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Petit déjeuner

Publie le jeudi 6 octobre 2005 par Open-Publishing

de Al Faraby

J’entre dans la cuisine.

J’abaisse le bouton d’interrupteur, la lampe de néon clignote avant de diffuser partout sa lumière blanche blafarde. Je me dirige vers la machine électrique à préparer le café. Je remplie le réservoir d’eau, j’introduis une capsule mauve et abaisse la manette du pressoir. Je pose ma tasse de café à double dose en-dessous de la sortie. J’appuie sur le bouton rouge. Le bouton vert clignote.

J’attends qu’il se stabilise avant d’appuyer dessus. Le café coule. Je laisse remplir la tasse avant de tout arrêter.

Je bois ma première gorgée, celle qui va entamer mon réveil.
Tous les gestes accomplis jusque là ayant été exécutés d’une manière machinale.

Je mets en route mon lecteur de CD. C’et le même disque(*) que j’écoute depuis plus d’une semaine. La première plage s’enclenche sur un air de jazz, suivi d’une voix de femme :

"Quand est-ce que vous voulez venir le prendre un verre chez nous ?"
"Chou ?"
"Est-ce que vous êtes fiancé ?"
"Est-ce que vous êtes marié ?"
"Est-ce que vous êtes pédé ?"
"Est-ce que vous m’entendez ?"
"Chou ?"

..........

Je chante avec elle et continue à boire mon café.

J’ouvre le frigidaire et sort deux oeufs, le paquet de lardon salé coupé en dés et le fromage blanc. Je pose la poêle sur le feu et j’attends qu’elle chauffe. Je vide dedans les lardons et les fais revenir légèrement. L’odeur ravive mes narines et fini par me réveiller complètement. Je casse les deux oeufs dessus et mélange doucement le tout avec une cuillère en bois. J’assaisonne simplement avec du poivre.

Dans une petite assiette creuse, j’assaisonne mon fromage blanc : du sel, du poivre, du thym. Le tout arrosé d’une goutte d’huile d’olive.

Mon petit déjeuner est prêt.

La chanteuse reprend le refrain :

"Quand est-ce que vous voulez venir le prendre un verre chez nous ?"

"Chou ?"

Je me prépare une autre tasse de café.

J’arrête le lecteur de CD et passe à la radio. Les infos ont commencé depuis quelques secondes.

Je m’installe et commence à manger.

"Bagdad : une attaque kamikaze contre une file d’attente devant une agence bancaire du centre ville. Le nombre de victimes est important. L’armée américaine a bouclé le quartier. Par ailleurs, les tractations sur le référendum à venir portant sur la Constitution se poursuivent entre les chiites et les sunnites."

L’avantage du pain libanais est qu’avec on peut manger sans fourchette, couteau ou cuillère. C’est sûrement la raison pour laquelle les enfants en raffolent.

Je plonge mon bout de pain dans le fromage blanc.

Je réfléchis à l’attentat de Bagdad. "Est-il justifié de s’attaquer à la population civile ? Est-ce de la résistance contre l’occupation ? A qui profitent des actions de ce type ?" autant d’interrogations légitimes, qui métitent qu’on leur accorde toute notre attention.

Mais le présentateur du bulletin d’information ne me laisse pas le temps de réfléchir. Il est déjà passé à autre chose : "Cisjordanie : une Palestinienne mère de cinq enfants a été tuée à un barrage de l’armée israélienne dans la région de Naplouse après avoir poignardé une soldate, a-t-on appris de sources médicales et sécuritaires. En tentant de contrôler la Palestinienne de crainte qu’elle ne poignarde quelqu’un d’autre, les soldats ont ouvert le feu sur la partie inférieure de son corps et elle a été blessé", avait indiqué une source militaire israélienne.

Des sources médicales palestiniennes ont par la suite annoncé sa mort, qui porte à 4.841 le nombre de personnes tuées, dont une grande majorité de Palestiniens, depuis le début de l’Intifada en septembre 2000, selon un décompte de l’AFP."

Je n’ai plus faim.

La scène défile dans mon esprit. J’essaie d’imaginer la vie quotidienne de cette mère Palestinienne et à toutes les choses qui l’ont emmenée à commettre son acte contre une soldate des forces d’occupation israéliennes. Rien à voir avec les kamikazes irakiens.

Le présentateur avance à toute vitesse dans la lecture de son bulletin d’informations.

Je n’écoute plus. Ma conscience est ailleurs. Mes préoccupations sont autres.

Je n’ai plus d’appétit du tout.

Mon café s’est refroidit.

"La première neige est tombée sur les Alpes" annonce le présentateur. J’éteints la radio.

Je pense à Bernard, dans son petit village du côté de Chambéry. Il doit être levé. Je prends le téléphone et l’appelle sur son portable. Je sais qu’il ne s’en sépare jamais.

"Salut Bernard ... c’est moi"
"T’es tombé du lit ou quoi ?"
"Envie de parler. Alors, t’as rentré les bêtes ?"
"Il y a une semaine ... le froid arrive"
"Ils ont annoncé la première neige ce matin"
"Je ne vois rien tomber. Tu sais, il ne faut pas croire tout ce qu’ils racontent. J’ai lu ton billet d’hier sur la liste, celui intitulé "offre d’emploi". Très bien vu vieux."
"Du même coup, il résorbe le chômage des jeunes"
"En plus, ils les envoient se faire zigouiller"
"Chez nous, ils leur proposent le -contrat nouvelle embauche- encore une autre voie de garage"
"Te souviens-tu des jeunes de Gaza ?"
"Oh putain ... la cata ... 80 % de chômage ... A ce propos, le 4 octobre à Grenoble, la manif a rassemblé 50.000 personnes avec au premier rang, les salarié de Hewlett-Packard, où jusqu’à 1.240 emplois risquent d’être supprimés.

J’ai rencontré les copains de la -Coordination-. Ils m’ont confirmé l’achat de toute la production d’huile de la coopérative suivi par Salah à Bethléem.

Comment dit-on en arabe ?"

"Beït-Lahm"
"J’y arriverai un jour "
"Mais c’est une excellente nouvelle ! "
"Veux-tu appeler Salah pour le lui annoncer ?"
"Non. Fais-le toi ... il sera obligé de parler en français. Avec moi, c’est toujours en arabe. J’ai bien fait de t’appeler. Mais peut-être que je t’ai dérangé "
"Pas du tout. J’allais traire les vaches"
"Je te laisse"
"Sur quoi vas-tu écrire ce soir ? "
"Je ne sais pas encore ... "
"Ciao"
"Ciao"
Je raccroche. Je remets le lecteur de CD. Il démarre sur la première plage.
"Quand est-ce que vous voulez venir le prendre un verre chez nous ?"
"Chou ?"
"Est-ce que vous êtes fiancé ?"
"Est-ce que vous êtes marié ?"
"Est-ce que vous êtes pédé ?"
"Est-ce que vous m’entendez ?"
"Chou ?"

..........

J’écoute en faisant la vaisselle. Je range un peu. Je pense à Salah et à la bonne nouvelle que Bernard va lui annoncer.

Je relève le bouton d’interrupteur. La lampe de néon s’éteint. Le noir retombe.
6h20, le jour n’est pas encore levé.

Je sors de la cuisine.

(*) Salma - "Monodose" paroles et musiques de Ziad Rahbany

http://www.aloufok.net/article.php3?id_article=2547