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Politis et l’ultra gauche

Publie le jeudi 25 septembre 2003 par Open-Publishing

La maladie infantile/Quel gauchisme ?/Étonnant salmigondis/La rue qui
gouverne
Bernard Langlois @ POlitis

On pourrait dire, paraphrasant un célèbre philosophe, qu’un spectre hante la
France, le gauchisme... Omniprésente dans les débats politiques, les
commentaires de presse, les éditoriaux et dossiers, l’extrême gauche (ou
encore l’ultragauche, comme il semble être à la mode de dire) paraît
obnubiler la classe politico-médiatique, et pas pour en dire du bien, comme
on se doute. C’est que, à droite comme à gauche, on n’imagine pas sortir du
« cercle de la raison », où s’inscrivent en lettres d’or les tables de la
loi capitaliste (on dira « libéralisme », pour faire plus seyant ; ce qui
entraîne, chez ceux qui le combattent, à néologiser un « hyperlibéralisme »
 : mais quoi, c’est toujours bien le même système, que le socialisme d’
origine se promettait d’éradiquer), considérées comme intangibles. Quiconque
prétend les remettre en cause souffre donc de la fameuse « maladie
infantile »... Ça se soigne, docteur ?

Depuis que le communisme est réputé moribond, il ne fait plus peur, normal.
Chacun sent bien que même le commissaire Navarro, avec ou sans ses mulets,
aura du mal à le remettre en selle.

On aura noté que si la Fête de L’Huma fait toujours recette, c’est plus
grâce à ses intermittents qu’aux membres permanents de la troupe : José Bové
en superstar a fait péter l’applaudimètre ; Besancenot et Krivine, bien que
n’étant pas conviés sur la grande scène, se sont taillé aussi un joli succès
d’estime. Marie-George et Robert, vieux couple recru de querelles, ne sont
plus guère attractifs : la première, faute de savoir dessiner un avenir ; le
second, pour incarner un passé qui a échoué. Il reste bien quelques milliers
de femmes et d’hommes, de camarades, qu’une fidélité touchante garde arrimés
à ce qui fut un grand parti populaire, et plus encore aux valeurs qu’il
savait autrefois exprimer (et quels que soient les errements passés, la
cécité, les crimes mêmes, on ne me fera jamais admettre que le communisme n’
est pas un idéal respectable, une belle utopie), mais ces derniers fidèles
ne savent plus à quel saint se vouer. Ils ont toujours envie d’en découdre
avec un système dont l’iniquité ne leur a jamais paru aussi insupportable.
Mais comment s’y prendre quand la voie révolutionnaire paraît bouchée et que
la voie démocratique n’offre d’autre perspective que de s’arrimer encore et
toujours à un partenaire dominant dont la volonté de changement est si fort
sujette à caution ? Et qui, du reste, n’est pas non plus au mieux de sa
forme !

Car le spectre de l’extrême gauche ne rend pas fébrile le seul parti
communiste : au PS aussi, il donne quelques sueurs froides...

Quel gauchisme ?

Au fait, de quoi parle-t-on au juste ? Quel est ce gauchisme (cette extrême
gauche, ultragauche, gauche de la gauche, gauche mouvementiste, comme on
voudra) qui tant agite le microcosme ?

On peut simplifier en distinguant deux branches principales, avec chacune
ses divers rameaux et sauvageons. Plus un outil qu’elles ont plus ou moins
en commun.

L’une est la descendance de Trotski, soit des petits partis léninistes et
anti-staliniens de toujours. S’ils jouent le jeu électoral avec des fortunes
diverses (à la dernière présidentielle, la surprise est venue de Besancenot,
faisant partie égale avec l’incontournable Arlette), ils n’en attendent
rien, sauf de populariser leurs idées, et quelques subsides ; pour eux, l’
essentiel est ailleurs, dans les luttes, dans la rue. Leurs diverses
chapelles ne regroupent que quelques milliers de militants, mais des bons,
des « pros ». Ils ambitionnent de se partager les dépouilles des « stals »
(belle revanche sur l’Histoire) et récusent toute perspective d’alliance
avec les « soc-dem’ ». Pour les prochaines échéances (régionales et
européennes) il semble qu’on s’achemine vers une nouvelle alliance des deux
principaux partis, LO-LCR : la facilité, la routine, on pouvait espérer
mieux de la formation du jeune postier...

L’autre est cette nébuleuse altermondialiste, dont la figure de proue fume
la pipe, porte moustaches et séjourne par intermittence en prison. De
tradition plutôt libertaire, anarcho-syndicale, non-violente mais prônant
volontiers la « désobéissance civile » contre un ordre injuste, elle surfe
sur les exaspérations sociales et s’entend à en lier la sauce : le
rassemblement au Larzac de cet été en a fait la brillante démonstration.
Allergique au jeu politique traditionnel, elle entend faire avancer, par l’
action du « mouvement social », de la « société civile », l’avènement d’un
« autre monde possible ». Les appareils de la gauche classique, PCF comme
PS, aussi fascinés qu’inquiets, lui font une cour discrète ou voyante, c’est
selon. Pour l’heure, amoureux transis...

Entre les deux, l’outil Attac joue avec énergie son rôle de « mouvement d’
éducation populaire tourné vers l’action » et fédère des forces militantes,
syndicales, associatives, intellectuelles diverses qui émanent de l’une ou l
’autre de ces deux branches principales, mais aussi de la gauche classique
et du mouvement écologiste. Non sans quelques tiraillements, elle a su jusqu
’à maintenant préserver, par la pratique du consensus à la base et au
sommet, une unité qui permet l’expression de différences notables.

Je vais me faire taper sur les doigts, car je simplifie à outrance. Mais on
peut dire, en gros, que tous ces gens tirent dans le même sens et
contribuent, non sans succès, « à extirper l’hyperlibéralisme de la tête des
gens », comme dit Nikonoff. Et ce n’est pas rien.

Étonnant salmigondis

Il convient donc de tirer à vue. À gauche (tel article du Nouvel Observateur
dont vous avez déjà entendu causer...) comme à droite, où après s’être d’
abord réjoui de cette épine dans le pied de l’adversaire (« ils vont
emmerder les socialos comme le FN nous a emmerdés, chacun son tour ! »), on
commence à s’inquiéter du potentiel d’agitation permanente dont ces « 
gauchistes » sont porteurs.

Dans le genre « n’importe quoi pourvu que ça cogne ! », Le Figaro Magazine
de samedi dernier s’est surpassé. Volez-le à votre dentiste ou chez votre
coiffeur, ça vaut le détour. Le dossier, annoncé pleine couverture (« 
Enquête sur un mal français, les nouveaux poujadistes »), est un étonnant
salmigondis. Après l’analyse de l’oeuvre d’un philosophe irlandais émigré
aux États-Unis, présenté comme le nouveau maître à penser de la mouvance
altermondialiste (même si personne ne l’a encore lu en France, et pour
cause, son bouquin ne paraîtra qu’en 2004) (1), on vous dévoile « le who’s
who des imprécateurs », de Karl Zéro à Roger Hanin, de Guy Bedos à Isabelle
Alonso, en passant par Guy Birenbaum, auteur d’un succès de librairie
fusillé par la critique (2), Alain Soral (Socrate à Saint-Tropez), Thierry
Meyssan (l’Effroyable Imposture), avec traitement spécial pour Arnaud
Montebourg, « le Rastignac bourguignon ». Et, bien sûr, Bové lui-même, promu
héritier du regretté papetier de Saint-Céré (ce qui est à peu près aussi
futé que de le comparer au Tarzan des routiers, comme a cru bon de le faire
récemment, après Jospin, l’ex-syndicaliste préférée des patrons, Nicole
Notat ; l’ancien Premier ministre, au moins, avait rectifié son jugement).
Reste le désormais incontournable volet du procès en sorcellerie : l’
antisémitisme rampant des pèlerins du Larzac, aveuglés par leur soutien au
peuple palestinien. C’est la pétulante Élisabeth Lévy qui s’y colle, avec
assez de doigté ma foi, la consoeur a oublié d’être sotte ; s’y adjoint un
encadré qui nous concerne directement, intitulé : « Le torchon brûle entre L
’Obs et Politis », qui traite de nos récents démêlés. Il n’entraînera pas un
droit de réponse : Élisabeth Lévy revient sur le bloc-notes où je traitais
de l’affaire Boniface, mais en le situant correctement dans son contexte et
sans insinuer que je suis antisémite. Tout juste si elle m’accuse de « 
maladresse », pas de quoi monter sur ses grands chevaux. Elle chute sur une
petite pique rigolote, en référence au livre de l’ami Pascal : « Mais, au
fait, a-t-on le droit de critiquer Bernard Langlois ? » Mais oui, chère
consoeur ; et il vous suffit de vous pencher sur nos « pages courrier » pour
constater que nos lecteurs, à l’occasion, ne s’en privent pas !

Seuls les peigne-culs ne font pas la différence entre la critique et l’
injure diffamatoire.

La rue qui gouverne

Alors que le Premier ministre semble engagé pour de bon sur le toboggan des
sondages (comme on sait, c’est un sens unique), les raffarinades continuent
d’inspirer les esprits caustiques. On vous avait signalé un mouvement « la
rue qui gouverne » à Nancy. Nous venons d’en vivre un autre à Aubusson
(Creuse).

La ville de la tapisserie est une sous-préfecture passablement sinistrée,
comme tant d’autres. Elle a néanmoins la chance d’héberger une scène
nationale, le théâtre Jean-Lurçat (TJL). Comme partout, les intermittents du
spectacle (la coordination du Limousin) ont tenu à s’y manifester.
Occupation des lieux, empêchant l’ouverture de la saison. Trois jours de
discussion entre la direction, les permanents, les abonnés, et les « 
envahisseurs ». Compromis intelligent, qui a permis une expression publique
forte des revendications des intermittents (l’abrogation du protocole
faisant l’unanimité) sans bousiller le travail des personnels permanents ni
des compagnies invitées. De grandes banderoles « la rue qui gouverne » ont
fleuri sur quelques murs de la ville, provoquant une vague inquiétude chez
le bourgeois et la fureur de l’opposition municipale UMP (le maire,
socialiste, soutenant le mouvement). Le député du coin, un maquignon
chiraquien du genre pitbull, a agressé verbalement les contestataires : il
était assez vain d’essayer de lui faire comprendre que c’était un mouvement
« plus poétique que politique »... Tout s’est très bien passé : pendant une
semaine, le gouvernement imaginaire a ouvert ses grandes oreilles pour
entendre doléances et propositions du peuple. C’était tous les soirs, de 18
h à 20 h, au TJL, rebaptisé « théâtre du peuple » pour la circonstance. Une
assistance restreinte (faut pas rêver !) mais motivée et active est venue
participer aux « ateliers de reconstruction sociale », sur un thème
différent chaque soir (OMC, un autre monde, mission impossible ? Médias,
miroirs déformants ? Éducation, apprendre ou à laisser ? Santé, la bourse ou
la vie ; Culture, parasite en vue...). Des intervenants sur chaque thème
(profs, médecins, artistes, et votre serviteur sur les médias : où j’ai pu
constater une fois de plus combien les journalistes ont mauvaise presse...).
Tout s’est terminé le samedi par une manif de la mairie à la
sous-préfecture, où une délégation du gouvernement imaginaire vint remettre
au représentant du pouvoir réel une synthèse des travaux, les « propositions
du peuple ».

« Ce n’est qu’un début, continuons le débat. La route est droite, la pente
est forte, amis, le goudron est défoncé, et les précaires abandonnés au bord
du chemin vicinal... »

Allez donc, bande de poujadistes !

(1) John Holloway, auteur de Change the world without taking power.

(2) Nos Délits d’initiés (Stock). Ce n’est pas un très bon livre, mais il a
le mérite de poser une très bonne question : dans quelle mesure la
connivence entre politiques et journalistes, ceux-ci protégeant les petits
secrets de ceux-là au nom du respect de la vie privée (même lorsque se
produisent de fâcheuses interférences avec la sphère publique), ne
contribue-t-elle pas à tuer la démocratie ?