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Une seule année sans vous tous.

Publie le mercredi 17 septembre 2003 par Open-Publishing

Trois agents de la police américaine m’arrêtent à l’aéroport de Montréal, où j’étais en route pour New York. C’était le 19 mai 2001. Le premier, l’allure débordante de virilité rehaussée par d’intenses exercices sportifs, me paraît plus vigoureux et attrayant que Sylvester Stallone.
« Suivez-moi », ordonne-t-il comme s’il brandissait des haltères à ma figure. Il me livre au deuxième qui ressemble à un champion de jeux télévisés, certain d’atteindre sa cible : moi-même. Nous nous regardons dans les yeux, je souris et marche derrière lui, sans rechigner. Il me livre au troisième qui était le plus professionnel, il semble vouloir me châtrer. Il me fait signe de le suivre aussi.

J’étais disposée à accompagner ces gens-là où ils voulaient, les vannes de mon imagination s’étaient ouvertes. Seul moyen en ma possession pour passer d’un continent à l’autre, d’un groupe humain à l’autre, d’un pays à l’autre, mon imagination, quoique nécessaire, m’aide à maintenir le lien avec les choses très ordinaires : les indications, les ordres, les signes d’intérêt qu’on me manifeste comme à une chose maligne qui éveille des sentiments de mépris ou de vengeance, ou les deux à la fois. J’ai l’impression que, pour les mêmes raisons, eux comme moi sommes soumis au contrôle zélé, à l’opprobre moral provoqué par l’accusation à laquelle on ne peut finalement échapper.
Nos mouvements ne sont naturellement pas coordonnés. Je ressemble aux captifs et aux condamnés d’avance. Je suis suspecte pour ma conscience et mes intentions, et pour mes deux points faibles parmi bien d’autres : pour ma nationalité et ma langue. Là, dans cet aéroport immense et élégant, la grandeur de mon irakité est à l’apogée de son éclat et de son naturel. Calmement, je les suis tout en faisant défiler dans ma tête une succession étonnante de concepts : dureté, arbitraire, contrainte, violation, excès de pouvoir, siège, enfermement, blocus, invasion, pillage, agression, profit, exil, bannissement, privation, terrorisme et meurtre. Je les énumère et m’emmêle parfois, ne sachant quel attribut ou qualité placer dans l’ordre, lequel serait le plus apte pour parvenir au but ? Du fait de l’atmosphère lourde qui m’entoure, je les répète mais j’oublie sans doute d’autres termes, probablement les plus ambigus, tant je suis fatiguée et inquiète.

Une Irakienne qui pénètre, pour la première fois de sa vie, un antre américain de cette grandeur insolente… Des drapeaux américains magnifiques et impressionnants flottent autour de moi, portant toute notre honte, dressés de tout leur long. Je foule le sol américain, dans le périmètre de l’aéroport international, sans autre allié que mes bonnes intentions et une adresse dans la poche que je crains de voir fondre comme neige sous la pression, l’excitation et le gabarit de la police américaine. C’était l’adresse de mon amie et traductrice, Rebecca Jaboun, tutrice à l’université de Columbia, de nationalité américaine mais avec du sang perse dans les veines.
Je ne baisse pas la tête et n’emploie pas ma main pour me protéger le visage de gifles à venir, je ne manque ni de vitalité ni de modestie, mais je reconnais être déstabilisée lorsque l’homme indique ma main gauche et me demande de la tendre vers un appareil qui enregistre les empreintes digitales. Le papier carbone tout neuf qu’il tend vers moi aspire l’oxygène de mes poumons et provoque en moi une tempête d’humiliation ; je suis indigne de considération et sujet de suspicion. À travers ma main transpirent des fautes que je n’ai pas commises, des péchés que je n’ai jamais rêvé de perpétrer. Les choses sont inversées : qui donc a péché ? Qui doit présenter un bilan ?
Je respecte la faiblesse et l’intelligence humaines - pas la lâcheté ni l’arrogance. Mais comment prouver que je suis vraiment courageuse quand je suis acculée par une force inconnue à me cacher sous le déguisement de la menace ? Ma violence n’a pas été mise à l’épreuve, elle ne brûle pas d’envoyer ses radiations sur ceux qui m’entourent - sauf, peut-être, par l’écriture. Je marche sur le bout de mes doigts et obéis à ce qu’on me demande de faire pour mériter l’_expression : nous ferons de vous un exemple pour les autres.

Je me mets à peser les choses dans mon esprit naïf. Et si c’était un jeu tout de gentillesses, une aventure qui ne me fera pas rougir de honte, le glissement de doigts négligents en direction du sud pour révéler une criminelle, du moins par anticipation ? Un jeu entre un Américain exposé au danger de ma main brûlante et une dame irakienne, qui se trouve souvent dans ces situations, un terrain de jeu, des héros braves et des règles d’un jeu qui n’est pas toujours unique en son genre. Je lui confie ma main tout entière. Nous échangeons des sourires comme les meilleurs amis engagés dans des missions contradictoires, mais il ne sort de mes pores que l’indésirable : ma sueur simple, franche et immédiate. Je dégouline de sueur, de quoi en remplir une petite bouteille. À cet instant, cette transpiration est ma malédiction et ma honte. Seule, elle rédige des rapports sur moi et passe en revue, en quelques secondes, toutes les horreurs par lesquelles mon pays et nous tous sommes passés.

Mon émotion s’étend jusqu’au plus lointain du pays et du corps, la voix s’élève alors et dirige ma main :
« Calmez-vous et arrêtez de trembler de la main. »
Nous discutons avec beaucoup de délicatesse, j’essaie de rester une citoyenne incapable de rentrer sa colère. J’étais disposée à faire plus encore, sauf à me tromper moi-même. Une peur immense s’empare de moi. Ma bouche est sèche, mon cœur bat la chamade, je suis envahie d’un sentiment de misère chaude qui m’enveloppe jusqu’aux pieds.
Je suis une citoyenne ordinaire. Des vertus de ce monde organisé et radieux, je ne possède que celle du conteur, le conteur des intentions, même si, dans mon cerveau, des cellules grises clament je suis une écrivaine irakienne prise d’une envie de visiter la plus grande ville du monde, New York, comme si je revenais visiter le Bagdad des Abbassides, dix siècles auparavant. C’était d’ailleurs la couverture du célèbre magazine Times pour le début du troisième millénaire : New York, an 2000 face à Bagdad, an 1000, quel contraste !
Moi la fille de Bagdad, ni pincée, ni féminine, mais terrifiée comme tout être humain par l’ampleur du terrorisme qui provient des puissants comme des faibles.

Je transpire à grosses gouttes et mon trouble empoisonne l’atmosphère. Par malchance, du fait de l’hostilité feutrée qui règne entre le policier et moi, il semble que je paraisse telle qu’il me voudrait, suspecte d’une manière ou d’une autre. Je refuse, je suis refoulée aux frontières du paradis, et mon fils, qui attend dehors le signal de ma libération ou de mon retour, dédramatiserait en disant : mère, c’est cela l’Amérique, insolente et dominatrice, malade de nous, nous tous sans exception.
Je tente encore une fois d’imprimer mon empreinte, dégoulinante de sueur. Il dit : « C’est la cinquième fois. » Je suis gênée pour lui plus que pour moi-même. J’ai donc échoué, l’échec conforte une beauté intérieure que ceux qui réussissent ne peuvent connaître. Selon la logique, et pas seulement américaine, je semble indigne de confiance tant que le bout de mes doigts suinte d’une telle quantité de pitié, laquelle perle des parties les plus humides de mon corps. Que faire tant que je porte cette quantité d’insoumission et de tromperie dans la partie du corps qui reste indéchiffrable à l’examen pour des raisons psychologiques, biologiques ou nerveuses que je n’ai jamais connues auparavant ?
Je me souviens d’une _expression percutante de saint Paul, disant : « Vous serez parmi les rescapés si vous traversez l’enfer. » Vous serez rescapés si vous entrez en enfer. Où donc est l’erreur, quand l’homme explore chaque millimètre de ma main ? Il l’essuie avec une épaisse serviette en papier, faite spécialement pour cela. Sans manifester de dégoût, il répète d’une voix polie : « Nous ne permettrons pas votre départ tant que nous ne réussirons pas à lire toutes les lignes de votre main. Nous faisons tout cela pour vous, et d’abord pour vous protéger. » Pour que tout cela prenne fin, je lui conseille de faire ceci ou cela, mais il semble que ma main ait un certain pouvoir d’attraction sur lui.
Des appareils plus performants seraient nécessaires pour pénétrer les êtres humains. Ainsi, cet homme tendre ne devrait pas dépendre seulement du mouvement des mains, de la lecture des regards, du mouvement des paupières et des yeux, ou tenter de percer les traits du visage et scruter longuement les formes. Tous ces harcèlements appartiennent à notre monde à nous - le tiers-monde. Chacun de nous est acculé à gagner, même si le gain n’apporte ni avantage ni privilège, et il ne reste à l’autre qu’à bien se tenir dans ses habits de deuil maculés de sueur, de pus, de salive et de sang, même si cette autre expurge la pudeur et des qualités ordinaires devant un policier sorti du fond de la campagne américaine.

Monsieur Frank, professeur de criminologie à l’université de Michigan, affirme : « En développant le Truster (détecteur de mensonge), nous voulons parvenir à des appareils très précis pour lutter contre le mensonge. Nous cherchons aujourd’hui à détecter ce qui se produit dans le cerveau pendant que le mensonge est proféré. La méthode performante s’appuie sur les résultats des études de psychologie interne et nerveuse. Ainsi, si l’individu est amoureux, nous pouvons localiser la zone spécifique à l’amour car elle se déplace au moment où l’on regarde l’être aimé. En s’appuyant sur la programmation efficace du Truster pour traquer les menteurs, notamment parmi les hommes politiques, on vise à dissuader ces derniers et à conférer une crédibilité à l’action politique, bien que nous soyons convaincus qu’il n’y a pas de morale en politique et qu’il y a une différence entre le privé et le public. »

L’écriture révèle la distinction entre certaines réalités ; on glisse au loin, vers la joie et l’imagination coupable qui tente de franchir les murs, les nuits et les interdits. Sur le papier, on a la capacité de fourbir les armes et de lire dans les yeux de l’un des personnages, le désir de mentir, de sévir, de nuire, de dérailler ou de tuer. On laisse le tueur échapper aux regards, la police ou le chef de la tribu peuvent ne pas se présenter pour récupérer le ou les cadavres, ni enquêter sur le crime. Dans les romans, tout est possible : les beaux mensonges, dangereux et énormes, les actes nobles aussi bien que les vilenies. Mais notre homme nous dit aujourd’hui : « Je viendrai dans tant de semaines » ; il ne fronce pas les sourcils pendant que nous lisons la détermination dans ses yeux. Il meurt de passion en expérimentant le crime, et non pas sur le papier. Il est le gardien des graines de la peur, de notre peur et de notre terreur, mais il est aussi celui qui met en évidence chez nous les velléités de résistance. Il semble aussi que notre homme - ici et là-bas - ne se sente pas en sécurité « car il ressent précisément la peur et la menace et c’est pourquoi il fuit toujours en avant ». Les études psychologiques ont prouvé que « le menteur est un individu qui a peur et se sent inférieur.

Afin de retrouver son équilibre, il cherche à cacher sa réalité qui peut révéler aux autres sa faiblesse. Il endure, se renforce, se cache, se déguise et se masque pour qu’on ne découvre pas ses défauts. Le menteur est occupé à protéger ses mensonges et à entraîner les autres à y croire ; mais le plus étonnant est que ces mensonges sont, dans une large mesure, d’une moralité radicale. Ils se situent et s’apparentent à l’extrême droite morale, autrement dit, ils se nourrissent des valeurs défendues par les religions et les cultures en place. »
Il semble que les Américains aient peur, mais les autres ont encore plus peur. Je lui dis :
« Même si nous sommes de race différente, comme l’affirment vos centres de recherche, je partage sans doute beaucoup de vos émotions.
 Comment cela, Madame ?
 Je bois du Coca glacé dans certaines soirées chaudes et je fais quotidiennement mes exercices de gymnastique. Je préfère parfois dévorer des sandwiches au ketchup et à la mayonnaise et, mieux encore, je tarde à régler mes dettes comme la plupart des Noirs dans les sociétés américaines. Zut, mon avion va décoller et vous n’arrêtez pas de répéter votre manœuvre. Combien de fois ai-je marqué mes empreintes ?
 C’est la sixième et dernière fois, il me semble. Eh ! Allez-vous en parler dans votre prochain roman ? »
« Je me calme et goûte au bonheur que ressent le suspect », dit un jour Jean Genet, quand il était en prison. Je m’emplis de rage et de dédain quand l’homme m’indique une pièce voisine où se trouvent un grand lavabo, des savons parfumés, de la poudre de talc, des serviettes et un appareil photo :
« Allez Madame, une dernière formalité. »

Je me tiens tant bien que mal. Il est clair qu’il n’a ni considération ni affection pour moi, ce qui est toujours épuisant : toutes les ressources intérieures se tarissent, on prend conscience de ses secrets, on apprend à s’impliquer par la présence, par sa propre magie, on surmonte l’image qui nous colle à la peau, fertile en aveuglement et en négation de soi ou de n’importe quel autre. En contrepartie, je dois, intelligemment, et surtout parfaitement, me dominer, pour que mon visage apparaisse sous son meilleur jour, pour être présente. Accablée, je tangue et porte autour du cou mon pays, passant ma main sur son vieux col. Je dois paraître plus belle que mon visage véritable que j’aime, meilleure que tout ce que j’ai écrit et tout ce qui a été écrit sur nous et contre nous. Il faut que mon visage, que l’homme tourne de gauche à droite pour la photo, rassemble toute la beauté d’hier, d’aujourd’hui et de demain, qu’il se pare de simplicité, qu’il parle calmement des rêves brisés et trahis, ceux des amis, de la famille, des enfants dont le monde civilisé ignore les cris.

Une chose est sûre, certaine, indivisible comme la naissance du monde et les pas des prophètes dans les ténèbres : nous ne voulons pas mourir ainsi, avec la modestie de la rose et la tristesse de la grappe de raisin qui n’a pas encore été cueillie. Nous ne voulons pas être tués pour n’importe quelle raison futile, qui arrangerait l’univers, ni valable, pour que les urinoirs du Texas se changent en or. Ainsi, nous mettrons notre doigt dans l’œil du maître du temps en disant : nous voulons que personne ne nous apprenne à panser nos blessures.

À cause de la sottise, de l’archaïsme, de la grossièreté et de l’arrogance, du manque de sagesse et de la passion de la peur, de la lueur de la souffrance et du courant de tristesse dans les cœurs, nous ne voulons pas de festivals de deuil pour nous, ni de votre admiration pour notre visage vigoureux et pâle, pour notre liquide ardent et impétueux, pour nos testicules chauds et nos bourses qui emplissent nos pantalons. Nous ne voulons pas de votre confort, de votre coquetterie, de votre grande taille qui n’améliorera pas notre descendance primaire et trapue.
Nous ne voulons surtout pas être forts comme vous, pissant sur les bords de l’univers et ricanant devant les hommes qui rendent l’âme. Nous voulons nous rouler dans notre sable et mourir dessus comme les plus beaux brigands, les fous, les malins et les poètes. Nous voulons rester là-bas, face au soleil féroce et bon pour peupler la terre et continuer d’écrire sur les tablettes.

Que nous vivions un autre jour, pas trop long grâce à nous, ni trop court à cause de vous. Nous voulons une année, une seule sans vous, vous tous, car vous êtes seuls. Nous partageons avec vous la loi de la force, c’est là peut-être la raison de votre fureur, nous faisons partie de la loi universelle, le puissant peut anéantir le monde, mais le faible aussi.

Alia Mamdouh
Octobre 2002

Née en 1944 à Bagdad, Alia Mamdouh a été rédactrice en chef du magazine irakien Al-Rassed, puis journaliste à Beyrouth et Rabat. Censurée et
marginalisée en raison des thèmes qu’elle aborde dans ses livres (l’idéologie du pouvoir, la lutte pour les droits de la femme…), elle entame en 1982 un long parcours d’exil : Beyrouth, Rabat, Londres, Paris…
Elle est l’auteur de recueils de nouvelles, d’une chronique de la vie littéraire arabe et de plusieurs romans (dont La Naphtaline, Actes Sud, 1996).