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Election présidentielle du 2 juillet 2006
Mexique : l’ombre de 1988
par Luis Hernández Navarro
1) Les dés électoraux ont été pipés en faveur de Felipe Calderón. Depuis
le pouvoir, la droite a commis un coup d’État technique. Non seulement les
élections ont été inéquitables, mais elles ont été truquées. Toutes les
ressources du gouvernement fédéral, licites et illicites, ont été
utilisées pour favoriser le porte-drapeau du Parti d’action nationale
(PAN). Ce dernier a eu recours à presque toutes les vieilles ficelles du
vieux Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) pour faire gagner le
candidat du gouvernement. De plus, les subterfuges permis par les
nouvelles technologies informatiques ont été mis en œuvre.
2) Il s’agit d’un coup d’État parce que sur la décision souveraine des
citoyens de se choisir un gouvernement d’autres autorités ont été imposées
par la force. Il est technique parce que, au lieu de recourir aux forces
armées, on a usé d’un ensemble de ressources informatiques pour présenter
comme vainqueur du combat électoral celui qui ne l’a pas gagné. Il est de
droite, parce que la prétention d’imposer Felipe Calderón à la tête de
l’exécutif cherche à donner une continuité aux intérêts conservateurs qui
ont prévalu sous le gouvernement de Vicente Fox.
3) La liste des anomalies est énorme : création d’un climat de crainte
pour favoriser le vote de la peur, utilisation des ressources publiques
destinées au développement social pour influencer le vote (selon le
quotidien "Reforma", 41% des bénéficiaires de Oportunidades [1] et 44% des
bénéficiaires du Seguro Popular [2] ont voté pour les "blanquiazules", les
blanc-bleu, les candidats du PAN), achat de suffrages, sympathisants du
Parti de la révolution démocratique (PRD) purgés des listes électorales,
utilisation illégale d’informations de l’État pour servir la campagne
électorale du PAN, manipulation des résultats préliminaires du vote.
4) Le coup d’État technique du 2 juillet n’est rien d’autre que le dernier
maillon d’une longue chaîne d’actions extralégales et illégales perpétrées
par l’exécutif pour essayer d’empêcher Andrés Manuel López Obrador (AMLO)
d’accéder au gouvernement. La tentative d’inhabilitation politique exercée
contre lui l’année dernière [3], la campagne médiatique le présentant
comme un transgresseur de la loi et la diffusion d’annonces télévisées
dans lesquelles il est montré comme une menace pour le Mexique ne sont que
quelques épisodes de cette offensive à son encontre.
5) Pièce centrale de ce coup d’État : l’Institut fédéral électoral (IFE).
L’arbitre est partial. Cela est devenu évident pendant la campagne
électorale et cela a été démontré le jour des élections. Ses neuf membres
ont été choisis après une négociation entre Elba Esther Gordillo (PRI) et
Germán Martínez (PAN). Cinq pour la Professeur (La Maestra) [4] et quatre
pour le paniste. Ils se sont entendus. Le PRD a été exclu.
6) Le scrutin du 2 juillet montre un Mexique clairement divisé et en
pleine confrontation. La plus grande partie du Nord a voté pour Calderón,
presque tout le Sud pour López Obrador. Les riches ont majoritairement
soutenu le PAN, les pauvres, la coalition "Pour le bien de tous" [Por el
Bien de Todos ; la coalition menée par AMLO].
7) Ont voté pour le paniste la majorité des habitants du nord du pays
(43%) et du Bajio (47%), ceux dont les revenus sont supérieurs à 9200
pesos [656 euros] (50%) et les professions libérales (48%). Ont soutenu
"el Peje" [diminutif mexicanisé de "perredista", le candidat du PRD, AMLO
en l’occurrence] la majorité des électeurs du Centre (44%) et du Sud
(40%), ceux dont les revenus se trouvent dans une fourchette de 2 à 4
mille pesos [143 à 285 euros] (respectivement 34% et 39%) et ceux qui ont
suivi des études secondaires et préparatoires (38%).
8) Le PRI s’est effondré. Les gouverneurs des États du Nord appartenant à
cette formation politique, ennemis de Robert Madrazo [5], ont trahi leur
parti. À Coahuila, Chihuahua, Durango, Puebla, Sinaloa, Sonora et
Tamaulipas, ils ont soutenu Felipe Calderón et là où les candidats à la
députation n’appartenaient pas à leur groupe politique, ils ont favorisé
le Parti de la nouvelle alliance (le Panal). Selon les enquêtes de sortie
de scrutin menées par "El Universal", seulement 77% des partisans du PRI
ont voté pour Madrazo.
9) L’artisan de cette alliance entre les gouverneurs tricolores (PRI) et
le candidat présidentiel blanc-bleu (PAN) est Elba Esther Gordillo. C’est
elle la grande gagnante indirecte de ces élections. Son parti obtiendra
une représentation parlementaire non négligeable, inhabituelle pour une
formation politique récemment enregistrée. Ses candidats protégés, issus
des listes PAN et PRI, ont été élus au Parlement. Ses forces seront la
clef de la formation d’une majorité au Congrès.
10) Malgré son échec, le PRI a réussi à se positionner comme grand
électeur. Il possède la plus grande quantité d’actes électoraux. Il
ouvrira des négociations avec le PRD et le PAN pour vendre cher son
alliance.
11) Le vote de la peur a porté ses fruits en faveur du PAN et de ses
alliés du Congrès de coordination patronale (CCE, sigle en espagnol).
Présenter López Obrador comme "un danger pour le Mexique", effrayer la
population en brandissant le danger qu’elle perde sa maison, son
automobile et ses biens, leur a permis de ratisser au-delà de leur base
sociale traditionnelle. L’artillerie lourde qui a été utilisée contre "el
Peje", par des troupes héritières de la tradition "cristera" [6] a fait
mouche. La multitude de SMS qu’ils ont envoyés sur les téléphones
portables pour secouer la conscience des fidèles semble avoir produit des
effets. "México, signalait l’un d’eux : es-tu sûr qu’il autorisera notre
religion catholique ? Santa María de Guadalupe : sauve notre patrie et
garde notre foi ! Vote ! Motive !" Il n’est jamais trop tard pour les
miracles.
12) L’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN, sigle en espagnol)
a-t-elle une responsabilité dans ces résultats ? Aurait-elle dû soutenir
López Obrador ? Un appui hypothétique du zapatismo à AMLO n’aurait fait
que renforcer la campagne de peur orchestrée par le PAN et effrayer de
possibles électeurs.
13) Le Mexique vit aujourd’hui un nouveau 1988 [voir encadré ci-dessous].
La "chute du système" avait alors enlevé le triomphe à Cuauhtémoc
Cárdenas. Le 2 juillet 2006, le coup d’État technique de la droite a
prétendu arracher la victoire à López Obrador. Mais le pays de 2006 n’est
pas celui de 1988. Il dispose désormais d’une expérience de l’organisation
et de la résistance qui n’existait pas alors. La nation est assise sur un
baril de poudre sur le point d’exploser et l’escroquerie faite à la
volonté populaire pourrait allumer la mèche. Que personne ne soit dupe sur
ce qu’il peut arriver dans les prochains jours !
******
Le spectre de 1988
Que s’est-il passé lors de l’élection présidentielle de 1988 ?
Le fantôme de 1988 a fait sa réapparition avec l’indéfinition de
l’Institut fédéral électoral (IFE). Le 2 juillet 1988, le leader du futur
Parti de la révolution démocratique (PRD), Cuauhtémoc Cárdenas, avait
perdu la présidence de la nation à cause d’une gigantesque fraude
électorale orchestrée par le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI),
au bénéfice de son candidat, l’ex-président Carlos Salinas. L’escroquerie
fut tout sauf subtile. Une fois fermés les bureaux de vote, les premiers
sondages donnaient Cárdenas gagnant, qui à l’époque était à la tête du
Front démocratique national. Cependant, un prétendu problème dans le
système électronique a arrêté le comptage. A la reprise de celui-ci,
Salinas avait pris les devants. Quand la victoire du priíste a été
annoncée, l’opposition demanda que les bulletins électoraux soient rendus
publics pour permettre une sorte d’audit. Un incendie "accidentel" dans le
sous-sol du Congrès, où les bulletins étaient conservés, effaça pour
toujours les preuves de la fraude du PRI et la première possibilité réelle
de la gauche mexicaine d’accéder au pouvoir.
(Source : "Página 12", 4 juillet 2006.)
Notes :
[1] [NDLR] Oportunidades (Opportunités) est un programme gouvernemental
qui octroie des fonds pour l’éducation, la santé et l’alimentation aux
familles vivant dans l’extrême pauvreté.
[2] [NDLR] L’un des organismes publics de sécurité sociale mexicains.
[3] [NDLR] Tout député, sénateur ou gouverneur est doté dans l’exercice de
ses fonctions d’une immunité constitutionnelle empêchant qu’il soit
poursuivi en justice. Seul le processus du "desafuero" peut lui retirer
cette immunité et peut permettre le développement d’une poursuite en
justice, procédure pénale qui empêcherait toute personne de se présenter
comme candidat présidentielle.
Depuis 2004, des menaces de poursuites judiciaires pour abus d’autorité
pesaient sur AMLO. On lui reprochait d’avoir illégalement construit des
routes sur une terre expropriée en 2000. Le 7 avril 2005, par un vote de
360 en faveur, 127 contre et 2 abstentions, la Chambre des députés votait
pour le "desafuero" (inhabilitation) de López Obrador. Cette tentative
évidente de l’écarter de l’élection présidentielle s’est rapidement
retournée contre le PRI et le PAN. Dès le mois suivant, suite aux
pressions populaires, le ministère de la Justice (Procuraduria General de
la República) a laissé tomber toutes les accusations. En mai 2005, le
Président Fox a même dû apparaître à la télévision pour annoncer que les
autorités fédérales mettraient fin à toutes les procédures judiciaires.
[4] [NDLR] On désigne souvent Elba Esther Gordillo par ce titre, ayant été
enseignante avant de se lancer dans la vie politique. Suite au scandale en
cours au vu des suspicions de fraude dans le processus électoral, Gordillo
a été expulsée du PRI le 13 juillet.
[5] [NDLR] Candidat du PRI à l’élection présidentielle.
[6] [NDLR] Référence à la "guerre cristera", révolte agraire catholique
des années 1920 contre le gouvernement laïque.
Source : "La Jornada" (http://www.jornada.unam.mx/), 4 juillet 2006.
Traduction : JFG - Questions critiques (http://questionscritiques.free.fr/).
Traduction revue par l’équipe du RISAL (http://www.risal.collectifs.net/).
Messages
1. > Mexique : l’ombre de 1988, 19 juillet 2006, 10:30
Partout dans le monde, les ultralibéraux ont peur.
Ils ont peur de la montée naturelle de l’anti-libéralisme et sont prêts à TOUT pour la contrer, quitte à détruire la démocratie. C’est ce qui se passe au Mexique aujourd’hui et qui se passera demain en France où les machines à voter nous seront imposées.
Soyons prêts au pire.