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Les pompiers tirent la sonnette d’alarme
écrit le 18/11/08 à 00:42:56
par Les Renseignements Généreux
Dans les rues de Grenoble, depuis plusieurs semaines on remarque de nombreuses affiches "pompiers en colère". Ces affiches dénoncent un sous-effectif, du manque de matériel de secours. Que se passe-t-il chez les pompiers ?
Jeudi 13 novembre 2008, Les Renseignements Généreux ont rencontré des représentants de l’intersyndicale des sapeurs-pompiers de l’Isère : Sandra Fuinel et Yves Delmonte, syndicalistes à la CGT, ainsi que Frédéric Bologna, du Syndicat autonome. Voici la retranscription de cette discussion
– Dans les rues de Grenoble, depuis plusieurs semaines on remarque de nombreuses affiches "pompiers en colère". Ces affiches dénoncent un sous-effectif, du manque de matériel de secours. Que se passe-t-il chez les pompiers ?
- Frédéric Bologna : Les sapeurs-pompiers de l’Isère dénoncent les conditions d’intervention de leurs agents. Il existe des textes de lois qui fixent le nombre de pompiers et l’équipement minimal nécessaires à la bonne sécurité d’une intervention. Actuellement, ces règles de sécurité ne sont plus respectées. Les interventions en sous-effectifs de personnel se banalisent de plus en plus. Les conséquences sur la qualité du service rendue et sur la sécurité du personnel sont inacceptables.
- Yves Delmonte : Cela fait plusieurs années que nous tirons la sonnette d’alarme. Depuis septembre 2008, nous avons débuté un mouvement de protestation, parce que nous estimons que le service public ne peut être rendu dans ces conditions.
- Sandra Fuinel : Travailler dans l’urgence, c’est notre métier. Nous ne refusons pas, ponctuellement, ce qu’on appelle des "départs dégradés" ou des "prompt-secours", c’est-à-dire des interventions dans de mauvaises conditions de matériel et d’effectifs. Mais nous refusons que cela devienne une banalité, le fonctionnement normal.
– Depuis combien de temps dure cette situation de sous-effectifs ?
- Yves Delmonte : Nous avons commencé à dénoncer cette situation en 1999. Nous avions exigé un plan de recrutement de sapeurs-pompiers professionnels. Ce plan a eu lieu, mais au rabais : sur 400 recrutements demandés, à peine 200 ont eu lieu. Pourtant, en 2003, une inspection de la sécurité civile française a mis en évident un manque d’effectifs de 30% en Isère. Malgré le nombre élevé de pompiers volontaires, nous manquons d’effectifs. Et pourtant l’activité ne fait que croître.
– Combien y-a-t-il de pompiers volontaires par rapport aux pompiers professionnels, en Isère ?
- Frédéric Bologna : En Isère, il y a environ 4300 sapeurs-pompiers volontaires, et 760 professionnels. En théorie, les volontaires ne sont là qu’en complément des sapeurs-pompiers professionnels. Mais aujourd’hui, ils deviennent peu à peu la pièce maîtresse. Certains volontaires travaillent même davantage que les professionnels. C’est un problème, non seulement au niveau de la sécurité, mais également au niveau du droit du travail. Par exemple, les volontaires sont indemnisés, mais ils ne cotisent pas aux retraites, ce qui contribue à fragiliser le système social.
– Un peu comme les intérimaires dans les usines ?
- Yves Delmonte : Oui, mais attention, soyons clairs : nous ne remettons pas du tout en cause le volontariat. Il faut savoir que 95% des sapeurs-pompiers professionnels sont des anciens volontaires. Mais ce que nous disons, c’est que face à un manque d’effectif flagrant, plutôt que de faire appel à des volontaires, il faut recruter. Les autorités utilisent de plus en plus le recours aux volontaires parce qu’ils coûtent moins cher que les professionnels.
– Il n’y a eu aucune embauche de sapeurs-pompiers en 2007 ?
- Frédéric Bologna : Si, une dizaine de sapeurs-pompiers ont été embauchés. Mais il s’agit de renouvellement de poste, suite à des départs à la retraite. Ça ne résout pas le problème. Nous estimons qu’il manque actuellement 300 sapeurs-pompiers professionnels en Isère, si nous voulons respecter les textes de loi. Les conséquences peuvent être graves. Prenons l’exemple de Saint-Égrève. Jusqu’en 1998, un véhicule incendie était en permanence prêt à partir en intervention. Actuellement, il n’y a plus de véhicule incendie à Saint-Égrève. En cas de feu, il faudra faire appel au centre de Fontaine, de Seyssinet, voire de Grenoble. Cette situation n’est pas isolée. Il faut savoir qu’il y a des "zones noires" sur le département de l’Isère. Si vous avez un problème dans le Grésivaudan ou dans le Vercors, vous ne serez pas secourus de la même façon que sur la place Grenette. Or la base du service public, c’est l’accès de tout le monde aux secours, quelle que soit la situation géographique.
– De qui dépend l’embauche de nouveaux sapeurs-pompiers professionnels ? Qui vous finance ?
- Yves Delmonte : Les sapeurs-pompiers de l’Isère sont un établissement public autonome, le Service départemental d’incendie et de secours (SDIS), géré par un conseil d’administration. Nous sommes financés par le conseil général, via la Métro et une participation des communes. Nous recevons également des fonds de l’État.
– Et pourquoi n’embauchent-ils pas, quels sont leurs arguments ?
- Yves Delmonte : Les contraintes budgétaires. Mais nous pensons que c’est un faux problème.
– Pourquoi ?
- Yves Delmonte : L’ Isère fait partie des 17 départements à risques de catégorie 1, c’est-à-dire avec des risques urbains, chimiques, nucléaires. Sur ces 17 départements, nous sommes les 16e en terme de personnel professionnel. À budget constant, c’est à dire à 95 millions d’euros annuels environ, les autres départements ont plus de mille sapeurs-professionnels. En Isère, pour un budget de 104 millions d’euros à l’année, nous ne sommes que 760.
– Mais que devient cet argent ?
- Frédéric Bologna : C’est la question que nous nous posons. À quoi sert ce budget de 104 millions d’euros ? Il n’y a aucune transparence. Nous pensons qu’il y a une mauvaise gestion du budget. C’est la raison pour laquelle nous ne nous adressons plus seulement à nos directeurs, à l’état-major. Désormais, nous interpellons les politiciens, les élus, les financeurs.
- Yves Delmonte : À l’heure du stade des Alpes (100 millions d’euros), de Minatec (190 millions d’euros), du Tunnel sous la Bastille (700 millions d’euros), quel est le coût de la sécurité de la population grenobloise ? Quelles sont les priorités ? Pour nous, le service public doit être prioritaire.
- Sandra Fuinel : Surtout quand on sait que pour 2009, la taxe d’habitation va augmenter de 9% à Grenoble. Si d’un côté le budget public augmente mais qu’il n’y a pas d’embauches chez les sapeurs-pompiers, c’est qu’il y a un problème.
– Peut-être avez-vous de meilleurs équipements que les autres départements ?
- Frédéric Bologna : Effectivement, notre direction nous affirme qu’ils achètent des engins, qu’ils font de la construction de nouveaux centres de secours. Mais nous, nous voulons participer à ce choix de priorité. Et pour nous la priorité, c’est l’emploi.
– Y-a-t-il une augmentation des interventions de pompiers ?
- Sandra Fuinel : Il y a de moins en moins de feux, grâce au travail de prévention sur le terrain. En revanche, nous sommes de plus en plus appelés pour des situations de détresse sociale, surtout la nuit. Nous sommes l’un des derniers services publics qui accède à tous les quartiers, tous les milieux sociaux. Et nous devons gérer des situations de plus en plus complexes, où aucun autre service n’intervient. Nous sommes en prise directe avec une précarité sociale, qui augmente.
- Yves Delmonte : Pour justifier l’absence d’embauches, notre direction nous montre des statistiques. Par exemple, comme ils constatent que statistiquement, il y a moins de secours la nuit, ils diminuent les effectifs de nuit. Nous trouvons cette approche non seulement dangereuse, mais également contraire à notre conception du service public. La notion de risque est incompatible avec les statistiques. Certes, la nuit il y a peut-être moins d’interventions, mais elles peuvent être dramatiques. Nous devons être prêt à tous les dangers, tout le temps.
– Comment avez-vous lancé le mouvement de contestation ?
- Yves Delmonte : Précisons pour commencer qu’il s’agit, dès le début, d’un mouvement intersyndical. Cette solidarité est exceptionnelle.
- Sandra Fuinel : Nous avons commencé à dénoncer les sous-effectifs en 1999. Mais le mouvement a réellement débuté en 2006, au moment de l’inauguration du tram. Étant donné que les élus ne répondaient pas à nos demandes de rendez-vous, nous avons décidé de les interpeller directement dans la rue, le jour de l’inauguration du tram.
– On se souvient des combats entre CRS et pompiers ce jour-là...
- Frédéric Bologna : Plutôt des échauffourées. Ça a duré quelques minutes, avec quelques lacrymos. Mais on était très remontés ce jour-là. On était deux cents pompiers en tenue, on voulait aller voir directement les élus. Mais les CRS nous ont barré la route, et ça nous ne le supportions pas. On a essayé de briser le barrage, les CRS ont riposté. C’est sûr que les médias ont vivement réagi, la population était choquée par l’attitude de la police.
– Et que s’est-il passé suite à cette action ?
- Yves Delmonte : Les élus ont pris rendez-vous avec nous. On nous a également fait la promesse d’un forum social des sapeurs-pompiers pour mettre à plat tous les problèmes relatifs à notre profession.
– Ce forum social a eu lieu ?
- Frédéric Bologna : Non, cette promesse n’a pas été tenue.
– Qu’avez-vous fait ensuite ?
- Yves Delmonte : Nous avons lancé de nombreux préavis de grèves, plus de trente en 2007. Notre difficulté, c’est que nous sommes tenus, en tant que sapeurs-pompiers, d’assurer le service minimum. Quand on fait grève, nous avons le statut de "grévistes réquisitionnés". On travaille, mais avec un brassard "en grève". L’impact est donc peu visible.
- Sandra Fuinel : On s’est alors orientés vers des actions plus visibles, pendant nos jours de repos : collages d’affiches, diffusion de tracts aux péages, interpellation d’élus, interventions dans les conseils municipaux. Mais c’est plus contraignant et épuisant. Les élus sont furieux des affiches que nous collons. Ils disent qu’on dramatise, qu’on exagère, qu’on fait peur à la population. Mais, ce n’est pas un slogan lancé à la légère. Nous pensons sincèrement que la situation est grave. Nous n’avons pas envie d’attendre qu’une catastrophe irrémédiable se produise pour que les choses bougent.
- Frédéric Bologna : Par exemple, l’accident du car polonais en juillet 2007 : heureusement que c’était un dimanche matin, et que de nombreux sapeurs-pompiers volontaires étaient disponibles... On ne peut pas prendre de tels risques avec la sécurité de la population dans un département qui compte dix sites Seveso, la plate-forme chimique du Pont-de-Claix, une centrale nucléaire.
– Les syndicats sont-ils bien soutenus par les sapeurs-pompiers ?
- Yves Delmonte : Sur les 760 sapeurs-pompiers professionnels de l’Isère, presque la moitié est syndiquée, dont 215 à la CGT et 120 au Syndicat autonome. La lutte est bien suivie. Il suffit de voir les affiches "pompiers en colère", il y en a de partout. Les sapeurs-pompiers, c’est un peu comme les mineurs, c’est une corporation très solidaire.
– Et les volontaires ?
- Yves Delmonte : Ils ne peuvent pas se syndiquer.
– Mais participent-ils aux luttes ?
- Yves Delmonte : Très peu. Nous tentons de les rallier au mouvement, mais c’est difficile, ils ne se sentent pas concernés. Et pourtant ! Notre lutte les concerne, puisque nous nous battons pour des embauches, donc la pérennisation de leurs statuts, la sécurité de l’emploi.
- Frédéric Bologna : Nous nous battons aussi pour de meilleures règles de sécurité, ce qui concerne tous les sapeurs-pompiers. Il faut savoir qu’un professionnel n’est pas soumis aux mêmes règles de sécurité qu’un volontaire. Un professionnel, par exemple, est contraint à des jours de repos entre des interventions. Les volontaires, eux, ne sont pas soumis à cette obligation de repos. Du coup, certains volontaires enchaînent une nuit de garde chez les sapeurs-pompiers avec son autre métier, par exemple conducteur de bus. C’est grave, car souvent ils sont épuisés. Vous imaginez les conséquences que ça peut avoir au niveau sécurité pour les usagers ? Mais tout se passe comme si les autorités fermaient les yeux sur ces risques. Pourquoi ? Parce que les volontaires constituent de la main d’oeuvre pas chère. Derrière tout ça, on sent une volonté de rentabiliser le service public. De plus en plus on a l’impression de parler à des gestionnaires que de parler de l’engagement dans le service publique
– Rentabiliser le service public de secours ?
- Sandra Fuinel : Oui. Et nous refusons de fonctionner dans cette logique. On ne veut pas avoir du rendement à faire sur le secours, sur la souffrance, sur la détresse des gens. Or on sent que derrière ce qui nous arrive, il y a la perspective de privatiser les secours en France.
- Yves Delmonte : Il faut savoir qu’on est déjà le seul pays d’Europe à assurer le secours gratuit. Et l’un des rares départements à ne pas facturer les interventions sur des nids de guêpes, des ascenseurs bloqués. Et ça, parce que nous nous sommes mobilisés avec les syndicats. Nous ne voulons pas d’un service de secours à deux vitesses, inégalitaire. Nous voulons le même service de sécurité pour tout le monde.
– Quelle est la suite de la lutte ?
- Yves Delmonte : Après six semaines de lutte, nous avons enfin obtenu un rendez-vous avec les élus et notre état-major, le mardi 18 novembre. Nous espérons que ce rendez-vous va être constructif, mais la partie n’est pas gagnée. Si nous ne gagnons pas, nous continuerons.
– Subissez-vous des pressions, en tant que syndicalistes ?
- Yves Delmonte : Non. Par contre nous sommes exemplaires dans notre travail, on sait qu’on ne nous pardonnera aucune erreur.
– Êtes-vous soutenus par des partis politiques ?
- Yves Delmonte : Non, mais nous ne les avons pas encore directement interpellés. En revanche, les élus de gauche que nous rencontrons adoptent tous la même stratégie : le mutisme. Ils sont très remontés par notre action lors de l’inauguration du tram en 2006, pour eux on a gâché la fête...
– Est-ce que vous allez appeler la population à manifester avec vous ?
- Sandra Fuinel : Nous sommes invités à prendre la parole lors de la manifestation du 22 novembre. Il y aura des retraités, des usagers, des syndicats. Nous sommes populaires, c’est notre force.
- Yves Delmonte : Ce que nous aimerions, c’est une mobilisation de tous les services publics ensemble. Parce qu’actuellement, c’est tout le service public qui subit une dégradation des conditions de travail. Nous avons besoin d’une convergence des luttes pour gagner, de dépasser notre corporatisme. Mais il manque l’initiative d’une coordination syndicale au niveau national.
– Ne serait-ce pas le rôle de la CGT ?
- Yves Delmonte : C’est sûr, on aimerait que ça bouge davantage au niveau des syndicats. On ne comprend pas bien leur stratégie au niveau national. Tous ensemble, on peut gagner. Isolés, c’est très dur. On sait que nous les pompiers, on n’y arrivera pas tous seuls. Mais en même temps, là, maintenant, on ne peut pas attendre le "tous ensemble", donc on résiste.
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