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Retenir Johnny

Publie le jeudi 12 août 2004 par Open-Publishing
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de Emmanuel Pierrat

En donnant raison, le 2 août, au chanteur contre sa maison de disques - la désormais honnie Universal -, le conseil de prud’hommes de Paris n’a pas jugé que la première manche de l’"affaire Johnny". C’est toute l’industrie du disque, son économie, ses rapports de force et son déclin qui sont mis à nu par ce jugement.

Il est désormais courant de stigmatiser ces conglomérats qui lancent de jeunes artistes - d’autres diraient des "produits" - issus de la télé-réalité. Mais la "variété" française a, depuis des décennies, propulsé sur la scène des artistes "découverts" par un radio-crochet ou pris en main depuis leur plus jeune âge.

Rappelons que Johnny Hallyday a commencé sa carrière à 17 ans et l’a poursuivie pendant quarante-deux ans avec la même société.

Soudain, les contrats léonins et les rapports incestueux entretenus depuis les années yé-yé sont mis en relief. Les avances d’argent consenties par leurs producteurs dans des circonstances particulières aux "gros vendeurs" sont aussi au cœur du conflit entre Johnny Hallyday et Universal. L’avocat du chanteur a évoqué des "taux usuraires" à propos des sommes colossales (107 millions de francs sur vingt ans) mises à la disposition de son client.

En témoigne aussi l’affaire MC Solaar, qui a infligé une cinglante et ultime défaite judiciaire à... Universal, en gagnant après neuf années de procédure devant la Cour de cassation, le 21 juin, jour de la Fête de la musique !

L’heure du ménage, voire du déballage, a sonné. Certaines stars ont réussi à renégocier de tels taux de rémunération que la vente de dizaines de milliers d’albums de plus ou de moins ne génère que du chiffre d’affaires mais peu de bénéfices pour leur label. Car il faut souvent, comme c’est le cas avec Johnny, régler au surplus les instrumentistes ainsi que, le cas échéant, l’auteur et le compositeur.

D’après le Syndicat national de l’édition phonographique, qui regroupe les poids lourds du marché, le nombre de contrats signés en 2003 a baissé d’un quart par rapport à 2002. Dans le même temps, les statistiques sur les contrats dits rendus (sous-entendu aux saltimbanques) ont bondi de plus de 50 %. Certains artistes français seraient à la rue, y compris des plus connus, faute de rentabilité suffisante ou de relations dociles avec leur label. Il en serait ainsi de Vanessa Paradis, d’Ophélie Winter. Claude Nougaro avait été mis, en 1986, à la porte de Barclay, alors dirigée par l’actuel patron d’Universal. En novembre, Michel Sardou a gagné devant les prud’hommes, pour ensuite mieux renégocier ses liens contractuels avec Trema, devenue depuis lors filiale... d’Universal.

Face à ce bras de fer de plus en plus douloureux, la jeune garde de qualité prend les devants : Sinclair déclarait à l’hedomadaire professionnel Musique Info hebdo du 4 juin : "EMI traverse une crise. Les chefs de produit changent constamment. Je ne supportais plus d’avoir dix-neuf intermédiaires." Ces propos font écho aux licenciements collectifs, motivés officiellement par une chute des ventes de plus de 20 % au premier trimestre 2004 par rapport à celui de 2003, dans la continuité d’une baisse amorcée il y a déjà plus de quatre ans.

L’économie du disque traverse ces turbulences en laissant donc ses capitaines - car il s’agit bien désormais d’industrie - manœuvrer à coups de barre aussi violents qu’erratiques. La situation outre-Manche ou outre-Atlantique n’est guère plus reluisante : Prince, au cours de son contentieux avec Warner, est apparu sur scène en se maquillant le visage du terme slave (esclave). Mariah Carey a été expulsée d’EMI avant de rejoindre... Universal. George Michael est entré en litige avec Sony, et Madonna avec Warner.

C’est pourquoi Alain Chamfort ou Michel Jonasz ont annoncé leur intention de se produire eux-mêmes. La tentation est grande de court-circuiter les intermédiaires que sont les producteurs et autres éditeurs, à l’instar de ce que pratiquent déjà Francis Cabrel ou Jean-Jacques Goldman (Le Monde du 4 août). D’autres, comme Yves Dutheil, ont choisi de réenregistrer leur œuvre à leurs frais pour sortir des imbroglios juridiques.

Ce phénomène qui touche le milieu musical est à la mode dans l’ensemble du secteur culturel. Le cas de Stephen King, qui avait provoqué la stupéfaction et la terreur dans l’industrie américaine du livre en mettant directement son œuvre en ligne, n’est plus un exemple isolé. C’est aujourd’hui au tour de l’industrie du disque d’apprendre à ses dépens que les auteurs, compositeurs et artistes-interprè- tes, s’ils ne sont pas toujours de bons gestionnaires, sont capables de s’entourer de professionnels du chiffre et du droit. Encore faut-il en avoir le poids suffisant, c’est- à-dire une œuvre fournie permet- tant de constituer un catalogue capable de financer les frais d’une structure permanente.

En plein désarroi, les holdings de la musique sont promptes à accuser pêle-mêle la piraterie en ligne et la TVA à 19,6 %. Ces écrans de fumée ne suffisent pas à cacher d’autres turpitudes. C’est exact qu’un CD coûte cher, et son prix est souvent dirimant pour le public jeune. A la différence des professionnels du livre, ceux du disque ont peu bataillé pour imposer un prix unique. Alors qu’un réseau de librairies indépendantes a survécu grâce à la loi Lang, les disquaires traditionnels ne représentent plus que 2,7 % de la distribution. Les marges des puissants intermédiaires sont donc mathématiquement abusives et génèrent des tensions de plus en plus fortes pour chacun des maillons de la chaîne, du créateur au mélomane.

Quant au téléchargement illicite, les professionnels de la musique et de l’Internet ont adopté, en juillet, une "charte pour le développement de l’offre légale de musique en ligne, le respect de la propriété intellectuelle et la lutte contre la piraterie musicale". Mais des organismes représentatifs, allant des syndicats de musiciens aux associations de consommateurs, se sont inquiétés du tout-répressif décrété par l’industrie du disque.

En parallèle, Peter Gabriel et Brian Eno ont annoncé, au dernier Marché international de l’édition musicale (Midem), vouloir proposer une plate-forme en ligne dont les créateurs seront les principaux bénéficiaires : "A moins que les artistes ne saisissent rapidement les possibilités qui s’offrent à eux, les règles seront écrites sans qu’ils aient eu leur mot à dire. En supprimant les labels de l’équation, les artistes peuvent fixer leurs propres prix et déterminer leurs propres objectifs."

De leur côté, les producteurs ont préféré jeter toutes leurs forces dans des rachats effrénés qui ont abouti à une concentration inédite dans le secteur de la culture. Qua- tre majors se partagent dorénavant un gâteau longtemps cré- meux sans que leurs unions aient soulevé un dixième de l’indignation suscitée, l’an passé, par la tentative de rachat par Lagardère de l’ex-pôle édition de Vivendi.

Les "fusions et acquisitions gargantuesques"ont été fustigées dans le très enrichissant rapport sur les droits d’auteur présenté par Michel Muller au Conseil économique et social. Mais, hormis la voix salutaire du patron de Naïve, Patrick Zelnik, nul ou presque parmi les intellectuels ou les autorités bruxelloises ne s’est inquiété de la fusion entre BMG et Sony. Or c’est une "bande des quatre" (Universal, Warner, EMI et BMG/Sony) qui réduit peu à peu la si fragile et précieuse diversité culturelle en occupant près de 75 % du marché européen. A proposer une soupe au fumet de moins en moins varié, l’industrie se coupe des acheteurs.

Rendons grâce à Universal, qui symbolise aujourd’hui la fin d’une époque. L’ironie du sort lui amène une recrue dont l’arrivée ne man- que pas de sel : elle a "signé" l’ancien chanteur des Garçons bouchers, François Hadji-Lazaro, figure emblématique du rock alternatif des années 1980, qui poussa l’absence de compromission jusqu’à devenir un temps, apparemment révolu, producteur indépendant.

Emmanuel Pierrat est avocat au barreau de Paris, spécialiste du droit de la propriété intellectuelle.

http://www.lemonde.fr/web/recherche_articleweb/1,13-0,36-375242,0.html

Messages

  • C’est qui les pirates ?

  • juste pour préciser à Monsieur Emmanuel Pierrat (qui est si je ne m’abuse l’avocat de Johnny dans cette affaire...), Vanessa Paradis N’A PAS ETE VIREE d’Universal. c’est une fausse info qui a été reprise par tous les journalistes qui n’ont pas jugé utile de la vérifier avant de la diffuser. comme c’est étonnant, ce genre de pratiques n’arrive pourtant jamais d’habitude... ;-). Elle est donc toujours chez Universal et doit sortir un album en 2005. Merci de rectifier.