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Points de fuite à l’âge des passions tristes

Publie le lundi 6 décembre 2004 par Open-Publishing


Gilles Deleuze et l’éthique contemporaine, le dernier numéro de la revue "Millepiani" Dix
ans après Nouvelle présentation graphique et changement d’éditeur, mais continuité thématique
pour un groupe de travail philosophique consacré au "nomadisme théorique"

de ANNA SIMONE

Il y a dix ans, sortait le premier numéro de la revue Millepiani. Le titre, "Géophilosophie",
renvoyait à ce courant politico philosophique qui, justement dans ces années-là,
commençait à semer les germes de fortunes éditoriales en soutenant la thèse selon
laquelle il fallait réagir aux processus de mondialisation en retrouvant son
propre nomos et sa propre identité culturelle. Mais sous le terme "Géophilosophie" apparaissaient
les noms de deux des plus importants auteurs du XX° siècle qui, plusieurs années
auparavant, avaient essayé de penser des concepts tels que "territorialisation-déterritorialisation", "singularité", "devenir", "espaces
lisses-espaces rayés" sans tomber dans le piège du savoir/pouvoir identitaire.
Les noms écrits sur la couverture de la revue - sur lesquels a été basée ensuite
toute la production de Millepiani - étaient ceux de Deleuze et de Guattari.

Rien à voir, donc, avec l’idéologie du nomos, la géophilosophie de l’Europe, les philosophies du négatif et de la Krisis. Ces "mauvais maîtres" étaient déjà connus en Italie pour avoir influencé le langage créatif de Radio Alice et d’une partie du mouvement des années ’70. Ils étaient et ils sont les auteurs de l’immanence, de la joie, des pratiques désirantes. Pourquoi proposer alors à nouveau des écrits inédits de ces auteurs dans la deuxième moitié des années 90 s’ils avaient déjà été étiquetés et stigmatisés pour avoir adopté une position politique en faveur de quelques personnes impliquées dans les évènements de 77 ? Pourquoi nommer une revue du titre d’une de leurs œuvres majeures ? La réponse est simple mais aussi multiple.

Les grands auteurs [...], il faut les faire connaître et les diffuser le plus possible en traduisant, avant tout, des écrits mineurs et inédits. Autour d’eux il est toujours possible de construire des intersections avec d’autres auteurs (le magazine a consacré des numéros à Baudrillard, Lyotard, Davis, Foucault, Spinoza etc.) pour actualiser mais aussi pour expérimenter de nouvelles formes d’articulations philosophiques, linguistiques, sociales. En outre, si cela était le passé on ne pouvait pas le refouler complètement parce que ce deuil, peut-être, à la différence d’autres, on ne pouvait et on ne voulait pas l’élaborer entièrement. Il laissait un résidu, des lignes non essayées, des lignes qu’il fallait encore expérimenter. Cette fois, cependant, par de nouvelles formes.

C’est donc ainsi que naissait le projet culturel et éditorial de la revue Millepiani, sous la direction de Tiziana Villani et avec un comité scientifique de tout respect (de Balestrini à Primo Moroni, de Daghini à Dal Lago jusqu’à Virilio, Zanini et beaucoup d’autres). Une revue "différente" des autres revues proches des mouvements sociaux non seulement parce que l’approche théorique était et reste différente mais aussi par la méthode de travail collectif. L’approche théorique est celle du "nomadisme théorique", d’une expérimentation continue visant à "solliciter l’expression de la liberté". La méthode de travail collectif, au contraire, est ouverte aux singularités, au pluralisme des processus de subjectivation, à la reconnaissance de toutes les contributions rencontrées en cours de route sans les contraindre à un credo absolu, à une codification enrégimentée. Ce style pourrait être vu aussi comme une éthique des savoirs et du travail collectif, une éthique du travail social et une éthique des singularités. "On ne peut ramener les singularités - écrivait Deleuze - ni aux individus ni à des personnes, ni à un fond indifférencié. Elles sont des singularités mobiles, voleuses et volantes, qui passent de l’un à l’autre, qui font effraction".

Dix ans après, ce projet, tout en restant autonome, est relancé par la maison d’édition Derive Approdi, avec une nouvelle présentation graphique et éditoriale mais sans changements dans l’approche théorique et dans la méthode de travail. Et ce n’est pas par hasard si le n°28 de la revue, en librairie justement ces jours-ci, porte en couverture le nom de Gilles Deleuze en s’interrogeant, cette fois, sur la relation qui existe entre éthique et nomadisme (Gilles Deleuze, Spazi Nomadi. Figure e forme dell’etica contemporanea, Derive Approdi, pp. 224, € 15). "Le plan éthique - écrit Villani - plutôt qu’ancré à la référence d’une prétendue vérité absolue, doit être connecté avec une évolution processuelle constamment appelée à interroger les transformations". Le plan éthique est un plan d’immanence qui ne renonce cependant pas à en scruter les plis, les complications, les revers.

Au fond, avant de décréter le dépassement des "passions tristes" et d’une éthique négative, Spinoza eut à faire un travail long et patient, de même que Deleuze et Guattari, pour essayer d’aller au-delà des grammaires majeures. Ce travail long et patient est celui que cette nouvelle édition de Millepiani espère faire, en parfaite continuité avec le passé mais avec un regard toujours attentif en direction du présent et de ses innombrables métamorphoses. Sans nostalgies mais sans désenchantements non plus.

Traduit de l’italien par Karl & Rosa

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