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Sauver la grève, sauver la politique

Publie le lundi 27 avril 2009 par Open-Publishing

Sauver la grève, sauver la politique
Violence et séquestrations

Avec les séquestrations de patrons et les dernières violences, ont ressurgi les effluves du radicalisme des années 1970. Au lieu d’interroger la moralité de ces actions, peut-être serait-il préférable de les interpréter à l’aune du mode de revendication le plus institutionnel et, paradoxalement, actuellement le plus déprécié par les pouvoirs publics : la grève.

Si les condamnations ont été unanimes pour dénoncer les dérives nihilistes de Strasbourg, la nuance semblait plus appropriée - jusqu’à la destruction de la sous-préfecture de Compiègne - pour décrire les colères des salariés de Sony ou Continental. A droite comme à gauche, on explique les excès des seconds comme la conséquence du désespoir et de la situation économique. Certains y voient un désamour originel des Français envers la loi, une culture de l’insurrection. Dans cette société spectaculaire où le politique est sommé de défendre ou conspuer au lieu de penser, on passe aisément du drame social au scandale, voire à "l’inacceptable", en zappant de la rue de Solférino aux bancs de la majorité.

Il existe cependant une interprétation étrangement passée sous silence. Ne pas évoquer l’actuelle dévalorisation de la grève - comme mécanisme institutionnel à générer des droits, et à les préserver – corrompt la pertinence du diagnostic. La radicalité naît souvent du fatalisme, c’est-à-dire d’un flirt non consenti avec l’inéluctable. Et la perte d’impact et de considération de la grève par le pouvoir va de pair avec ce sentiment tragique d’impuissance, si justement évoqué par un salarié de Caterpillar : "Aujourd’hui, on a plus les moyens, les outils pour exiger. On n’est pas fort face à cette direction qui a le pouvoir et la justice de son coté. On a rien, nous." (1) L’illégal devient légitime quand le droit devient injuste ou déficient. L’idée n’est pas nouvelle. Les séquestrations ou les tribunaux populaires (Lens) des maos de Victor Serge opposaient déjà dans les années 1970 la raison contre la raison d’Etat, l’éthique contre la loi. A contrario, les syndicats refusaient ce genre de pratiques (au risque d’être traités de collabos), fidèles à une histoire, symboles d’une institutionnalisation progressive de la contestation.

Si la détresse exprime un renversement dû au sentiment général d’impotence de la chose politique face aux vanités économiques, à la déchéance des souverainetés nationales, elle est surtout attribuée au discrédit idéologique soigneusement porté contre ce droit social. Ainsi, se réjouir que "désormais, quand il y a une grève, personne ne s’en aperçoit" (2), serait plus qu’une boutade : une véritable faute d’homme d’Etat et de démocrate.

Le poids d’une responsabilité

Au même titre, le discours du 24 mars de Sarkozy, à Saint-Quentin, est révélateur de ce mépris disgracieux porté contre la grève : "Si j’ai le devoir d’entendre ceux qui manifestent, j’ai également la responsabilité de ceux qui ne défilent pas mais qui souffrent, et c’est d’abord pour eux que j’ai agi (...)" affirme le Président avec une légèreté déconcertante. Diviser la société entre travailleurs et assistés, usagers des services publics et fonctionnaires grévistes, public et privé, etc., est idéologique pour la majorité. Dorénavant, il faudrait ainsi distinguer ceux qui protestent de ceux qui souffrent, donnant volontairement l’impression que l’un s’oppose à l’autre. Pire, lui nuit. Entre 1,5 et 3 millions d’égoïstes, de privilégiés, auraient ainsi défilé le 19 mars. L’argument est réducteur mais son efficacité a fait ses preuves.

La pratique de la grève a beaucoup souffert de cette mythologie et de nombreuses autres caricatures, comme le nonisme syndical ou l’improductivité de la contestation. Les médias ne sont pas exempts de tout reproche par leur penchant à flatter la doxa, pourtant récalcitrante. (3) Le 10 avril, le ’Grand Direct’ d’Europe 1 posait une question effarante à ses auditeurs : "Le fonctionnaire est-il un privilégié ?" Autant de mensonges démentis par l’Histoire, les statistiques et les cadres juridiques.

De la révolution à l’institutionnalisation

Contrairement aux idées reçues, la grève n’est pas issue d’un ressentiment contre les tenants illégitimes du capital, mais comme objectivation de la solidarité. Le refus de la concurrence entre ouvriers qu’engendrait la précarité du travail a effectivement développé l’esprit de résistance et de révolte. Refusant le "darwinisme social", la solidarité prolétarienne voulait supplanter la sélection économique et la lutte pour l’emploi. Dans sa forme primitive et radicale, "la grève générale", a incarné ainsi plus qu’un soulèvement, un processus précepteur et émancipateur, "la forme sublimée de la coalition ouvrière" (4), a priori insoluble dans l’espace politique. La Charte d’Amiens, établie durant le congrès de la CGT de 1906, symbolise ce paradigme révolutionnaire refusant au syndicalisme toute représentation institutionnelle. (4) Les nécessités conjoncturelles et structurelles vont cependant avoir raison de ce radicalisme. Entre l’avènement tant attendu du "grand soir" et un souci d’actions concrètes et immédiates, le syndicalisme va progressivement bifurquer de la "grève rupture" à son institutionnalisation, du principe espérance au principe responsabilité, d’un messianisme de gauche à l’obtention effective de droits. Les grèves générales de 1936 et surtout de 1968 ont d’ailleurs paradoxalement participé à cette intégration dans l’espace public en obtenant, à l’issue de mouvements pacifiques mais défiant le droit de propriété, la reconnaissance, puis l’extension du droit syndical dans l’entreprise, l’élection des délégués ouvriers, la mise en place des conventions collectives, etc. ....

Préserver les acquis

Aujourd’hui, ce bienfait démocratique est remis en cause. La grève, même dans un rapport de force, reste dans un cadre légal. Contractuelle, elle est un droit qui génère des droits. Mais son évolution s’est déroulée parallèlement à son changement d’objet. Nous sommes passés de revendications affirmatives (augmentation des salaires, diminution du temps de travail, etc.) à des luttes défensives. La grève de 1995 (réforme des retraites) sonnant le glas d’un modèle calqué sur 1936 ou 1968, il a fallu protéger des acquis sociaux et non plus prétendre à de nouveaux droits. Après ce stade actif puis défensif, les salariés appréhendent la troisième étape : celui d’un droit de grève à protéger contre un déclin programmé. Quand le service minimum, si glorifié par la majorité (Xavier Bertrand en tête) se veut le garant de "certaines" libertés, il n’est pas négligeable de rappeler que c’est au nom de ces mêmes principes que Napoléon avait créé le délit "d’atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail".

L’argument essentialiste

De même, l’argument du pouvoir en place consiste à dénoncer des grèves corporatistes ou de privilégiés en opposant les Français entre eux. Mais l’histoire des conditions de travail infirme cette représentation. Comme réaction à la docilité, à l’asservissement et à la paupérisation déterminés par la concurrence entre ouvriers - du fait de l’organisation de l’usine -, la lutte avait un caractère universel. Le prolétaire devenait par la singularité de sa condition l’expression de l’humanité tout entière. Dès lors, la résistance à cette forme d’oppression fondait sa cause sur des valeurs telles que la justice sociale, l’émancipation, l’égalité ou le principe de solidarité. Aujourd’hui, cette globalisation des revendications a persisté sous de multiples formes. Les agents du service public, en défendant des acquis en danger, perpétuent l’humanisation de la société. Ce qui paraît être du conservatisme est en réalité une fidélité ; l’intérêt particulier, une lutte globale. Leurs récriminations transcendent leur condition pour investir l’ensemble des salariés, y compris ceux du privé. Et contrairement à ce qui est clamé avec impudeur, la singularité de l’usage du droit de grève par les fonctionnaires n’est pas un privilège mais la conséquence d’un cadre juridique si étroit, si rigide qu’il empêche d’autres alternatives. (5)

C’est ce "scandale" de l’usager de grève que révélait Barthes. L’essentialisme bourgeois exposé comme scindant la société en unités sociales inconciliables. Quand sa fonction détermine absolument ce qu’il est, le cheminot gréviste perd son statut d’homme, acteur des communautés nationales et humaines, pour incarner un "personnage" social, sans épaisseur. La grève n’est plus un droit, déterminé par des causes, des rapports de forces, bref par une histoire, mais une prise d’otages, c’est-à-dire une outrance, un dérapage (car "elle gêne précisément ceux qu’elle ne concerne pas") (6), brisant ainsi une logique naturelle. De la même façon, Jean-François Copé est "absolument scandalisé" sur Europe 1, par les violences des salariés floués de Continental.

C’est cette division que fabrique le gouvernement. Ces mêmes politiques qui s’érigent en défenseurs de l’unité nationale, "de logique de rassemblement" et de la cohésion en temps de crise, et qui pourtant, stigmatisent en "essentialisant" les citoyens.
Réagir avec consternation sur l’immoralité des actions est aussi un bon moyen de déplacer de débat.

Ainsi est-il de la responsabilité du pouvoir actuel. Ne pas entendre les colères formulées par la grève, discréditer cette forme contractuelle de contestation, contribue à renvoyer dos à dos la violence des Black Blocks et la légitimité juridique de la cessation de travail, à promouvoir le caractère futile des moyens légaux de contestation. A l’image du droit de vote, la grève risque de devenir le symbole d’une résistance molle et déficiente. Un prêche dans le désert pour salariés crédules et trop sages. Comment éviter cette radicalisation ? Non à coup de phrases assassines et de procédés essentialistes, mais en pratiquant un dialogue social sincère et une écoute réactive aux alternatives proposées (relance par la consommation, défense du service public, réglementation des échanges financiers, projets culturels et éducatifs globaux, etc.). Au risque, sinon, de voir les violences et les radicalismes devenir les nouvelles formes courantes d’expression sociale.

La responsabilité incombe également aux organisations syndicales. Face à la globalisation, les révoltes locales ou nationales seront de moins en moins effectives. Le projet d’un syndicalisme européen parait être la seule voie envisageable pour garder du poids et se faire entendre. Il ne faudrait pas minimiser ces enjeux. Car ne pas revaloriser le droit de grève aurait pour conséquence dramatique de discréditer encore un peu plus ce qui atteste de la bonne santé d’une démocratie : "la chose politique".

(1) France Inter, journal de 13 heures du 20 avril 2009.

(2) Propos tenus au Conseil national de l’UMP, réuni le 5 juillet à la Mutualité de Paris.

(3) 75 % des Français comprennent la grève du 19 mars et selon le sondage IFOP Sud-Ouest, 75 % des Français considéraient que la grève du jeudi 29 janvier était justifiée contraignant d’ailleurs le Président Sarkozy à mesurer son discours – passant de "j’écoute mais je ne tiens pas compte" à "j’écoute et je tiens compte".

(4) ’La Grève’, Guy Groux et Jean-Marie Pernot, p. 20, éd. Sciences Po les presses.

(5) Les fonctionnaires sont interdits de débrayage ou de grève du zèle. La gratuité dans les transports ou dans les musées est fermement condamnée.
(6) Lire le magnifique article de Barthes au sujet de l’usager de la grève in ’Mythologies’, p.125.

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