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Wittgenstein et la téléréalité

par Samuel Beaudoin Guzzo

Publie le vendredi 4 juillet 2014 par Samuel Beaudoin Guzzo - Open-Publishing
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L’auteur est diplômé en sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Il s’intéresse particulièrement aux divers enjeux auxquels sont confrontées les sociétés contemporaines notamment en ce qui a trait à la reconnaissance sociale, au dialogue culturel ainsi qu’aux conditions de la démocratie et de la justice sociale. On peut le suivre sur sa page Google+.

Ludwig Wittgenstein
Photo du philosophe Ludwig Wittgenstein

En écoutant la télévision l’autre soir, j’ai été tout simplement scandalisé par une émission de téléréalité dont j’avais déjà rapidement entrevu un épisode, mais qui, pour la première fois, m’a réellement « accroché », ce qui a pu me faire apprécier l’idéologie sous-jacente dont elle émane. Cette émission, dont je vais taire le nom, est américaine, mais traduite en français et diffusée sur une chaîne québécoise populaire. Elle met en scène des petites filles âgées d’environ 6 à 10 ans qui sont élèves dans une école de danse et qui sont accompagnées et encouragées par leur mère tout au long de la saison.

Dans l’épisode en question, les filles, leur mère, ainsi que la directrice du studio de danse sont en visite à Hollywood où les fillettes sont appelées à faire partie du « vidéoclip » d’une chanteuse pop. Jusque là, tout est à peu près normal, mais c’est par la suite que ça se gâte. Je m’explique. Ce qui m’agace, c’est d’une part le climat de concurrence malsaine dans lequel bascule l’émission lorsqu’est recherchée une fillette en particulier qui tiendra la vedette du vidéo et, d’autre part, la manière ultra-sexualisée avec laquelle elles sont accoutrées et le maquillage littéralement clownesque qui leur est imposé que tout le monde semble trouver acceptable pour des fillettes de leur âge.

Cela n’est malheureusement pas tout ! J’ai également ressenti une totale aversion, non seulement envers le professionnalisme et la rigueur exigés à de petites filles tout juste sorties de la petite enfance, ainsi que face aux commérages des mères également en compétition dans le processus. Elles s’acharnent à vouloir le meilleur pour leur progéniture – ne serait-ce que dans ce vidéoclip bidon - afin qu’elle soit recrutée par un chercheur de talents, ceux-ci étant les idéologues par excellence de cet univers du vedettariat instantané, du culte de l’image parfaite et du succès individuel.

À un moment de l’émission, une des participantes a de la difficulté à suivre le rythme effréné du groupe et se met à pleurer devant cette « faiblesse » de sa part. Devant de telles images, je me suis dit qu’en fin de compte, c’est elle qui a la réaction la plus normale de la bande et que c’est ce qu’on exige d’elles qui est inhumain. Bien malgré elles, ces pauvres petites danseuses (tout comme toutes les mini-miss de ce monde) sont manipulées du début à la fin par des adultes aux valeurs insipides et superficielles qui ne se rendent même pas compte (je l’espère !) qu’ils leur volent leur enfance tout en engendrant une réalité socioculturelle pathologique qu’elles reproduiront à leur tour lorsqu’elles seront mères.

En définitive, ce à quoi on assiste, en réalité, est un malheureux dressage d’enfants au culte de la beauté individuelle et de la compétition qu’ils reproduiront eux-mêmes dans toutes les sphères de leur vie en modelant la société dans laquelle ils se trouveront notamment via la transmission d’une telle idéologie narcissique et répressive à leurs propres enfants. À cet égard, il est fort probable que ces petites filles ne remettront pas en question les modèles qu’elles auront intériorisés en bas âge puisque, comme l’a affirmé le philosophe Ludwig Wittgenstein (1889-1951) dans De la certitude « [l]’enfant apprend en croyant l’adulte. Le doute vient après la croyance. » (Pensée #160, Gallimard, 1965)

Pourquoi ne pas leur avoir demandé de travailler en équipe à la création d’une chorégraphie qui leur profitera à toutes plutôt que de valoriser la concurrence en toute chose et à la pression de performance comme seules conditions de la réussite ?

Source de l’image : http://francoisloth.files.wordpress.com/2007/02/wittgenstein.jpg

Messages

  • Ce système mortifère valorise la réussite individuelle, le temps de la "réussite" et rejette aussi vite qu’il a adulé. En oubliant de préciser que cette "réussite" ne vient pas de nulle part : la personne a été élevée dans une société qui lui a permis d’être éduquée (insuffisamment apparemment...), soignée, alimentée, véhiculée sur les routes, des équipements, des infrastructures construites et entretenues par des entreprises ou un état, enfin toutes choses qui font qu’on ne "réussit" jamais toutE seulE. Mais ce qui compte c’est l’apparence. Ce monde n’est qu’apparences. Tout cela n’est qu’une comédie ou plutôt une tragédie. Il est un peu navrant que Homo Sapiens en soit encore là après toutes ces années.