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Un cahier spécial sur l’Europe

Publie le vendredi 13 mai 2005 par Open-Publishing
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de ANNE-CÉCILE ROBERT

La ratification du traité établissant une Constitution pour l’Europe (TCE), signé le 29 octobre 2004, a commencé [1]. Dix pays [2] sur vingt-cinq ont choisi le référendum, les autres le vote parlementaire. Cependant, c’est la consultation des Français le 29 mai 2005 qui retient l’attention : une réponse négative déciderait certainement du sort du traité dans la mesure où la France est l’un des six pays fondateurs de la Communauté économique européenne (CEE) et où elle joue un rôle important de la scène internationale.

L’éventuel échec du traité ne doit pas effrayer. L’apocalypse dont les partisans du texte menacent l’Europe ne se produira pas plus que lors de la non-ratification de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954 ou de la démission de la Commission en 1999. Le choix des Français, comme des autres Européens, doit porter sur le fond du traité constitutionnel et l’orientation qu’il imprime à la construction européenne. L’échec du TCE obligerait enfin les Vingt-Cinq à discuter du contenu du projet européen, plutôt que de brandir menaces et anathèmes dès que des critiques sont formulées. Car, de blanc seing en blanc seing, l’Union s’enlise.

En effet, l’Union européenne est une organisation adulte mais très immature : elle est incapable de discuter en profondeur de son avenir (quel projet commun pour une organisation de plus en plus en plus composite ?) et préfère se perdre dans les méandres du meccano institutionnel (combien de voix pour chaque pays au Conseil des ministres) ou dans les fuites en avant (élargissement massif à 10 nouveaux pays en mai 2004 alors que les institutions n’ont pas été réformées en profondeur).

Qu’on ne s’étonne pas alors que des citoyens des pays membres « décrochent » ! D’où les référendums négatifs au Danemark sur le traité de Maastricht (1992) ou en Irlande sur le traité de Nice (2001). Ces votes sonnent comme un avertissement et un appel jamais entendus. « Il faut rapprocher la construction européenne de ses habitants », s’inquiétait le Sommet européen de Laeken en décembre 2001. Mais, pour cela, ne faudrait-il pas que l’Union s’attache à élaborer une vision, sinon commune du moins socialisable, des grands enjeux de la planète ? Ne faudrait-il pas qu’elle définisse un projet de civilisation clairement identifiable qui la distinguerait de la gangue informe de la mondialisation libérale et guerrière ? Un projet qui, en outre, justifierait tous les sacrifices de souveraineté auxquels les Européens ont consenti, bon gré mal gré, depuis cinquante ans ? Or, sans cesse, ces débats sont repoussés et le TCE, quasi impossible à réviser car il faudra l’unanimité des Vingt-Cinq, tend à verrouiller l’évolution de la construction européenne et toute discussion sur elle.

Présenté par ses rédacteurs comme la réponse à tous les maux (opacité, division, absence de démocratie...), le traité constitutionnel pose davantage de problèmes qu’il n’en résout. De manière très significative, lors de son élaboration, le débat a porté sur la pondération des voix au Conseil des ministres (lancée par l’Espagne et la Pologne dont il diminuait le poids institutionnel) alors que la caractéristique majeure du texte est ailleurs et bien plus préoccupante : la constitutionnalisation du libéralisme économique dans sa partie III.

A rebours des traditions constitutionnelles européennes, la loi fondamentale proposée mélange allègrement le fond et la forme : chaque « avancée » ou réforme institutionnelle correspond à un nouveau verrou économique. Le fédéralisme technico-monétariste se voit fossilisé, tandis que les politiques sociales et budgétaires demeuraient phagocytées ! Les principes fondamentaux de la construction européenne, énoncés dans le préambule du texte, font de la concurrence, du libre-échange et des règles monétaristes, les valeurs cardinales en vertu desquelles seront organisées et évaluées toutes les politiques et toutes les décisions. Cette évolution majeure n’a pas fait l’objet de discussion véritable, comme si, au fond, elle était considérée comme acquise, inévitable. C’est ce débat que la montée du « non » qui semble s’amorcer commence à ouvrir et que sa victoire obligerait à tenir enfin.

En effet, la désaffection de la grande majorité des citoyens pour l’Union européenne traduit d’abord son incapacité à répondre à ce qui taraude et écartèle toutes les sociétés occidentales : le chômage, la paix, la sécurité sociale. Au lieu de s’atteler à répondre à ces questions, l’Europe se coule docilement dans le moule de la mondialisation libérale et peine à affirmer une différence politique face à un empire américain devenu dominateur, comme l’a montré l’invasion de l’Irak menée en violation du droit international et des règles classiques du droit de la guerre .

Un terrible manque d’imagination semble paralyser les dirigeants européens. Sur le fond des politiques, ils suivent le mouvement dominant, économiciste, privatiseur, tout en prononçant ici ou là de larmoyants discours sur le « modèle social européen », d’autant plus invoqué qu’il n’est jamais défendu. En ce qui concerne les institutions, ils bricolent au petit bonheur (une dose de majorité qualifiée par ci, un peu de co-décision pour le Parlement par là, une responsabilisation de la Commission mais pas du Conseil...) sans chercher à inventer un modèle propre à l’Union européenne comme avaient commencé à le faire les Pères fondateurs (Jean Monnet notamment).

Cependant des frémissements sont perceptibles depuis la crise irakienne du printemps 2003. « Mieux vaut une Europe divisée qu’une Europe dominée », estime ainsi le politologue Pascal Boniface. Au moins, les divergences ont-elles fait apparaître une Europe différente derrière les diplomaties allemande, française et belge tandis que la maladie du suivisme et l’illusion de la « relation spéciale » affectaient une nouvelle fois le Royaume-Uni. Par exemple, la Commission européenne hésite de moins en moins à attaquer les Etats Unis devant l’Organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Même si, dans le même temps, sa soumission au libre commerce le moins imaginatif prive l’Union d’une véritable protection de sa culture et de ses productions agricoles . Enfin, le refus des gouvernements d’appliquer de manière mécanique le pacte de stabilité budgétaire et de croissance à la France et à l’Allemagne (novembre 2003) manifeste une tentative de reprise en main du politique face à une orthodoxie économique qui étouffe la lutte contre le chômage et la pauvreté et ligote les puissances publiques européennes. Les deux pays violaient des règles qu’ils avaient eux-mêmes instaurées il y a bientôt dix ans, mais ces règles n’étaient-elles pas des règles du passé, érigées lors de la période la plus intégriste du libéralisme mondialisé ? C’est-à-dire avant l’échec de Doha, de Cancun, avant les contre-sommets altermondialistes ? Mais le relatif assouplissement du pacte de stabilité, décidé par le Conseil de européen de Bruxelles, le 22 mars 2005, ne joue qu’à la marge et ne remet pas en cause la logique étouffante du pacte que le TCE confirme.

Le traité constitutionnel n’empêche-t-il pas de concrétiser des évolutions positives en enfermant l’Union européenne dans ses travers fondateurs : la domination des questions économiques (dans leur version libérale et monétariste) sur les questions sociales, le manque de démocratie et l’absence de projet politique mobilisateur ?

La construction européenne a besoin d’un souffle nouveau. Bien installée dans le paysage continental, elle doit retrouver une légitimité populaire et inventer un projet politique qui lui soit propre.

http://www.monde-diplomatique.fr/cahier/europe/


[1Voir le calendrier des ratifications

[2Danemark, France, Irlande, Luxembourg, Pays Bas, Pologne, Portugal, République Tchèque, Royaume-Uni et Espagne

Messages

  • Excellente analyse ! Ce paragraphe explique à lui seul le profond hiatus qui sépare les partisans d’un "oui" volontairement aveugle (ultra-droite et gauche ultra-libérale) et le "non" éclairé, porté par les esprits ouverts et humanistes, tel que celui d’Anne-Cecile Robert, et soutenu par des citoyens de plus en plus nombreux à sentir l’arnaque de ce TCE :

    A rebours des traditions constitutionnelles européennes, la loi fondamentale proposée mélange allègrement le fond et la forme : chaque « avancée » ou réforme institutionnelle correspond à un nouveau verrou économique. Le fédéralisme technico-monétariste se voit fossilisé, tandis que les politiques sociales et budgétaires demeuraient phagocytées ! Les principes fondamentaux de la construction européenne, énoncés dans le préambule du texte, font de la concurrence, du libre-échange et des règles monétaristes, les valeurs cardinales en vertu desquelles seront organisées et évaluées toutes les politiques et toutes les décisions. Cette évolution majeure n’a pas fait l’objet de discussion véritable, comme si, au fond, elle était considérée comme acquise, inévitable. C’est ce débat que la montée du « non » qui semble s’amorcer commence à ouvrir et que sa victoire obligerait à tenir enfin.

    Verdi

    http://vive.laliberte.chez.tiscali.fr