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Sur la lutte des paysans philippins pour la réforme agraire

Publie le mardi 30 novembre 2010 par Open-Publishing

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Trois-quarts des pauvres aux Philippines vivent à la campagne. Aujourd’hui, les paysans ploient toujours sous le joug des consortiums agraires, bancaires et commerciaux. Voici quelques données qui illustrent la précarité de leur situation :

Les petits paysans versent 30% à 90% de leur récolte au propriétaire foncier pour lequel ils travaillent. La formule dite de « tersyuhan » ( 1/3 pour le paysan, 2/3 pour le propriétaire) est très couramment appliquée.
Au niveau national, le salaire journalier minimum d’un ouvrier agricole varie entre 3 et 5 euros. En réalité, sur l’île de Negros et dans les régions de Samar et de la Cagayan Valley, il est respectivement de 0.30, de 1.1 et 1.5 euro.
Les paysans payent des prix élevés pour acquérir des engrais et des pesticides. A l’inverse, la vente de leurs récoltes ne leur rapporte pratiquement rien.
Les taux de remboursement des emprunts sont astronomiques : 20% par mois, 200% par récolte ou 400% par an. Dans la province du Mindoro Oriental, les paysans remboursent des emprunts équivalent à 30 euros avec 4 sacs de riz, soit quatre fois la valeur de la dette qu’ils ont contractée.
Aux Philippines, les 350 années de domination coloniale espagnole ont mené à la formation d’une petite élite de propriétaires fonciers et à l’instauration de structures semi-féodales à la campagne. Dans une société rurale, détenir de la terre signifie détenir du pouvoir, aussi bien politique qu’économique. Dès lors, on comprend pourquoi les organisations progressistes ont toujours fortement investi la lutte pour une juste répartition des terres. Nous n’évoquerons pas ici la question des minorités ethnolinguistiques qui ont été très largement dépossédées de leurs terres. Si la loi philippine est censée protéger leurs « domaines ancestraux », en réalité, les minorités sont confrontées aux mêmes difficultés que l’ensemble des paysans philippins.

Dans les années 1950, les premiers programmes de réforme agraire ont vu le jour. Ils n’ont pas provoqué beaucoup de changements et la pauvreté s’est maintenue dans les campagnes. En 1986, la People Power mettait un terme à la dictature de Ferdinand Marcos. Deux ans plus tard, en 1988, poussée par la population, la nouvelle presidente Corazon Aquino initiait une réforme agraire. Fortement soutenues par les organisations paysannes, les propositions de loi promettaient de profonds changements, mais sous la pression des propriétaires fonciers, le parlement vidait les textes de leur substance en y introduisant de nombreux amendements. Le Comprehensive Agrarian Reform Program(CARP) qui en resulta promettait de partager, en l’espace de 10 ans, 10,3 millions hectares de terres agricoles entre 4 millions de familles paysannes sans terre.

Dès le début, les organisations progressistes de paysans ont très fortement critiqué le CARP car il ne remettait pas en cause l’organisation semi-féodale des campagnes. Ainsi, le CARP contient diverses clauses – comme les schémas de leaseback [1] et des stock distribution options (SDOs) [2] – qui ne rendent pas obligatoire le transfert des terres. En fait, ces clausent permettent aux propriétaires fonciers d’appliquer la réforme agraire tout en conservant le contrôle sur les terres et des paysans qui les exploitent. Par ailleurs, le CARP contient d’autres dispositions qui leur permettent de céder leurs terrains de façon fortement avantageuse. Ainsi, la loi leur octroit des compensations supplémentaires en cas d’« offre volontaire de terres cédées à la vente » (Voluntary-Offer-to-Sell, VOS) et de « transfert volontaire de terres » (Voluntary Land Transfer, VLT), une formule qui prévoit que le propriétaire négocie directement le prix du terrain avec le paysan. Toutes ces dispositions sont régulièrement appliquées alors que la clause, la plus juste socialement, celle d’« achat obligé » (Compulsory Acquisition, CA), n’est utilisée que dans une petite minorité de cas.

Outre ces carences, le CARP pèse lourdement sur le budget de l’Etat. En effet, lorsqu’ils acquièrent un terrain, les bénéficiaires de la réforme paient – selon leurs revenus – une partie du prix d’achat au propriétaire, mais pour que ce dernier bénéficie d’une « juste indemnisation », les pouvoirs publics suppléent. Dès lors, pour nombre de personnes, le CARP n’est pas une tentative sérieuse de redistribuer équitablement la terre entre des millions de paysans. Il s’assimile plutôt à un ensemble de mesures, à un cadre extrêmement favorable aux propriétaires et dans lequel l’Etat joue un rôle d’intermédiaire.

Les années 1990 : Le CARP courtise le marché

Pendant la présidence de Corazon Aquino (1986-1992), la confrontation avec les propriétaires fonciers a été soigneusement évitée. A l’époque, la plupart des terres redistribuées étaient en fait des propriétés publiques ou des terrains offerts via les programmes VOS et VLT (particulièrement avantageux pour les propriétaires). Souvent, il s’agissait de terres peu productives. Cette période a aussi été marquée par une recrudescence de la corruption, des scandales impliquant des propriétaires fonciers et des fonctionnaires du CARP.

Dans les années 1990, sous la présidence de Fidel Ramos (1992-1998), l’influence croissante des idées néo-libérales, couplée à l’idée qu’il faut trouver une solution « aux problèmes posés par les terres litigieuses », ont mené à une adaptation de la réforme. A l’époque, la Banque Mondiale se prononce pour une suspension de la clause dite d’« achat imposé ». En outre, elle se déclare favorable à une réforme agraire complètement pilotée par le marché et basée sur le principe du « willing seller-willing buyer ».

Sur le terrain, il y a aussi eu des changements. Suite à une scission au sein du mouvement national démocratique, de nouvelles ONG et de nouvelles organisations paysannes favorables au CARP ont vu le jour. La Banque Mondiale et les autres donateurs internationaux ont soutenu des programmes comme les Agrarian Reform Communities(ARCs). Des groupes de petites fermes ont été encouragés à produire pour l’exportation et à s’intégrer à l’agro-industrie.

Le gouvernement utilise les Agrarian Reform Communities pour redorer le blason du CARP et pour concentrer sur ces projets les moyens financiers qui devaient être alloués aux paysans bénéficiant de la réforme. Dépourvus de soutien, les paysans ont souvent perdu leurs terres, lesquelles ont été restituées à leur ancien propriétaire.

Simultanément, la grande influence des propriétaires fonciers au parlement et dans l’administration s’est avérée très efficace pour brider les ambitions du CARP et retarder sa mise en oeuvre. En 1996, les objectifs de départ ont été revus à la baisse. Il ne s’agissait plus de partager 10,3 millions d’hectares, mais seulement 8 millions. De même, la quantité de terres privées visées par la réforme a elle aussi été rabotée de 5.3 millions d’hectares à 3 millions d’hectares. Les « terrains publics » qui ont échappé à la redistribution étaient en réalité des terrains contrôlés par de gros propriétaires fonciers (pâturages pour les élevages, exploitations forestières, etc.).

La mise en oeuvre du CARP a été systématiquement ralentie en lui allouant trop peu de moyens financiers. Par ailleurs, la lenteur de la réforme et les multiples clauses d’exception du programme ont permis aux propriétaires fonciers privés d’éviter la réforme agraire. Une des méthodes utilisées par les autorités locales, traditionnellement bien contrôlées par l’élite, a consisté à changer l’affectation des terrains agricoles. Elles sont ainsi parvenues à soustraire des terres de la réforme ou à obtenir leur restitution.

Durant les mandats de Joseph Estrada (1998-2001) et de Goria Macapagal Arroyo (GMA, 2001-2010), cette approche mercantile a pris de l’ampleur. De nouvelles clauses, lesAgribusiness Venture Agreement“, ont donné aux propriétaires fonciers et aux multinationales des moyens supplémentaires pour maintenir et renforcer leur emprise sur la production agricole.

Alors que le CARP s’attaquait à la redistribution des terres privées, la tension sur le terrain a progressivement crû. Les propriétaires fonciers ont de plus en plus recouru à des moyens légaux et illégaux pour intimider les paysans. Quant à leurs milices, elles ont empêché les paysans d’accéder aux terres ou les en ont chassés. L’utilisation de la ruse, le recours à l’intimidation et à des procédures plus ou moins légales sont devenues monnaie courante.

Sous la présidence de GMA, la violence à l’égard des paysans et de leurs leaders a considérablement augmenté. Ces personnes ont été les principales victimes d’une vague d’assassinats et de disparitions politiques qui a déferlée sur les Philippines à partir de 2001. Plus de 420 paysans ont été assassinés et le syndicat paysan Kilusang Magbubukid ng Pilippinas (KMP) a perdu 148 de ses membres (133 ont été assassinés et 15 ont « disparu »).

De CARP à CARPER

Après 20 ans « de réformes », le bilan du CARP est très maigre. Non seulement la pauvreté dans les campagnes est deux fois plus importante que dans les villes, mais CARP n’a pas contribué à améliorer l’existence des paysans philippins. Selon les chiffres officiels, seulement 1.9 million d’hectares de terres agricoles privées ont été distribuées depuis 1988. Selon KMP, 82% de ces terres n’ont en fait pas été réellement attribuées à des paysans car des procédures judiciaires sont encore en cours.

C’est dans ce contexte qu’en 2008 que le CARP devait prendre fin. Or le ministère de la réforme agraire a plaidé pour sa reconduction, une position soutenue par la présidente Gloria Arroyo et par différents acteurs sociaux, comme le CBCP (Catholic Bishops Conference of the Philippines[3]), un certain nombre de partis, d’organisations et d’une partie des grands propriétaires fonciers. Alors que certains, comme le CBCP, proposaient d’augmenter les budgets et d’investir plus de moyens dans le soutien aux communautés paysannes qui avaient reçu des terres, les propriétaires fonciers se mobilisaient pour que la clause les obligeant à vendre leurs terrains disparaissent.

En 2009, une nouvelle loi a été votée : la Comprehensive Agrarian Reform Program Extension with Reforms (CARPER). Elle stipule que les terres agricoles privées ne pourront être distribuées qu’une fois que 90% des objectifs de CARP auront été atteints (c’est-à-dire, au rythme actuel, jamais…).

Le symbole de l’Hacienda Luisita

L’Hacienda Luisita est une plantation de sucre de 6 500 hectares détenue par le clan Conjuangco-Aquino, auquel appartient Benigno Aquino III, le président élu en mai dernier. Dans le cadre de la réforme agraire et pour éviter la redistribution de ses terres, le clan en a transformé une partie en terrains de golfe et surtout il a invoqué la clause SDO. Celle-ci lui a permis non pas d’attribuer directement des terrains aux travailleurs de la plantation, mais de les déclarer « co-propriétaires » ce qui leur donnerait accès à une part des bénéfices. Néanmoins et de diverses façons, le clan s’est toujours s’opposé au partage des profits. En novembre 2004, pour briser le mouvement de résistance des paysans et de leur famille, des militaires ont été envoyés : un millier de soldats ont pris d’assaut la plantation. Douze grévistes et deux enfants ont été tués et des centaines de travailleurs blessés dans le « massacre de l’Hacienda Luisita ».

En 2010, les quelques 10 000 paysans qui travaillent sur l’Hacienda n’ont toujours pas reçu la moindre parcelle de terre : l’accord qui avait été proposé par les propriétaires est toujours devant les tribunaux. Par ailleurs, les victimes du massacre et leurs proches continuent à demander justice : aucun responsable n’a été jusqu’à maintenant désigné officiellement. Sur le partage de la terre, comme sur le massacre, le nouveau président n’a pas publiquement position.

Et maintenant ?

Les organisations progressistes paysannes se sont opposées à la prolongation du CARP et décrivent CARPER comme une régression. Elles dénoncent une réforme pro-propriétaires fonciers et les clauses d’un programme qui leur permet de renforcer leur pouvoir sur les campagnes.

Depuis 1988, les paysans ont appris qu’ils ne doivent pas compter sur les tribunaux et le parlement pour acquérir ou conserver leurs terres. Les organisations progressistes réunies au sein du syndicat Kilusang Magbubukid ng Pilippinas (KMP) les soutiennent dans leur lutte et leurs revendications. KMP se mobilise en faveur de la “Genuine Agrarian Reform Bill” (GARB). Il s’agit d’une proposition de loi impulsant des réformes plus radicales. Le texte a été introduit par trois partis progressistes : Anakpawis, Bayan Muna et le Gabriela Women’s Party. Il vise à démanteler les grands monopoles agraires, à soutenir le développement des campagnes et à mettre un terme à toutes les formes d’exploitation des paysans par les propriétaires fonciers.

[1] Les terres font l’objet d’un accord de leasing « négocié » entre le paysan et l’investisseur.

[2] Les bénéficiaires ne reçoivent pas un terrain, mais une part de la coopérative. Il n’y a donc pas un véritable transfert de terres.

[3] Organe officiel de la hiérarchie catholique aux Philippines.

Ce texte est une adaptation d’un article publié par Intal (International action for liberation).

Source : Solidarités Philippines