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Les quartiers populaires de type grand ensemble : Des gentils "beurs" à la méchante "racaille"

Publie le lundi 27 septembre 2010 par Open-Publishing

de Saïd Bouamama

Les discours politiques et médiatiques contemporains construisent des images des quartiers populaires de type grand ensemble (G.E) et de leurs habitants centrées sur les idées de décomposition, de déstructuration et de dangerosité. Les deux veines de ces constructions les plus récurrentes sont l’approche misérabiliste et l’approche stigmatisante. La première veine s’attarde à juste titre sur la dégradation des conditions d’existences des habitants de ces quartiers depuis trois décennies, mais tend à occulter les tentatives et essais de réactions, de reconstructions, de réponses politiques qu’ont initiées ces habitants et en particulier les jeunes de ces territoires. La seconde veine occulte le contexte économique et social et se contente de stigmatiser les habitants de ces quartiers par des vocables tels que le célèbre « racaille » présidentiel. Le seul point commun de ces deux approches (mais il est de taille) est l’occultation de la dimension politique de la vie de ces quartiers, qui conduit à rendre invisible les multiples formes d’expression et de conscience politique qui n’ont cessé de se déployer au sein de ces espaces. Sans pouvoir être exhaustif, tentons de rappeler quelques unes des étapes de leur histoire politique et des réponses institutionnelles qui leur ont été faites.

Les processus socio-économiques en œuvre dans les quartiers populaires

Nous avons développé dans d’autres travaux [1] les processus en œuvre dans ces quartiers et milieux populaires depuis trois décennies. En l’espace de trois décennies les quartiers populaires sont passés du statut de « contre-société » à celui de « ghetto » enfermé dans des frontières invisibles mais de plus en plus infranchissables.

- Le premier processus est celui d’une précarisation massive des habitants de ces grands ensembles. Les grandes restructurations industrielles de la décennie 80 se traduisent par une massification du chômage et par une précarisation de grande ampleur. Si l’ensemble de la population ouvrière est touchée, les habitants de ces grands ensembles le sont encore plus du fait des secteurs industriels dans lesquels ils sont employés : l’automobile, les mines, la sidérurgie, le textile, etc. Le lien entre situation géographique des grands ensembles en question et secteurs d’implantation de ces industries est patent. La part de l’immigration et de ses enfants dans ces grands ensembles est également un reflet de la part de cette immigration dans le monde ouvrier.

- Le deuxième processus est celui de la « ghettoïsation » comme conséquence du processus précédent d’une part, et de sa gestion par les pouvoirs publics d’autre part. La précarisation salariale a bien entendu des conséquences territoriales : la production de « ghettos » sociaux. La concentration dans ces quartiers populaires des impacts les plus importants du chômage et de la précarité, cumulée aux discours catastrophistes des médias et du monde politique sur l’insécurité, vont susciter un mouvement de « fuite de tous ceux qui peuvent encore fuir. » Seuls restent ainsi dans les quartiers populaires rebaptisés, à tort, cités ou banlieues, ceux qui sont assignés à un territoire par leur condition sociale. Une barrière invisible ou une frontière tend ainsi à se renforcer dans une logique de séparation [2].

- Précarisation et ghettoïsation s’accompagnent d’un processus d’ethnicisation. La géographie industrielle explique à l’évidence les territoires d’installation des parents immigrés. Vingt ans après les enfants devenus à leur tour parents habitent toujours les mêmes territoires alors que ceux-ci sont fuis par une partie des « blancs » . Cette ethnicisation objective s’accompagne d’une ethnicisation subjective par la diffusion médiatique et politique d’explications culturalistes. Les grilles de lectures médiatiques et politiques imposent de manière dominante le facteur culturel, religieux et éducationnel (la polygamie, « l’enfant roi » de certaines cultures, la parentalité défaillante, les parents démissionnaires, l’intégrisme religieux, le foulard et la « burka », les carences « d’intégration », etc.) comme causalité en lieu et place des facteurs matériels et des conditions économiques et sociales. Ces ethnicisations à la fois objectives et subjectives masquent le développement d’un système massif de discriminations racistes. Ainsi l’enquête du Bureau International du Travail (2006) souligne que 4 employeurs sur 5 choisissent le concurrent du groupe majoritaire, toutes choses égales par ailleurs (diplôme, expérience, démarche, C.V…).

Sur les chemins d’une citoyenneté politique active

Les facteurs décrits ci-dessus forment le sous bassement des actions militantes d’une partie de la population de ces G.E depuis la décennie 80, et elles ont été nombreuses. Citons quelques étapes incontournables pour saisir la situation actuelle de ces quartiers.

La première étape incontournable est ce que nous avons appelé dans d’autres travaux « le cycle des marches » (Bouamama, 1994). Le facteur déclenchant est le « meurtre des frères » qui dans toute la France endeuille ces quartiers pendant l’été 1983 . Pendant trois ans des jeunes parcourent la France dans des marches pacifiques avec des revendications et des espoirs.

La marche de 1983 pour l’égalité et contre le racisme est loin d’être un hasard, elle est le résultat d’une lente maturation. Elle est précédée par de nombreuses actions autonomes plus modestes boudées par les médias. Dans la région lyonnaise et dans la banlieue parisienne une expérience de l’auto-organisation existe depuis plusieurs années. Au-delà de la visibilité massive du cortège d’arrivée à Paris qui compte plus de 100 000 personnes, la signification politique de la marche pour l’égalité se trouve, selon nous, dans deux dimensions moins visibles.

La première est la signification sociologique de cette marche et de celles qui vont suivre. Ces actions collectives marquent l’arrivée sur le marché de l’emploi et des autres biens rares de la première génération française issue de l’immigration postcoloniale - à l’époque essentiellement maghrébine. Cette génération née française se retrouve sur ces marchés des biens rares confrontée aux discriminations racistes. La seconde dimension est constituée de l’effervescence politique qui a caractérisée cette première marche : chaque étape est marquée par de multiples débats publics ; des centaines d’associations sont créées à l’issue du passage des marcheurs ; partout émergent des leaders légitimes et reconnus par les jeunes des quartiers populaires.

Malgré l’accueil par le Président de la République et le développement d’un discours médiatique et politique sur les « beurs », la situation reste inchangée et aucune initiative publique d’envergure n’est enclenchée par le gouvernement de l’époque. Un an plus tard une nouvelle marche parcourt la France en mobylette. « Convergence » n’est pas une simple réplique de la marche de l’année précédente. Elle s’en distingue par la qualité de son analyse et les nouvelles revendications qu’elle pose. Celle de multiculturalité est au centre de « Convergence », remettant ainsi en cause le modèle français d’intégration. Le concept de citoyenneté comme statut différent de la nationalité fait son apparition. Le critère avancé pour l’octroi des droits dans les « cités » est la résidence durable sur le territoire français indépendamment de la nationalité du résident. L’égalité des droits est mise en avant comme nécessité d’une société démocratique moderne. La citoyenneté est également pensée comme participation plus directe au pouvoir dans les différents espaces de vie (quartiers, écoles, logements, etc.).

Au moment même où le mouvement des jeunes des quartiers populaires précise ses revendications et ses analyses apparaît « S.O.S Racisme. » Cette organisation est issue d’une stratégie d’un des courants du parti socialiste, à la fois pour reconquérir une audience dans la jeunesse et pour renforcer sa place face aux autres courants. Des moyens colossaux seront mobilisés tant au niveau matériel que médiatique pour lancer une véritable O.P.A sur le mouvement des « cités ». Le mouvement des jeunes se retrouve confronté à son isolement. Il gagnera en radicalité mais perdra en efficacité. L’arrivée de S.O.S sur la scène politique et médiatique vide la question des jeunes issus de l’immigration de sa dimension contestataire et de sa radicalité. Un retour au discours classique de l’intégration est dès lors possible. Les jeunes cessent d’être des trublions contestant le modèle français pour devenir de pauvres « beurs » à intégrer. Leurs revendications culturelles et sociales sont remplacées par un discours humaniste abstrait, généreux mais fourre tout.

Le décor est désormais planté : les multiples initiatives autonomes de dimensions nationale ou locales seront boudées par les médias et le monde politique. Elles sont pourtant nombreuses tant au niveau national que local. Au niveau national, le Mouvement de l’Immigration et des Banlieue multiplie les actions revendicatives, la coordination d’associations Mémoire Fertile-agir pour une nouvelle citoyenneté présente les premières listes autonomes aux élections municipales, le Forum Social des Quartiers Populaires tente depuis 2007 de dessiner des perspectives communes aux différentes mouvances militantes des quartiers populaires, le Mouvement des Indigènes de la République tente par ses initiatives de poser la question postcoloniale et de dénoncer le système de discriminations racistes qui en découle, etc. Au niveau local, une multitude d’initiatives se déploient : Mouvement Autonome de l’Immigration à Lille, DiverCité à Lyon, Les Motivé(e)s à Toulouse, etc., pour ne citer que ceux qui ont pu légèrement effriter le mur du silence médiatique et politique. Le moins que l’on puisse dire est que les quartiers populaires ne sont pas des déserts politique marqués par l’apathie et l’atonie.

De l’instrumentalisation à la révolte

Nous avons décrit dans deux ouvrages (Bouamama, 1994 et 1996) l’histoire des instrumentalisations qui ont conduit à l’avortement d’un mouvement autonome des jeunes issus de la colonisation au cours de la décennie 80. Pour de multiples raisons, la gauche au pouvoir a volontairement contribué à empêcher l’expression politique de la révolte légitime des jeunes issus de la colonisation : peur de la montée du Front National et reprise d’une partie de sa thématique pour attirer son électorat, conversion au libéralisme jugé incontournable économiquement, peur d’un mouvement incontrôlé et jugé incontrôlable du fait de sa radicalisation, etc.

L’opération SOS racisme est le versant politique de cette tentative de substitution d’un mouvement national consensuel à un mouvement national contestataire. Le captage des leaders est, lui, le versant économique de l’instrumentalisation des associations et collectifs de quartiers populaires. La précarité aidant, ceux-ci sont largement instrumentalisés par un double moyen. Le premier est l’embauche dans des postes de travailleurs sociaux les faisant passer de porte-parole d’une population à un statut d’intermédiaire visant à assurer la paix sociale. Le second est l’octroi de subventions visant à déléguer à des associations des tâches jusque là dévolues à la puissance publique. Le nouveau cadre « social et mental » que Les Marches avaient tenté de produire pour donner un débouché à la révolte légitime était ainsi détruit. Il en a découlé une perte de crédit de l’engagement militant pour les « petits frères et petites sœurs » contribuant ainsi au développement d’attitudes nihilistes et de décomposition.

Deux conséquences importantes sont repérables. En premier lieu nous sommes en présence de dégâts humains importants dans cette génération de militants soumise à une double critique : Critique de la part des élus et des pouvoirs publics de leur incapacité à contrôler socialement les quartiers populaires ; Critique de la part des nouvelles générations issues de la colonisation pour leur rôle de « sapeur-pompier » de la révolte. En second lieu nous sommes en présence de dégâts humains importants auprès des jeunes issus de la colonisation. Le développement de la toxicomanie qui a touché la grande majorité des familles issues de la colonisation est ainsi, pour nous à relier à la disparition des canaux de l’expression politique.

Entretemps, la situation des quartiers populaires s’est encore dégradée et les discriminations en fonction de l’origine se sont faites système. Dans chaque quartier populaire, des dizaines de jeunes ayant joué le jeu de l’investissement et de la réussite scolaire se retrouvent assignés à la même place sociale que leurs parents immigrés. De surcroît, le développement du discours sécuritaire comme argument central de légitimation électorale, la stigmatisation des quartiers populaires dans le discours politique et médiatique, le développement des explications culturalistes négatrices du contexte économique et social des quartiers populaires, etc., tendent à construire la jeunesse de ces quartiers comme population dangereuse. Les attentes et demandes explicites et implicites vis-à-vis de la police prennent fréquemment une tournure guerrière : « reconquête des quartiers », des « zones de non droits », « karcher », « racaille », etc. Le face à face socialement et politiquement construit avec les forces de police est producteur d’un résultat inévitable : l’accroissement de la « mort des frères. »

Les révoltes qui n’ont cessées de secouer les quartiers populaires depuis 20 ans et qui ont produit l’explosion de 400 quartiers pendant 21 jours en novembre 2005 ne sont que le résultat prévisible de cette destruction des canaux d’expressions politiques autonomes, sur un terreau de dégradation sans précédent des conditions d’existence et des espoirs sociaux des habitants des quartiers populaires. Un jeune homme interrogé lors des révoltes de novembre 2005 résumait en une phrase la situation : « On nous traite comme des esclaves, on se révolte comme des animaux. »

Saïd Bouamama pour la revue Culture et Sociétés

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Post Scriptum :

Bibliographie
- Bouamama Saïd, 1994, Dix ans de marche des Beurs, chronique d’un mouvement avorté, Paris, Desclée de Brouwer.
- Bouamama Saïd, 1995, Contribution à la mémoire des banlieues, Paris, Editions du Volga.
- Donzelot Jacques, Mével Catherine, Wyvekens Anne, 2003, Faire société. La politique de la ville aux États-Unis et en France, Paris, Editions du Seuil.
- Cediey Eric, Foroni Fabrice, 2006, Les Discriminations à raison de « l’origine » dans les embauches en France - Une enquête nationale par tests de discrimination selon la méthode du BIT. Genève, Bureau international du Travail.

[1] Bouamama, 2005

[2] Donzelot, Mével, Wyvekens, 2003

http://www.rougemidi.org/spip.php?article5291