QATAR : "De plus en plus lointains" Les voix amères du forum de Al Jazeera

de DONATELLA DELLA RATTA DOHA traduit de l’italien par karl&rosa

"Définir la responsabilité des médias" est le titre du Forum que Al Jazeera a tenu ces jours-ci à Doha. Nous avons eu un exemple de ce que veut dire ce principe aussi noble qu’abstrait auquel l’actualité des dernières heures offre, sur un plateau, l’occasion pour s’essayer dans la pratique journalistique quotidienne. La bombe des dessins danois et de leur reproduction dans nombre de journaux européens éclate justement tandis que des centaines de journalistes sont ici à Doha, loin de la routine de production de l’information, pour réfléchir sur les responsabilités éthiques de la presse et de la télé.

Et la pratique, comme d’habitude, vaut beaucoup plus que les mots. Ici nous sommes tous d’accord sur les principes éthiques que les médias devraient avoir, et les journalistes occidentaux sont au premier rang pour rappeler aux médias arabes qu’on n’échauffe pas les esprits des téléspectateurs en les incitant au choc des civilisations. Et pourtant nous apprenons que certains journaux européens entrent en compétition pour publier ces dessins, au nom du principe sacro-saint de la libre expression. Ce qui, au contraire, dans la pratique quotidienne des médias, s’appelle sensationnalisme et ne sert qu’à faire de la polémique, à rebondir sur d’autres médias encore, à vendre plus d’exemplaires, à être présents dans quelques talk-show qui feront rebondir à leur tour la patate chaude. Embellir sous couvert de la libre expression ce qui guide les médias de tout le monde aujourd’hui - le scoop, la mobilisation qui emprisonne la tête et libère l’émotivité grossière - est simplement de l’hypocrisie.

Les journalistes arabes ici à Doha, les plus laïcs, ou ceux qui appartiennent à l’Islam modéré - que nous aimons invoquer comme un allié dans les salons chic de notre monde - sont déconcertés. "Je suis un laïque - dit Khaled, cameraman du Qatar, qui s’habille comme n’importe quel Italien de trente ans - mais le tamtam sur les médias occidentaux et la compétition dans la republication des dessins m’ont dégoûté. Et ils ne font rien d’autre que de servir le jeu de ceux qui nous veulent de plus en plus différents, de plus en plus lointains", ajoute-t-il avec tristesse. "Plus de globalisation ne veut pas dire plus de connaissance de l’autre - a dit hier pendant le débat Faisal Al Kasim, la star du talk-show de Al Jazeera Direction opposée -. Au contraire, il semble que chacun soit en train de se barricader dans sa tranche de monde".

The Peninsula, le quotidien du Qatar en langue anglaise, titre "Europe joins crusade". "Croisade", le même mot prononcé par Bush il y a quelques années et qui depuis rebondit dans les oreilles des Arabes comme une menace. Al Jazeera a transmis hier plusieurs fois des reportage concernant le boycott qui monte ici dans le Golfe, en interviewant les gens de Doha offensés et sans paroles pour ce qui est désormais considéré ici comme une attaque dirigée contre l’Islam et ses peuples. De l’autre côté les médias occidentaux entrent en compétition de solidarité au nom du principe de liberté qui, nous devons amèrement le reconnaître, n’a en horreur l’outrage que dans certains cas - rappelons-nous les fois où la colère a monté à cause des offenses à la religion hébraïque, la censure contre la station libanaise Al Manar. "Comment pouvez-vous nous donner tort si nous disons qu’avec la religion hébraïque une chose pareille ne serait pas arrivée ?" nous apostrophe Ahmed, un journaliste jordanien. "Vous, les occidentaux, voulez faire taire nos médias avec l’excuse qu’ils incitent à la violence, mais dans les faits vous êtes les premiers à exercer ce pouvoir sur votre public", disent nombre de voix arabes de l’Al Jazeera Forum.

Le directeur général d’Al Jazeera, Wadah Khanfar, clôt les travaux du Forum en soulignant qu’ "il n’y a pas de journalistes occidentaux et arabes, parce que nous partageons tous les mêmes préoccupations et les mêmes devoirs. Plutôt que souligner les différences, nous devrions arriver à reconnaître les ressemblances". Dommage que le climat général, ici à Doha comme sur les pages des journaux européens, dise tristement le contraire.

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