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Al-Jazira à la pointe de la couverture de la révolution tunisienne

Publie le jeudi 20 janvier 2011 par Open-Publishing

Al-Jazira n’a pas raté son rendez-vous avec l’Histoire. La télévision qatarie, qui pourfend depuis sa création les abus des autocrates du Maghreb et du Machrek, a été à la pointe de la couverture médiatique de la première révolution populaire du monde arabe. Dans des conditions hostiles, puisque le régime Ben Ali avait décrété ses journalistes persona non grata, la chaîne d’information continue, en s’appuyant sur les nouveaux médias du Web 2.0 et en leur offrant sa force de frappe inégalée, est parvenue à accompagner la montée en puissance du soulèvement tunisien.

"Même les plus libéraux d’entre nous, qui n’apprécient pas le penchant religieux d’Al-Jazira, se sont mis à la regarder, confie la bloggeuse Houeida Anouar, figure de proue du cyber-activisme tunisien. C’était fascinant de voir nos ministres se faire bousculer par les présentateurs qui leur disaient : ’Vous êtes en train de tuer vos concitoyens.’ Moi-même qui n’ai pas de télé, je me suis résolue à déménager chez des amis qui ont un poste afin de pouvoir suivre ses émissions."

Et c’est ainsi, vendredi 14 janvier, en fin d’après-midi, que Houeida a vu apparaître sur Al-Jazira l’information qui enflammait le tout-Tunis depuis quelques minutes : Ben Ali est parti. "Ça a été un grand bonheur, dit le Tunisien Mhamed Krichen, l’un des présentateurs vedettes de la chaîne panarabe, cible favorite des officines de l’ancien régime, qui était justement ce soir-là sur le plateau, à Doha. Si j’avais été en vacances ou absent ce jour-là, je m’en serais voulu toute la vie."

PAS DE BUREAU OFFICIEL EN TUNISIE

Les relations entre Ben Ali et Al-Jazira ont toujours été houleuses. La chaîne n’a jamais pu ouvrir de bureau officiel dans le pays. En 2006, rendu furieux par la diffusion d’une interview de Moncef Marzouki, un dissident historique, Tunis rappelle même son ambassadeur à Doha.

Al-Jazira doit se contenter d’un dispositif de fortune, avec un journaliste local, Lotfi Hajji, qui intervient sur l’antenne par téléphone, à la manière d’un analyste extérieur. De la longue révolte en 2008 des ouvriers des mines de phosphate à Gafsa, dans le centre du pays, les spectateurs d’Al-Jazira n’ont rien vu. A l’exception de quelques images tournées par une télévision pirate et diffusées sur France 3, la répression, impitoyable, s’est déroulée à huis clos.

Les Tunisiens ont-ils tiré la leçon de ce drame ? Très vite, dès les premières manifestations à Sidi Bouzid, à la mi-décembre, les vidéos amateurs, tournées au téléphone portable, affluent sur la Toile. Signalées par Twitter, postées sur des sites d’information alternative tunisiens comme Nawaat ou Takriz, reprises en boucle sur les réseaux sociaux comme Facebook ou YouTube, ces images au cœur de l’action atterrissent dans la salle de rédaction d’Al-Jazira, qui décide de les diffuser.

"C’était comme si au lieu d’avoir zéro caméraman, nous en avions cent d’un seul coup, dit Mhamed Krichen. La qualité technique était médiocre. Il était difficile de tout vérifier. Mais en fin de compte, on a préféré prendre le risque de diffuser ces vidéos que d’être absent à un moment pareil."

"UN NOUVEL ESPACE MÉDIATIQUE ARABE"

La souplesse de l’Internet alliée à la puissance de feu de la chaîne satellite a débouché sur une véritable synergie qui a consolidé l’audace et le pouvoir des manifestants. Déjà observé lors de la "révolution du cèdre", en mars 2005 – qui mena au départ des forces syriennes du Liban – et lors des manifestations contre le hold-up électoral du président iranien Mahmoud Ahmadinejad, en juin 2009, ce phénomène a encore gagné en intensité lors du soulèvement tunisien.

"Al-Jazira s’est fondue dans le nouvel environnement médiatique, en recourant de façon très rapide et très créative aux contenus générés par le public, écrit sur son blog le politologue américain Marc Lynch, spécialiste du monde arabe. D’autres télévisions satellites l’ont imitée. (…) Ces plateformes médiatiques et ces contributeurs individuels œuvrent à saper la capacité des Etats à contrôler le flux d’informations. C’est la dernière étape en date dans l’émergence d’un nouvel espace médiatique arabe."

De là parler de "révolution Twitter" ou de "révolution Al-Jazira", il y a un gouffre selon la blogueuse Houeida Anouar : "Al-Jazira a joué un rôle magnifique, mais elle n’a pas fait la révolution. Ce sont les gens qui sont descendus dans la rue. Les médias n’ont fait que réinjecter l’information à grande échelle."

Le soir de la chute de Ben Ali, la chaîne sollicite la réaction du frère de Mohamed Bouazizi, le marchand ambulant dont l’immolation par le feu a déclenché le soulèvement le 17 décembre 2010. "La politique, j’y comprends pas grand-chose, répond-il en direct. Tout ce que je peux dire, c’est que le peuple tunisien, il a assuré aujourd’hui."

http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/01/19/al-jazeera-a-la-pointe-de-la-couverture-de-la-revolution-tunisienne_1467521_3218.html#ens_id=1245377&xtor=RSS-3208