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Sanctionner les chômeurs ou élargir leur espace de choix ?

Publie le mardi 20 mai 2008 par Open-Publishing
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Sanctionner les chômeurs ou élargir leur espace de choix ?

Il est étonnant que, avant même que soient définis les droits
supplémentaires dont les demandeurs d’emploi pourraient bénéficier,
la renégociation de la convention Unedic commence par un projet de
sanction des chômeurs au cas où ils refuseraient deux offres valables
d’emploi. Par ce projet, un pas de plus est franchi dans la
subordination du chômeur à ses « autorités » : l’Etat, l’ANPE, l’Unedic.
La logique de l’assurance est bien loin. Celle-ci est dénoncée comme
une logique « protectrice », alors qu’elle est de nature
contractuelle : les salariés organisés collectivement s’assurent
contre les risques du chômage, paient des cotisations et reçoivent en
contrepartie une allocation lorsqu’ils n’ont plus d’emploi. En quoi
cela est-il illégitime ? On pourrait d’ailleurs suspecter les mesures
actuellement envisagées de rompre des contrats anciens : après tout,
les chômeurs susceptibles d’être « sanctionnés » ont versé
normalement leurs cotisations, dans un cadre juridique qui prévoyait
des prestations en contrepartie.

Dans une situation où l’on veut forcer la main des chômeurs pour leur
faire accepter des emplois dont personne ne veut, il ne serait pas
inutile de rappeler que la relation de travail est contractuelle,
c’est-à-dire, suivant les plus élémentaires principes libéraux,
conditionnée par l’accord des volontés des parties et en particulier
celle du salarié. Il est significatif à cet égard que l’Etat s’arroge
l’initiative de l’approche « disciplinaire », au mépris de la
négociation entre les partenaires sociaux.
Les syndicats et plusieurs observateurs ont critiqué fermement la
pression exercée sur la personne en recherche d’emploi pour qu’elle
accepte un salaire de plus en plus bas. Le gouvernement souhaiterait
ainsi que, au bout de trois mois de chômage, elle ne puisse pas
refuser deux offres correspondant à 95 % de son salaire antérieur, à
80 % de ce salaire au bout de six mois et équivalant à ses
allocations chômage (soit 57 % du salaire antérieur !) au bout d’un an.

Plutôt qu’à résorber la frange des emplois mal payés, aux conditions
de travail souvent dégradées, cette politique conduirait à les
pérenniser en contraignant des personnes à les occuper. On renouerait
ainsi avec les phases les plus sombres du capitalisme : pour occuper
les besognes les plus obscures, l’homme devrait être contraint par la
faim (version illustrée, à une époque que l’on croyait révolue, par
la fameuse fable de Townsend), et/ou par l’Etat. La multiplication
des travailleurs pauvres, nouvelle plaie des sociétés riches, est
ainsi explicitement visée. La garantie d’un salaire minimum instaurée
par le Smic n’arrête pas d’être détricotée. Après la « prime pour
l’emploi » qui permet de proposer des durées hebdomadaires de travail
et des rémunérations mensuelles faibles, le montant des allocations
chômage deviendrait une sorte de norme salariale : tout employeur
versant un salaire à ce niveau serait assuré d’avoir une main d’œuvre
disponible, grâce à la pression exercée sur les chômeurs de longue
durée.

Outre la question de la distance du lieu de travail (avoir deux
heures de trajets par jour est là aussi en passe de devenir une
nouvelle « norme »), la nature de l’emploi qu’un chômeur ne pourrait
refuser est une question essentielle, et peut-être moins débattue. La
rémunération n’est pas le seul paramètre qui compte pour s’engager
dans un emploi. Dans le texte distribué par le ministère des Finances
aux partenaires sociaux afin de préparer une définition plus
rigoureuse, dans tous les sens du terme, des « offres valables (ou
raisonnables - la terminologie est encore flottante) d’emploi », une
subtilité sémantique mérite d’être relevée.

 Durant les trois premiers mois de la recherche, l’emploi, pour être
« valable », doit s’inscrire dans le « projet professionnel » de la
personne. Cette notion est placée au centre de la démarche
d’insertion. Il est ainsi affirmé dans cette note que le succès de la
démarche de recherche d’emploi repose sur la définition d’une « cible
 » (c’est-à-dire l’emploi visé), les moyens du service public étant
déterminés par cette cible, et le chercheur d’emploi devant
s’investir pleinement jusqu’à l’atteinte de la cible. Aimable
présentation digne de technocrates cartésiens et utilitaristes (il
faut organiser rationnellement les moyens en fonction d’une fin
prédéterminée), pour qui la recherche d’emploi s’apparente à du tir à
l’arc, le chercheur d’emploi étant, quand tout va bien,
impeccablement tendu vers sa cible. Malheureusement, certaines « 
flèches » sont paresseuses et font l’école buissonnière. Il faut les
« accompagner » pour les remettre dans le droit chemin, et parfois
abaisser la cible lorsque décidément elle est hors de portée.

 Au bout de trois mois de recherche, le projet professionnel est
laissé de côté : l’emploi, pour être « valable », doit maintenant
être compatible avec la qualification de la personne au chômage.
Notre hypothèse est que ce glissement sémantique traduit un abandon
de l’exigence en termes de qualité de l’emploi, pour ne retenir
qu’une exigence en termes de niveau de qualification. Par qualité de
l’emploi, on entend la valeur qu’a l’emploi pour la personne, c’est-à-
dire le sens du travail.

Si l’on fait l’impasse sur cette dimension qualitative, le travail
est réduit à une forme primitive d’exercice d’une force physique ou
mentale pouvant s’appliquer à toute activité. Cela ne peut à
l’évidence être valable que pour le travail le moins qualifié. Or les
offres d’emploi difficiles à pourvoir, qui motivent la pression
exercée sur les chômeurs, sont pour une part importante des emplois
plutôt qualifiés. Etre cuisinier, ce n’est pas simplement « 
travailler dans la cuisine d’un restaurant », expression utilisée par
Nicolas Sarkozy dans son intervention télévisée du 24 avril pour
désigner, avec une tonalité méprisante, les cuisiniers étrangers qui
faisaient grève pour obtenir un titre de séjour. Même pour les
emplois peu qualifiés selon les classifications officielles, peut-on
ainsi mettre en œuvre une force de travail brute ? Le salarié engage
sa personne dans le travail. Cela suppose que le travail ait un sens
pour lui, qu’il en ait une représentation positive : c’est un
enseignement constant de l’anthropologie et de la sociologie du
travail. Nier cette dimension conduit à un retour à une conception
servile du travail. Le contrat de travail, forme juridique de la
relation salariale dans toute société libre, doit impérativement
recueillir la volonté du salarié. Le menacer de sanctions au cas où
il refuserait une « offre valable d’emploi » ainsi définie est une
atteinte grave à cette liberté fondamentale.

On peut être amené dans certaines situations à devoir accepter des
réorientations professionnelles. Chacun le sait bien. Les organismes
d’aide à l’insertion des chômeurs de longue durée connaissent les
difficultés de faire accepter ces reconversions, qui sont
nécessairement un cheminement long. Six mois peut être le délai qui
permet de se rendre compte qu’il sera difficile, voire impossible, de
trouver l’emploi souhaité. La prospection de métiers alternatifs
prend ensuite du temps. Croire que la sanction soit le moteur le plus
efficace de cette réorientation complexe est une conception triviale
de l’insertion professionnelle. Comme dans toute activité de
prospection, la condition essentielle est l’ouverture de l’espace des
choix. L’accompagnement, sur lequel est mis l’accent actuellement,
devrait avoir prioritairement cet objectif : ouvrir la gamme des
choix offerts aux chômeurs. Le « devoir » d’accepter un emploi
devrait être étroitement conditionné par les « droits » qui sont
offerts. Deux offres d’emploi : c’est semble-t-il l’ambition que l’on
fixe pour les services d’aide à l’insertion pour remplir leur devoir.
Pour se faire une idée, appliquons cette norme au choix d’un
logement. Combien de logements répondant approximativement aux
critères fixés a priori faut-il visiter pour se décider ?

De nombreux travaux montrent que les conditions de travail deviennent
de plus en plus problématiques, sous la pression de la concurrence.
Ce critère semble absent de la définition des « offres valables ».
Quid des personnes, le plus souvent des femmes, qui doivent s’occuper
seules d’un enfant et donc avoir des horaires compatibles ? Quid de
tous les salariés qui refusent de se démolir physiquement et/ou
psychologiquement au travail ? Quid des seniors, dont on se préoccupe
actuellement, qui considèrent qu’après une longue vie de travail, ils
ont le droit de refuser certains emplois ? Soit le cas (étudié dans
une enquête en cours) de Monsieur R., qui a travaillé 25 ans à
l’informatique d’une PME familiale, a été licencié à la suite du
rachat de cette entreprise par un groupe focalisé sur la rentabilité
financière. Il a maintenant 50 ans, est en recherche d’emploi depuis
de nombreux mois. La quasi totalité des emplois proposés émanent de
SSII. Il refuse ces emplois, dont il a eu l’expérience. « Je ne veux
pas qu’on me presse le citron, je veux bien donner, c’est une chose,
mais je veux pas que l’on abuse de moi. J’ai été cadre, pendant des
années j’ai toujours débordé les horaires officiels. Mais je ne veux
pas non plus qu’on abuse de moi. » Est-il juste de contraindre
Monsieur R. à accepter un des nombreux emplois offerts par les SSII,
nombreux parce que précisément le turn over y est important ?
L’itinéraire professionnel et l’expérience de la personne importent,
et ce qui peut avoir un sens à un certain âge ou dans certaines
circonstances peut ne pas en avoir dans d’autres. C’est pourquoi il
est essentiel de laisser la liberté de choix à la personne.

Le directeur général de l’Unedic ne disait pas autre chose dans un
entretien au Monde : « Le débat est mal posé. Une offre n’est valable
que si le demandeur d’emploi a la compétence requise pour le poste.
Nous ne sommes pas les mieux qualifiés pour décider de l’activité que
doit accepter le chômeur. "Etes-vous mobile ? Quelle est votre
expérience ? Voulez-vous changer d’activité ?" : c’est à partir de ce
contrat, entre le demandeur d’emploi et le conseiller qui
l’accompagne, que l’on peut définir l’offre valable d’emploi. »
L’argumentaire développé ici est finalement libéral : laisser une
capacité de choix aux salariés, pour ce choix qui les engage plus que
tout autre, le choix d’un emploi, et protéger en priorité ceux pour
qui elle est la plus menacée, c’est-à-dire les chômeurs de longue
durée. Une offre d’emploi n’est « valable » que si elle est aussi
considérée comme telle par le co-contractant. Toute autre solution
revient à le soumettre à une tutelle.

Mettre en avant cette notion « d’offre valable d’emploi » est
pourtant une ouverture intéressante, à condition d’en réorienter
l’usage. Une exploration approfondie permettrait en particulier de
repérer et quantifier toute une frange d’emplois problématiques et
qu’une politique publique, en association avec les partenaires
sociaux, pourrait contribuer à résorber progressivement, ce qui irait
dans le sens d’un progrès économique et social. Qu’il y ait des
difficultés de recrutement à ces postes est justement l’un des moyens
de les faire disparaître. Tout le monde s’accorde pour dire qu’une
attention plus soutenue aux conditions de travail est prioritaire.
Utilisons les indicateurs qui seraient ainsi produits sur les offres
valables d’emploi pour évaluer le marché du travail et le service
public de l’emploi : combien d’offres « valables » (suivant des
critères de progrès social et non de dumping social) les acteurs
privés et publics du marché sont-ils capables de proposer réellement
aux personnes en recherche d’emploi ?

Puisque les modèles nordiques sont regardés avec intérêt, appuyons-
nous pour finir sur Gosta Esping-Andersen, qui joue un rôle
fondamental dans la réflexion sur la sociale-démocratie européenne.
Pour lui, les systèmes sociaux doivent être jugés à l’aune de la
citoyenneté sociale, c’est-à-dire de la liberté qu’ils ouvrent aux
salariés. Sanctionner des chômeurs refusant des « offres valables
d’emploi » va exactement dans le sens contraire.
Remarquons aussi que le Danemark, pourtant présenté comme modèle à
suivre, ne respecte pas cette orientation. Sauf erreur de notre part,
la pression exercée pour occuper un emploi assigné par le service
public de l’emploi y est forte. Mais ceci est la contrepartie d’une
indemnisation du chômage très élevée. Cette variable, pourtant
essentielle, a été omise du tableau comparatif inclus dans la note de
Bercy. Y aurait-il un dilemme entre une indemnisation faible et une
certaine liberté laissée aux personnes au chômage et une
indemnisation élevée assortie d’une exigence plus forte de prendre un
emploi quelconque ? On peut penser qu’il s’agit d’un faux dilemme,
certains pays ayant à la fois une indemnisation faible et des
politiques énergiques de workfare (remise au travail contrainte).
Néanmoins ce dilemme peut se présenter dans certaines situations. Est-
il exagérément « libéral » de rappeler, dans la continuité de
nombreux auteurs (dont Amartya Sen), que l’évaluation des situations
doit prendre en compte la liberté laissée aux personnes, et pas
seulement leurs revenus ?

Cette question d’un durcissement des sanctions à l’égard des chômeurs
qui refusent des offres dites « valables » ouvre à des réorientations
profondes de la démocratie sociale.

Par François Eymard-Duvernay, économiste

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