Accueil > Un an après

de GIULIANA SGRENA traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
Il y a un an, j’écrivais sur il manifesto " Le mois le plus long ", le récit de ma séquestration. Une année est passée : mois de souffrance physique et pas seulement, d’espoirs de sortir du rôle d’ " otage ", de tentatives d’élaborer le deuil. Quand, à l’improviste, à la date anniversaire de mon enlèvement, le 4 février, la montre est repartie à l’envers, en folie. Tout d’un coup c’est comme si les mois passés s’étaient évanouis : chaque jour de février m’a ramenée en arrière, un an avant, des moments absolument insignifiants de ma prison me sont revenus à l’esprit, que je croyais désormais enterrés. Chaque geste est devenu une occasion de me souvenir, même le fait d’aller me coucher et de remonter les couvertures sur moi, pour me protéger du froid, de la peur.
Pour essayer de ne pas penser, j’ai traversé l’Italie et l’Allemagne de long en large, pour parler de mon Fuoco amico, qui n’est rien que mon expérience dramatique intriquée avec la situation irakienne, elle oui, vraiment toujours plus dramatique. Comme à ce moment-là, aujourd’hui encore je ne peux pas parler de moi sans parler de l’Irak.
Dans cette errance, j’ai trouvé autour de moi beaucoup de gens, beaucoup de solidarité, beaucoup de compassion. Des jeunes et des femmes qui éclatent en sanglots face à mes émotions, à mes souvenirs de Nicola Calipari, au fait que ma tragédie m’empêche de me sentir complètement libre. Ma vie a changé. Comment ? Beaucoup de gens me le demandent. J’ai changé à l’intérieur, c’est difficile à expliquer : insécurités, peurs, cauchemars, qui m’amènent à vivre au jour le jour, incapable de faire des projets.
Et même à l’extérieur : dans la rue, les gens me regardent, me saluent, ou simplement me sourient. Certains me fixent avec un regard bizarre, peut-être ne savent-ils même pas qui je suis, mais moi j’ai peur. Une notoriété imprévue que je n’aurais jamais désirée, qui me conditionne. Quelquefois, ça me fait me sentir investie d’un rôle que je ne peux pas assumer. Que doivent faire les pacifistes ? Quelquefois je réponds que mon enlèvement leur a donné une impulsion pour redescendre dans la rue, ce 19 février de l’année dernière, où on m’a raconté qu’ils étaient 500 000.
Mais après ? Il semble que personne n’ait su cueillir cette opportunité de redevenir des protagonistes. Beaucoup de jeunes étudiants ont fait un mémoire sur mon enlèvement, sur moi, sur la guerre et l’information. Ils me disent que je suis un " modèle " pour eux. C’est une belle satisfaction après les critiques de certains collègues. Mais c’est aussi une grande impuissance. On ne peut plus aller en Irak pour informer, l’information a été complètement militarisée avec l’institutionnalisation des journalistes " embedded ". Que faire ? Je devrais leur déconseiller de prendre cette voie, mais, au contraire, je réponds que nous ne pouvons pas nous rendre, que l’information peut servir à battre la logique de la guerre. L’enthousiasme des jeunes doit être nourri et dirigé au lieu d’être réprimé.
Les années précédentes, quand j’allais présenter mes livres, je rencontrais des aficionados, c’était difficile de remplir les salles, il y avait toujours quelque raison qui limitait la participation : mauvais temps, coïncidence avec d’autres initiatives, horaires etc. Maintenant au contraire, les salles sont toujours plus grandes et toujours plus pleines, beaucoup de visages nouveaux, beaucoup d’attentes, d’espoirs et de curiosité. Pas seulement à mon égard. Que se passe-t-il vraiment en Irak ? Malheureusement les événements de ces jours-ci confirment ce que j’avais écrit en me fondant simplement sur l’observation de la réalité. Comme cette guerre civile rampante qui explose maintenant avec toute sa violence et qui semble surprendre hypocritement ceux qui l’ont favorisée.
Et puis, saura-t-on jamais la vérité sur la mort de Nicola Calipari ? L’émotion à cause de sa mort est encore vivace chez les gens. Et la demande de vérité aussi. La magistrature a fait un premier pas, important, en inculpant Mario Lozano, le seul soldat qui selon le rapport de la commission militaire étasunienne aurait tiré sur nous, pour homicide volontaire. Pour que le travail de la magistrature ait une suite il faut cependant une collaboration des autorités étasuniennes qui ne pourra être obtenue qu’avec une forte pression politique. Que nous ne pouvons pas attendre de ce gouvernement étant donné que le ministre Castelli (ministre actuel de la justice, ndt) n’a jamais rien fait pour obtenir une réponse aux rogatoires. Et hier, le ministre de la défense Antonio Martino, pendant la commémoration pour Calipari, est arrivé à dire que c’est le destin qui a tué le dirigeant du Sismi. Pas le feu étasunien.
Martino a osé plus que l’état-major Usa qui avait parlé d’ " accident fatal ". Ensuite, heureusement, Gianni Letta (secrétaire d’état, très proche du président du Conseil, ndt) l’a démenti.
Aujourd’hui 4 mars, je reviens en esprit à Bagdad, je repense aux tirs qui nous ont touchés, à la brève joie suivie par la grande douleur de la mort de Nicola. Nous ne pouvons pas nous rendre, tant que nous ne dévoilerons pas la vérité. Découvrir la vérité fait partie de notre travail et mon espoir est de pouvoir rapidement refaire le travail de journaliste comme je l’ai toujours fait.
Messages
1. > Un an après, 9 mars 2006, 00:57
On ne t’oublie pas Guilana, on n’oublie pas non plus Nicola. N’ai pas peur, on saura la vérité. Même le silence et la lenteur peuvent enseigner. Le silence des médias officiels et la lenteur de la justice : beaucoup d’entre nous ont appris leur signification ...
Mais comme je suis contente de t’entendre (te lire) ! Tu es une Journaliste, et tu as vécu, éprouvé ce que tu nous rapportes . Comme tu le dis si justement, il n’y a plus d’Information(s) venant d’Iraq. Juste, parfois, un chiffre : celui des tués dans un "attentat", une "manifestation". Des enfants, des soldats, l’alpha et l’oméga chiffrée des guerres... Le prix que vous avez eu à payer tout les deux pour nous ramenez ces derniers témoignages, je ne sais pas l’évaluer. Je ne peux simplement que l’imaginer, avec horreur, mais si dérisoirement ...
Vous nous les avez ramené pourtant, ces témoignages. Ils sont là : vos cris et ceux du peuple irakien, on entends encore distinctement, et tu viens de nous rappeler qu’il y un an ...
En Italie, en France, et dans bien d’autre pays d’Europe ou d’ailleurs, un peu de sable s’est glissé dans les rouages d’une machine à broyer qui dépasse la plus-part d’entre nous. Mais Nicola et toi, vous avez jeté une jolie poignée de ce sable dans les rouages biens huilés de la machine à mentir. Petit à petit, encore faiblement, des coins du voile se soulèvent, l’écran de la pensée unique perd des pixels, la machine grince ... Même au coeur de nos société "autruches" (elles mettent la tête dans le sable pour ne pas voir les dangers) il y a des yeux qui s’ouvrent, qui s’interrogent. Ils ne sont pas encore la grande majorité, mais il y en a de plus en plus, vraiment de plus en plus.
Le découragement peut guetter chacun d’entre nous. pourtant, on ne devrait pas se laisser glisser vers lui. Il suffit, pour glaner un peu d’optimisme, d’ouvrir un livre d’histoire, ou ... de mécanique appliquée ! Là aussi, il y a beaucoup d’enseignements.
Une machine enrayée par le sable, un système bâti sur la violence, un écran perdant ses pixels, rien de cela n’est appelé à durer...
Amicalement Guilana, ;-)
Régine.