution
est la même sur la côte italienne : 3 000 arrivées ont été enregistrées en
2004, contre 6 350 en 2002. En fait, selon les experts, la majorité des
émigrés de tous les pays entrent en Europe par les voies légales. Le
ministre français de lIntérieur sest fixé un objectif de 24 000 expulsions
par an. Il ne peut ignorer que dans la même période au moins autant de
sans-papiers viendront grossir les rangs de ceux déjà présents en France et
dont le nombre est estimé entre 200 et 400 mille
Difficile de légiférer en occultant le passé colonial
En France même, la loi Sarkozy a suscité de vives réactions. Au nom de la
morale, du respect des droits humains et de la simple hospitalité, lÉglise
et plus de 400 associations sont montées au créneau contre elle. Mais à en
croire les instituts de sondage, les Français y sont en majorité favorables.
Seul le concept d « immigration choisie » semble poser problème : certains
reprochent au ministre sa générosité ( ?) et des cadres disent redouter la
concurrence dhomologues étrangers prêts à se contenter de très bas
salaires
Une telle mesquinerie laisse évidemment pantois
La nouvelle loi a par ailleurs été présentée comme une réponse partielle à
la révolte des banlieues. Et de fait elle prend en charge jusque dans son
libellé la question de lintégration. Cela veut dire quil est aujourdhui
difficile de légiférer sur le sujet en occultant un passé colonial que toute
une nation traîne comme un boulet. Cest à cause de ce passé que lon peut
être Français en droit tout en se demandant sans cesse si on a la bonne
couleur de peau.
Pourtant les Blacks à la « mauvaise odeur » du journaliste Marc-Olivier
Fogiel et les « sous-hommes » du député socialiste Georges Frêche nont pas
dautre patrie que la France. Aucune disposition de la loi Sarkozy ne les
concerne mais le mot « étranger » qui y figure leur parle bien plus quà
nombre de leurs compatriotes. Ce sont eux qui ont été choqués, sans parfois
avoir jamais mis les pieds aux Antilles, à Alger ou à Abidjan, par la loi
sur « les aspects positifs de la colonisation » et par les ouvrages
scandaleusement négationnistes sur la traite négrière. Ce sont eux qui
dressent loreille quand ils entendent le mot « Françafrique ». Ils savent
pourquoi leurs parents sont jadis venus en France et pourquoi ils sy
sentent eux-mêmes comme pris au piège. On na pas non plus besoin de leur
expliquer ceci : le pillage des ressources des pays démigration par lÉtat
français na pas cessé avec laccession de ceux-ci à lindépendance, bien au
contraire. Il a souvent nécessité le soutien à des régimes pas
nécessairement dictatoriaux, comme le montre lexemple du Sénégal qui ont
fini par inhiber les capacités despérance et de création de leur jeunesse.
Le silence des États africains
À une plus vaste échelle, le système économique mondial a accentué les
disparités entre le Sud et le Nord. La destruction de lagriculture et de la
fonction publique sest partout accompagnée de privatisations des
entreprises ainsi que des services publics au profit des multinationales
installées sur le continent. Il ne faut pas sétonner quil y ait un si
grand nombre de Maliens parmi les migrants. Leur pays, qui fait partie du
trio de tête des producteurs africains de coton, nen est pas moins classé
parmi les plus pauvres de la planète. En 2005, ses paysans ont cédé leur
coton à 160 francs CFA le kilo contre 210 francs CFA en 2004. En interdisant
aux États africains producteurs de subventionner cette filière, ce
queux-mêmes font en faveur de leurs agriculteurs, les pays riches sont pour
beaucoup dans cette situation.
Lexemple du coton est emblématique des déséquilibres Sud-Nord mais il nest
pas le seul. À chaque rencontre du G8, leffacement « total » de la dette
africaine est annoncé. De même, un accroissement de laide au développement
est souvent préconisé, voire des programmes de soutien défense de rire !
aux droits humains. Ces différentes approches de la question ont un point
commun : on nenvisage jamais de laisser les Africains résoudre tout seuls
leurs problèmes. Au lieu de les confiner dans un rôle déternels assistés,
certains pays européens feraient mieux de renoncer à leurs chasses gardées
africaines en cessant de soutenir et darmer des régimes impopulaires avec
qui ils se partagent, en toute illégitimité, les richesses naturelles du
continent.
Complices et bénéficiaires de ce système inique, les chefs dÉtats africains
nosent dénoncer les mauvais traitements infligés à leurs nationaux aux
portes de Schengen. LEurope sait de toute façon quelle peut agir en
Afrique sans tenir compte de ces fantoches quun comédien français a
récemment qualifiés de « Rois nègres. »
La société civile africaine elle-même reste souvent muette face aux
massacres de jeunes Somaliens, Libériens et Marocains sur les côtés
européennes. Certes, Aminata Dramane Traoré, leader du mouvement
altermondialiste africain, a initié le 14 octobre 2005 à Bamako une « Marche
de la dignité » qui la menée à Bruxelles via Paris, Milan et Madrid. Dans
ces différentes capitales, ses compagnes maliennes et elle ont protesté
contre un contrôle des flux migratoires de plus en plus criminel. De telles
initiatives restent cependant isolées. Tout se passe comme si les exclus de
Ceuta et Melilla sont également exclus du champ de la défense des droits de
lHomme sur le continent. On perçoit bien, derrière lécran de fumée racial,
la dimension purement politique de ce problème. Les migrants ne sont pas
seulement des Noirs dAfrique, ils sont aussi des miséreux. Même chez eux,
les élites politiques et intellectuelles ne veulent pas en entendre parler.
Ces nouveaux damnés de la terre ont même parfois le sentiment davoir moins
de place dans leurs propres sociétés complètement déstructurées quà
létranger.
Terre promise et comportement suicidaire
On sent toutefois comme un début de changement. À travers un collectif de 21
députés, une partie de la classe politique malienne a affiché son hostilité
à la visite de Nicolas Sarkozy à Bamako le 17 mai dernier. Cela a permis de
mieux faire percevoir à lopinion que la politique africaine de la France
est au cur du débat sur limmigration. À force de susciter des
manifestations violentes de Fort-de-France à Bamako et sans doute bientôt
ailleurs dans lex-Empire, M. Sarkozy finira peut-être par admettre
lextraordinaire complexité de problèmes quil croit pouvoir résoudre en un
tournemain. Selon une idée assez répandue, les migrants essaient de fuir les
conflits ethniques et les régimes dictatoriaux. Cest loin dêtre toujours
le cas. Le Sénégal et le Mali, qui fournissent de forts contingents de
candidats au voyage, sont deux pays relativement paisibles et démocratiques.
En vérité, la quasi-totalité des migrants sont chassés de chez eux par la
misère. La Terre promise, entrevue chaque soir à la télévision leur a
toujours fait sentir la médiocrité de leur quotidien. Doù lenvie dun
horizon lointain, avivée par ceux qui, une fois là-bas, prétendent que tout
y est merveilleux.
Le Nord semble avoir du mal à mesurer la force de cette aspiration à une vie
meilleure. Il préfère penser que si certains pays sont pauvres, cest de
leur faute. Nest-il pas un peu simpliste de prétendre que lOccident ne
doit sa prospérité quà son propre labeur ? Aujourdhui, pour de
mystérieuses raisons, lEurope est prête à tout entendre sauf quelle est en
grande partie responsable du désastre économique qui crée le chaos à ses
frontières. Cela dit, il y a lieu de se demander pourquoi des jeunes,
souvent diplômés, se montrent prêts à payer de leur vie une hypothétique
entrée dans lespace Schengen, quitte à se battre à coups de pierres et de
bâton contre des milliers de soldats marocains et espagnols armés jusquaux
dents. Le spectacle répété de ces pitoyables candidats à lexil, pareils à
des bêtes à peine conscientes de la différence entre la vie et la mort, est
tout à fait insupportable. En le voyant, on éprouve souvent de la honte, du
dépit et il faut bien lavouer une sourde colère à légard des
clandestins. Il est difficile de comprendre pourquoi un jeune Africain, prêt
à mourir pour quitter sa patrie nest jamais disposé à souffrir pour rendre
sa patrie meilleure, au moins dans lintérêt des générations futures. Mais
ce serait peut-être aller trop vite en besogne que de vouloir expliquer ce
comportement suicidaire par le seul attrait de lEurope.
Pris au piège
Selon toute probabilité, les migrants ont été pris dans un piège qui sest
refermé sur eux. Avant darriver aux Îles Canaries ou devant les barbelés de
Ceuta et Melilla, le candidat au voyage a laissé toutes ses économies entre
les mains de passeurs et de douaniers véreux. Le tarif est de 1 000 euros
environ et, selon une autorité judiciaire italienne, le chiffre daffaires
de ce trafic via la seule Sicile est estimé à environ 10 milliards de
dollars par an. Il faut ajouter à cela de longues et pénibles traversées du
désert, à pied ou dans de vieux camions surchargés. Commence ensuite le plus
dur : langoisse de lattente et une vie précaire dans les forêts de
Gourougou et de Bel Younès. Là, une vie en communauté sorganise, des
solidarités se développent et on rêve à haute voix de la vie dans cette
Europe si proche et si désespérément lointaine. La certitude que lEldorado,
cest maintenant ou jamais est chaque jour plus forte. Quel être humain
anéanti par la misère peut résister à lillusion quen affrontant quelques
barbelés il va changer pour toujours sa vie et celle des siens restés au
pays ?
Avant de juger les migrants dans le confort douillet dune existence
normale, il faut se poser cette question. Ils ne veulent pas faiblir aux
yeux de leurs compagnons mais ils savent aussi que le système dans lequel
ils évoluent désormais ne prend en charge à aucun moment lidée dun retour
à la case départ. Il était frappant dentendre, après les événements de
Ceuta et Melilla, beaucoup dentre eux déclarer : « Je ne savais pas que les
choses allaient se passer ainsi, cétait insupportable mais chaque fois que
je voulais renoncer au voyage, les autres me conseillaient de tenir. »
Cest terrible à dire mais quelles que soient les difficultés, le migrant
est condamné à aller de lavant. On a également vu quen dépit des
souffrances endurées et des pertes humaines, certains parviennent à passer
de lautre côté de la vie. Cette mince chance de succès transforme le
rapport de ces jeunes à lavenir en un jeu de hasard absolument
bouleversant. Prendre conscience de cette dimension psychologique peut aider
à avoir une approche moins passionnelle dune question aussi grave.
Malheureusement, à une réflexion sereine, lEurope préfère une logique
denfermement insensée à notre époque. Il est ainsi envisagé de créer en
Afrique du Nord des « portails dimmigration » ou des « centres dassistance
» : autant deuphémismes pour éviter le mot « camps », historiquement chargé
il est vrai.
Un état desprit étrangement guerrier
LUnion européenne appelle cela « externalisation » du problème de
lémigration. Toutes ces précautions sémantiques masquent mal un état
desprit étrangement guerrier. LEurope se perçoit de plus en plus comme une
forteresse assiégée et entend se défendre au besoin par des moyens extrêmes.
LEspagne est en train de surélever les barrières à sa frontière et un
immense fossé va compléter le dispositif de verrouillage. Cette tendance au
repli sur soi est peut-être la leçon que lon a tirée des rejets répétés de
la Constitution européenne au cours de divers référendums. Là où le fameux «
plombier polonais » nest pas le bienvenu, comment se pousserait-on pour
faire de la place à un menuisier algérien ou burkinabé ?
Mais rien ny fera : les mesures administratives ne réussiront quà rendre
le parcours plus périlleux pour des migrants clandestins chaque jour plus
nombreux. Elles ne pourront pas arrêter ceux qui ont bravé mille périls pour
entrer en Europe. Elles accroîtront les revenus des mafias de passeurs sans
jamais venir à bout de ce problème politique majeur. Le casse-tête de
lémigration mérite une approche stratégique et non des solutions à courte
vue, dictées par la peur primaire de lAutre et un certain populisme.
On la bien vu aux États-Unis où une impressionnante mobilisation de la
communauté mexicaine vient de ramener à la raison le président George W.
Bush. Dabord tenté par une soi-disant fermeté, il consent désormais à la
régularisation de onze millions de clandestins. Il est vrai quil a annoncé
par la même occasion le déploiement de 6 000 soldats à la frontière. À
lévidence l’Amérique ne sait pas comment se protéger du désespoir des
migrants qui ont largement contribué à sa prospérité.
Cela devrait être un sujet de méditation pour la petite Europe.
Prétendre obliger des centaines de millions de jeunes gens à végéter dans
des pays que lon continue par ailleurs à pressurer, cest travailler à
rendre le monde encore moins sûr qu’à l’heure actuelle. La fuite en avant et
légoïsme de lEurope risquent à terme de faire naître de nouvelles formes
de violence qui, dune façon ou dune autre, ne lépargneront pas. Sait-on
quen ce mois de mai 2006, les chômeurs de Rufisque ou Thiaroye se lancent à
l’assaut des îles Canaries en disant quils vont à la Jihad ? Pour le moment
cela signifie surtout, de manière pathétique, quils sont assurés daller
au-devant de leur mort. Mais ces mots-là nentrent jamais par hasard dans le
langage dune génération.
Ce texte est paru, en octobre 2005, en allemand dans le quotidien suisse
Neue Zurcher Zeitung, en italien dans lhebdomadaire roman Internazionale et
en anglais sur le site web de la Neue Zurcher Zeitung. Il a été réécrit de
façon à y intégrer des éléments de réflexion sur la loi Sarkozy.
Boubacar Boris DIOP
Source : Africultures
Messages
1. > Les nouveaux damnés de la terre , 10 juillet 2006, 00:08
Bonne reflection j’espere que les africains la liront et se reveilleront .C’est clair personne ne veut de nous donc nous allons nous en sortir tout seul.
1. > Les nouveaux damnés de la terre , 10 juillet 2006, 16:01
Mrs Boubacar il serait temp de vous réveiller car nous sommes en 2006. Rappelez nous au fait
depuis combien de temps les pays dont vous nous parlez sont indépendants, c’est a dire libres
de leurs choix politiques, de dévelloppement, de progrés etc etc etc........
Mrs Boubacar arrétez d’en vouloir aux autres, car ce n’est pas en venant dans un pays pour y
faire les plus basses besognes ou autres, que votre incapacité a régler vos problémes citer
ci-dessus seras résolue. Ca s’appele "la fuite en avant" Mrs Boubacar.
2. > Les nouveaux damnés de la terre , 10 juillet 2006, 19:14
Capitalisme Crime Contre Chaque Créature
capitalisme = diable...
c’est d’une logique si simple...
les démons sont à la tête de la terre
3. > Les nouveaux damnés de la terre , 11 juillet 2006, 10:26
Vous savez, jouer sur la culpabilisation, c’est une méthode pour arriver à arracher des concessions a priori inacceptables. Il faut qu’on en finisse avec la repentance permanente. La France ne s’est pas plus mal comportée que la plupart des autres pays européens, qui eux ne passent pas leur vie à battre leur coulpe.