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Médias. Interview de Pascual Serrano, fondateur de Rebelion.org

Publie le lundi 10 décembre 2007 par Open-Publishing
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Propos recueillis par Joël Depommier

Le quatrième pouvoir vacille. Les médias, sous l’influence de critères de profit et soumis à la concentration économique, transforment l’information en pure marchandise ou en simple divertissement (infotainment). Comment résister ? Pascual Serrano, journaliste espagnol, estime que l’indépendance rédactionnelle peut encore exister.

Collaborateur de plusieurs revues en Espagne et en Amérique latine, il est surtout le fondateur du réseau collectif d’information Rebelion, qui, chaque jour sur Internet, propose actualité, décryptage ou analyses du monde actuel. Dans sa rubrique Perles informatives, il épingle les approximations et petits mensonges de la grande presse. Fort de son expérience, il est devenu collaborateur éditorial de la chaîne publique vénézuélienne Telesur, canal de télévision promu par ce pays, mais aussi Cuba, la Bolivie, l’Argentine ou l’Uruguay. "Un outil de communication en contrepoint des médias dominants du premier monde". Il est finalement l’auteur de plusieurs livres dont Medias violents et co-auteur de Journalisme et crime et Washington contre le monde.

Dans un marché de la presse en voie de concentration, quelles sont les conditions pour qu’il y ait encore une diversité de la presse ? Comment échapper à sa mercantilisation ?

Pascual Serrano Dans le modèle économique actuel, il est impossible d’imaginer une presse qui soit absolument indépendante. A l’intérieur du conditionnement de la rentabilité, il y a bien sûr différents niveaux de pluralité et d’indépendance, mais la presse ne pourra jamais être suffisamment libre et démocratique si elle est uniquement soumise à la logique du profit. D’autant plus si elle est la propriété d’entreprises qui peuvent avoir d’autres intérêts et à la merci de la publicité, qui conditionnera toujours sa présence aux contenus. L’alternative passe par l’engagement des Etats pour assurer une information publique et communautaire. C’est comme dans le domaine de la santé ou de l’éducation, où l’accès équitable à ces services pour tous les citoyens, ne peut exister que si l’Etat le garantit. Avec l’information, c’est la même chose. L’Etat doit garantir la pluralité, le libre accès des citoyens aux médias et la rigueur dans les contenus. Une fois que cette nécessité est reconnue, il y a discussion pour obtenir cette garantie. Les codes déontologiques ou professionnels ne garantissent rien, parce qu’ils ne représentent pas les citoyens. Ils n’ont rien d’un contrôle public.
Le thème de la propriété doit aussi être mis au centre du débat. Seuls les médias publics (qu’ils soient étatiques ou communautaires) peuvent servir à la communauté en termes d’indépendance. L’Etat doit garantit que les médias soient représentatifs, démocratiques, participatifs et faire en sorte que le marché ne les élimine pas, c’est-à-dire en les finançant.

Que doit proposer un média alternatif à ses lecteurs ou auditeurs qui le différencierait des médias commerciaux ?

Un journal alternatif ou de gauche doit savoir mettre en relation le global avec la vie quotidienne des individus. C’est-à-dire être solidaire et internationaliste, en faisant comprendre au public la relation qu’il existe, par exemple, entre les conditions de travail des travailleurs marocains et l’émigration en Europe. Il doit tenter de chercher la version alternative face à l’agenda dominant des grands moyens de communication, contextualiser les conflits et les crises pour être compréhensible pour les citoyens, en expliquant quels sont les différents acteurs et quels sont les intérêts qui les font agir. Il doit éviter les interprétations et schémas dominants produits par les grandes agences et le pouvoir, sans oublier de reconnaître et applaudir les initiatives des gouvernements dignes et progressistes. Il doit donner la parole aux collectifs sociaux et aux intellectuels critiques. Pour finir, il ne doit pas entrer systématiquement dans les affrontements fratricides qui caractérisent si souvent les organisations de gauche. Il doit faire cela et beaucoup plus.

Quelle est la mission d’un journal alternatif ou de gauche ? Doit-il forcément être sérieux, voire ennuyeux ?

Un journal alternatif doit comprendre qu’il n’est pas un groupe politique et qu’il suffit de diffuser ce que ses journalistes ou collaborateurs pensent. C’est un moyen de communication qui possède une ligne éditoriale. Celle-ci doit cependant être suffisamment large pour permettre le débat et les différences d’appréciations, à l’intérieur, comme je le répète, d’une ligne éditoriale. Il doit aussi définir à quel profil de lecteurs ou d’auditeurs il veut s’adresser : si c’est à des gens qui sont déjà convaincus politiquement, à la population en général, aux étudiants ou aux travailleurs, etc. Il doit aussi dépasser cette habitude si nocive du pamphlet ou du qualificatif facile qu’on a l’habitude de rencontrer dans les médias de gauche. Il ne sert à rien de répéter mille fois que Bush est un assassin, car cela ne convaincra personne. Il faut faire une information rigoureuse, des analyses sérieuses avec des arguments fondés. Un média alternatif n’est pas le véhicule pour nous soulager ou nous lire nous-mêmes.

En ce qui concerne la forme, il est aussi important de comprendre que l’esthétique, l’attractif, la présentation, le côté amène ou le divertissant peuvent aujourd’hui être compatible avec un message alternatif et libérateur. Le temps des pamphlets en lettre minuscules, sans marge ni graphiques et distribués à la sortie des usines est passé.

Comment échapper à l’information spectacle ou au sensationnalisme ?

L’information n’a pas à être incompatible avec le spectacle. Si les médias commerciaux font de la désinformation-spectacle, nous devons proposer de l’information-spectacle et non de l’information-somnifère. Qui a dit que l’on ne pouvait pas réaliser une Tele-novela de gauche qui diffuse des valeurs progressistes ? Ou un documentaire attractif pour expliquer les relations Nord-Sud ? Toutes les ressources qui peuvent séduire l’être humain - l’humour, le spectaculaire, l’émotion, les sentiments, etc. - peuvent aussi être mises au service d’une bonne cause informative, mais il faut savoir bien le faire. Notre double défi, c’est d’assumer la nécessité de séduire par nos contenus et thèmes, et apprendre à le faire. Sans jamais perdre de vue nos principes. Les concessions ne se font pas au niveau de l’idélogie, mais des critères formels.

Commet voyez-vous le futur de la presse marquée par l’apparition des gratuits et surtout des blogs ? Comment renforcer le rôle des lecteurs (citoyens) au débat ?

La presse gratuite n’est pas si différente de celle que l’on connaît, du fait que les deux ont besoin de publicité pour vivre. En ce qui concerne les blogs, c’est un format qui n’arrive pas à me plaire. Je crois qu’il y a beaucoup d’ego et peu de projet communicationnel. L’alternative sera toujours un travail collectif, jamais le seul individuel. J’ai moi-même un blog sur Internet, mais il est clair que mon pari, c’est le site collectif rebelion.org, un travail commun avec d’autres journalistes pour que l’on couvre l’entier du spectre de la réalité.

Quels sont les enseignements que vous tirez de votre travail à Rebelion et de votre collaboration avec la nouvelle télévision publique vénézuélienne, Telesur ?

De mon expérience à Rebelion, j’ai appris qu’il existe une grande demande d’information de la part des citoyens qui ne croient plus les grands médias et aussi qu’il est possible de créer un média à la marge du marché. Ce que je retire de ma collaboration avec Telesur, c’est que l’image et la télévision sont un média diabolique, qui trivialise les contenus, frivolise le monde, en appelle aux émotions et évite le raisonnement, ce qui rend difficile l’interprétation du monde. Dans le même temps, nous ne pouvons pas laisser cet outil à l’ennemi et nous devons aussi l’utiliser. A Telesur, il nous reste encore beaucoup à avancer et, quel que soit le résultat final, nous apprendrons beaucoup de ses succès et de ses échecs.

voir www.rebelion.org