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Venezuela : la révolution depuis la gauche

Publie le mercredi 23 août 2006 par Open-Publishing

Roland Denis analyse les relations complexes entre les organisations sociales et le gouvernement d’Hugo Chavez dans le cadre de ladite « révolution bolivarienne ».

de Roland Denis

Ni le chavisme ni la « révolution bolivarienne » ne sont des phénomènes politiques nés de la gauche, et c’est là leur péché originel. Ils sont nés dans la rébellion de la rue, dans les insurrections des casernes et non de la décision rationnelle d’une avant-garde ou d’un bloc politique de gauche qui pousse un processus révolutionnaire vers sa victoire.

Nous parlons donc d’un phénomène chargé d’un baroquisme originel extrêmement complexe qui heureusement s’est alimenté des composantes les plus libertaires et radicales qui à une période de notre histoire ont commencé à se répandre par de multiples bouts de la société et du mouvement populaire, pour finir par arborer aujourd’hui les bannières de l’anticapitalisme et du socialisme.

S’il y a donc une « base de classe » dans ce mouvement, elle s’est constituée avec l’aide de certaines cellules combatives du mouvement ouvrier et marxiste, mais surtout d’un type de débat et d’influence de courants historiques de lutte absolument hétérodoxes et divers (les résistances culturelles, le christianisme libérateur, le « cimarronisme » [1], la démocratie de la rue revendiquée depuis les quartiers pauvres, des mouvements sociaux de toutes sortes, souvent spontanés, la lutte étudiante, les soulèvements populaires spontanés, les mouvements de libération nationale, le « bolivarianisme » révolutionnaire, la lutte armée, le marxisme critique latino-américain, le mouvement indigène, etc.) . C’est là le second péché originel du « mouvement bolivarien », son insolite diversité et son hétérodoxie, aujourd’hui incarnées par Hugo Chavez.

Les critiques de la gauche

D’un côté, il y a une gauche qui radicalise son discours en partant de l’évaluation du « caractère de classe » de ce gouvernement (bourgeois, petit bourgeois) et des allures « populistes », « réformistes », « nationalistes » qui circulent en son sein pour des raisons de classe, c’est pourquoi ce gouvernement est condamné à défendre les intérêts du capital national et impérialiste (nous faisons référence à la majorité des courants trotskystes, aujourd’hui très actifs dans certains secteurs ouvriers).

Cela peut apparaître comme quelque chose de parfaitement avéré si nous nous en tenons à un critère de compréhension absolument formel et sociologique, à savoir que ce gouvernement s’opposerait dans notre imagination politique à un autre, dominé par des délégués des travailleurs et des classes exploitées en général, organisés et identifiés comme tels. Une question peut-être un peu idiote : après la Commune de Paris et le premier gouvernement soviétique (1917-1919), y a-t-il eu un seul gouvernement dans l’Histoire qui réponde à ce critère et se soit maintenu au ‘pouvoir’ plus de deux mois ? S’il a existé, dites-moi lequel. En tout cas, nous préférons admettre que l’histoire a démontré que ce modèle souffre d’énormes faiblesses et d’impuissance politique.

Une autre critique de gauche très répandue est celle que nous pourrions qualifier de radicale-nationaliste. Cette critique se focalise sur la question de la souveraineté, et plus concrètement sur l’ambiguïté dont fait preuve le gouvernement quant à son positionnement anti-impérialiste. On critique le fait que d’un côté le gouvernement vilipende la domination impériale nord-américaine alors que de l’autre il entreprend une alliance « privatisatrice » avec le capital multinational pétrolier via les sociétés mixtes [2]. A cette critique s’ajoute toute une série de dénonciations du « modèle productif » dans son ensemble. On lui reproche de n’être qu’une simple reproduction du capitalisme développementiste, dépendant et destructeur, comme le sont les plans miniers, le plan de développement du secteur du charbon, le Gazoduc du Sud [3], le rattachement du Venezuela à l’Initiative d’intégration de l’infrastructure régionale d’Amérique du Sud [4] (l’IIRSA, alter ego de la Zone de libre-échange des Amériques [5] du point de vue des investissements en infrastructures), le paiement de la dette extérieure [6]...D’un autre côté, des plans comme celui du développement du secteur du charbon dans l’Etat de Zulia [7], la percée des multinationales dans les territoires dédiés à l’exploitation minière (principalement de l’or et du diamant), les modèles de développement en jeu, la même vision d’intégration du continent, le rôle privilégié concédé au capital financier, ne laissent aucun doute quant au fait que la « transition vers le socialisme » est encore très douteuse et contradictoire.

Bon, est-ce que cela veut dire qu’Hugo Chavez et son gouvernement ne sont rien d’autre qu’un élément clef de l’impérialisme ? A nouveau, c’est une réflexion formelle qui s’impose, qui ne repose sur aucun fait, complètement abstraite et impuissante politiquement comme effectivement l’ont démontré bon nombre de ces tendances de l’ultranationalisme.

Une autre critique, également bien de gauche, mais qui est peut-être la plus naïve, dit que Chavez est un homme honnête, un véritable révolutionnaire, un homme du peuple engagé dans ses idéaux mais entouré d’un cercle de traîtres, de gens faux, de corrompus qui profitent de son leadership, organisés principalement au sein des partis de gouvernement (notamment le Mouvement Cinquième République-MVR, Podemos et le parti Patrie pour tous-PPT) qui à leur tour les utilisent comme instruments principaux d’appropriation des postes gouvernementaux et des mandats en général, tant au niveau de l’Etat que dans une bonne partie de l’espace populaire organisé. On dit alors que ce sont la corruption et la bureaucratie qui sont les problèmes fondamentaux de la « révolution bolivarienne », tout en réitérant son soutien total au président mais en s’éloignant toujours plus des nouvelles élites qui monopolisent la représentativité politique du processus révolutionnaire.

Le plus important dans cette critique n’est pas tant son bien fondé analytique ou sa dimension théorique (faiblesse évidente : l’idéalisation de Chavez, la personnalisation du pouvoir) mais le fait qu’il s’agisse de la seule critique qui se soit répandue massivement, qui se soit « popularisée » dans tous les sens du terme, et qui peu à peu exige d’elle-même une montée en puissance qui l’oblige à passer du commentaire au fait politique et à l’établissement de stratégies d’action collective qui lui permettent de détruire l’ennemi haï de la corruption et de la bureaucratie.

Que dire et que faire ?

Au-delà des interprétations au sein des sphères de l’avant-garde ou dans l’espace populaire, il est important aujourd’hui de percevoir ce qu’est le développement d’un mouvement social qui, bien qu’il ait été impulsé à de nombreuses reprises par les sphères bureaucratiques des ministères (comités de terres, conseils communaux, comités de santé, de l’énergie, de l’eau), commence à prendre ses distances de ces formes de direction pour établir ses propres politiques et ses propres stratégies, en développant une attitude critique vis à vis de l’Etat dans son ensemble. Aux côtés des mouvements sociaux autonomes les plus importants (paysans, entreprises récupérées par leurs salariés, mouvements communautaires, étudiants, indigènes), cette base organisée du mouvement populaire est la matrice de classe indispensable à l’approfondissement de la révolution. Si elle ne trouve pas un espace commun d’action politique et de construction sociétale, le plus probable est que la « révolution bolivarienne » commence dans les prochaines années à décliner très fortement, jusqu’à disparaître en tant que phénomène réel d’exercice de justice, de liberté et de construction de souveraineté, indépendamment de Chavez.

Actuellement, nous nous retrouvons à un moment où la confusion est à son paroxysme, entre l’offensive impérialiste sur le Venezuela, l’évolution du « plan Balboa » [8] conjointement au « plan Colombie » [9], parmi tant d’autres projets militaires d’attaque du Venezuela - d’un côté - et la pression de la campagne électorale (la campagne pour les 10 millions de votes) de l’autre, qui participent de la cohésion des bases populaires autour de la personne de Chavez et de la position du gouvernement. Mais, en même temps, la décomposition institutionnelle que vit le pays, de plus en plus manifeste à l’intérieur des municipalités et des Etats (mairies, gouvernements régionaux, pour l’immense majorité d’entre elles aux mains du « Bloc du changement » - les pro-Chavez) génère une impuissance collective qui s’exprime soit dans le désespoir soit, souvent, dans la désespérance.

Par ailleurs, les dirigeants institutionnels eux-mêmes s’inquiètent, donnant lieu de leur côté à une tendance toujours plus agressive de contrôle des processus sociaux d’organisation, d’autogestion, mais également des expériences productives et ouvrières, que ce soit dans les secteurs coopératifs ou au sein des entreprises récupérées. Une situation de « confusion maximale » face à laquelle les leaders de base tendent à reproduire le même schéma appris depuis au moins quatre ans : se taire, attendre, continuer à s’organiser, ne pas confondre l’ennemi, mais cela aussi commence à être un peu court.

Il nous faut passer à l’étape suivante ensemble. Jusqu’à aujourd’hui, les tentatives ont été intéressantes mais insuffisantes (la mobilisation entreprise pas des secteurs des mouvements indigène, des mineurs, paysan, ouvrier surtout). Cette situation nous oblige à opérer un saut qualitatif d’ensemble qui nous place à la limite d’une nouvelle situation où la relation entre le gouvernement et le mouvement populaire « non administré » change radicalement.

Des noyaux critiques et de lutte ont surgi de nos jours un peu partout sur le territoire du Venezuela qui pratiquement inondent tout l’ensemble de l’espace organisé de base. Ces luttes dispersées défendent la « révolution bolivarienne », mais constituent par la même occasion un fidèle témoignage de l’épuisement du schéma institutionnel d’Etat comme levier central du processus de transformation.
NOTES :

[1] [NDLR] Ce terme fait référence aux luttes des populations d’origine africaines. Le mot « cimarrons » est apparu pour désigner les esclaves noirs qui fuyaient leur condition.

[2] [NDLR] Lire à ce propos Salim Lamrani, Le Venezuela retrouve sa souveraineté énergétique, RISAL, 27 juin 2006.

[3] [NDLR] Le gazoduc sud-américain est un projet qui consiste à transporter du gaz des gisements du sud de la mer des Caraïbes et de l’océan Atlantique, face aux côtes du Venezuela, vers le Brésil et l’Argentine.
Lire Humberto Marquez, Un super gazoduc coûteux et sujet à polémique, RISAL, 14 mars 2006.

[4] [NDLR] Consultez le dossier « Initiative d’intégration de l’infrastructure régionale d’Amérique du sud (IIRSA) » sur le RISAL.

[5] [NDLR] Consultez nos articles sur la « Zone de libre-échange des Amériques et les traités de libre-échange » .

[6] [NDLR] Lire « Le Venezuela devrait avoir une orientation plus offensive sur la dette extérieure », entretien avec Eric Toussaint par Gonzalo Gomez, RISAL, 1er mai 2006.

[7] [NDLR] Lire Alain Cassani, La pétro-révolution d’Hugo Chávez suscite des résistances, RISAL, 12 avril 2006.

[8] [NDLR] Nom d’un plan d’invasion du Venezuela concocté par Washington et dénoncé par Caracas.

[9] [NDLR] Consultez le dossier « Plan Colombie / Initiative andine » sur le RISAL.

http://risal.collectifs.net/article.php3?id_article=1856