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Leur dette, notre démocratie

Publie le dimanche 3 juin 2012 par Open-Publishing

Eric Toussaint interviewé par Latifa Madani

La contestation des politiques d’austérité qui s’exprime dans les urnes et dans la rue en Europe et ailleurs pousse les Etats à prôner la relance par la croissance. Que se cache-t-il derrière ces concepts ?

Malheureusement, cette question semble sous-entendre l’idée d’un espoir du côté des déclarations actuelles qui n’est absolument pas de mise. Jusqu’ici, à part quelques effets d’annonce, il n’y a strictement aucune décision au niveau européen ou au niveau d’un gouvernement en place dans le sens d’une réelle politique de relance. Aucune décision ne va dans le sens de l’augmentation significative des dépenses publiques, des salaires, des retraites, des allocations sociales, en vue d’une relance de la demande privée concernant la majorité de la population. Attendons de voir si le gouvernement nommé par François Hollande mettra en pratique une véritable politique de relance.

Qu’ont en commun la thérapie de choc soumise à l’Amérique latine dans les années 1980-1990 et la situation actuelle de l’Europe ?

Même si quelques différences existent, elles ont de nombreux points communs. L’éclatement de la crise de la dette en Amérique latine a eu lieu en 1982, 25 ans avant celui de la crise bancaire privée aux Etats-Unis et en Europe en 2007-2008, qui s’est transformée à partir de 2010 en une crise de la dette souveraine causée notamment par la socialisation des pertes des banques privées[1] et par la réduction des recettes fiscales provoquée par la crise. Dans les deux cas, plusieurs années après l’éclatement de la crise, les créanciers privés et leurs représentants réussissent à dicter leurs conditionnalités aux gouvernements. Après leurs agissements irresponsables et leurs investissements hasardeux, les grands créanciers réussissent à faire payer le coût de leur crise aux populations. Ils ont fait pression pour que soient mises en place des politiques brutales d’austérité qui se traduisent par une réduction des dépenses publiques et du pouvoir d’achat de la population. Cela conduit les économies à une situation de récession permanente. Il a fallu plus d’une quinzaine d’années à la plupart des peuples d’Amérique du Sud (Venezuela, Equateur, Bolivie, Argentine, et dans une moindre mesure Brésil) pour se débarrasser des politiques néolibérales. J’espère que les peuples d’Europe mettront moins de temps pour suivre cette voie.

Vous faisiez état en 2011 de 8 propositions urgentes pour une autre Europe (cf encadré). Un an après, sont-elles toujours valables ?

Elles sont même plus actuelles qu’il y a un an car la crise de la dette a pris une ampleur nouvelle. Aujourd’hui, il est nécessaire d’aller vers l’annulation de la partie illégitime des dettes publiques afin de pouvoir mettre en pratique une véritable politique de relance économique à la hauteur de l’enjeu.

En Grèce, Syriza, la coalition de gauche radicale, est devenue le 6 mai 2012 le principal parti en termes de suffrages récoltés dans les grandes villes et dans les tranches d’âge 18-35 ans et 36-55 ans. Si une partie importante de la population grecque a voté pour Syriza, c’est parce qu’elle a proposé de rompre avec la Troïka, de mettre fin aux plans d’austérité, de suspendre le paiement de la dette pendant la durée d’un audit afin de déterminer la partie illégitime – qu’il convient de ne pas reconnaître - et de permettre à l’économie grecque de se redresser, de mettre fin à l’immunité des mandataires politiques, d’auditer les banques afin d’en nationaliser certaines. Ce succès électoral de Syriza montre que les 8 propositions urgentes avancées par le CADTM rencontrent un écho grandissant et sont d’une grande actualité.

Les Huit propositions urgentes du CADTM pour une autre Europe

1.

Réaliser un audit de la dette publique afin d’annuler la partie illégitime

2.

Stopper les plans d’austérité, ils sont injustes et approfondissent la crise

3.

Instaurer une véritable justice fiscale européenne et une juste redistribution de la richesse. Interdire les transactions avec les paradis judiciaires et fiscaux. Lutter contre la fraude fiscale massive des grandes entreprises et des plus riches

4.

Remettre au pas les marchés financiers, notamment par la création d’un registre des propriétaires de titres, par l’interdiction des ventes à découvert et de la spéculation dans une série de domaines. Créer une agence publique européenne de notation

5.

Transférer sous contrôle citoyen les banques au secteur public

6.

Socialiser les nombreuses entreprises et services privatisés depuis 1980

7.

Réduire radicalement le temps de travail pour créer des emplois tout en augmentant les salaires et les retraites

8. Refonder démocratiquement une autre Union européenne basée sur la solidarité

Que pensez vous des propositions du Front de gauche et de la dynamique qu’il porte ?

Si le Front de gauche poursuit une politique de mobilisation notamment en faveur d’un audit de la dette publique de la France en vue d’éliminer sa partie illégitime, il fera avancer le combat pour de véritables alternatives. Nous avons besoin d’une union de toutes les forces de gauche favorables à un tournant anti-néolibéral radical. La participation massive aux meetings et rassemblements convoqués par le Front de gauche lors de la campagne présidentielle indique que nombreux sont ceux et celles qui sont disposés à soutenir ou agir pour un changement radical. C’est encourageant. Maintenant, il faut poursuivre ce combat au-delà des échéances électorales.

L’ICAN, réseau international pour l’audit citoyen en Europe et en Afrique du Nord, est en construction. Qu’apporte t-il de nouveau aux réseaux déjà existants ?

Il s’agit de fédérer les efforts de toutes les initiatives unitaires d’audit citoyen. Actuellement, de telles initiatives existent en Grèce, en France, au Portugal, en Espagne, en Tunisie et en Egypte. Elles sont en préparation en Irlande, en Belgique, en Italie. Aucun réseau actuel ne proposait de fédérer ces efforts, il fallait donc en construire un. Les fondations sont maintenant construites.

[1] Le coût du sauvetage des banques a été pris en charge par les pouvoirs publics européens. Les pays où l’impact sur la dette a été le plus élevé sont l’Irlande, la Grande-Bretagne, l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas. Le processus est toujours en cours car d’autres sauvetages bancaires sont à prévoir.

Eric Toussaint
www.cadtm.org
345 Avenue de l’Observatoire
4000 Liège
Belgique

Publié dans l’hebdomadaire Le Patriote (Nice) n°2328 du 25 au 31 mai 2012

http://www.le-patriote.info/