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Cesare Battisti : la vérité est transparente comme une goutte d’eau qui court le long d’un fil.

Publie le mercredi 8 décembre 2004 par Open-Publishing
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Elle peut tomber d’un moment à l’autre

de Cesare Battisti

J’ai beau me boucher les yeux et les oreilles. Mon repaire, qui n’en est pas un, ne saurait être à l’abri de ce climat d’ordinaire vengeance qui semble s’installer autour de mon « affaire », qui d’ailleurs est aussi celle de tous les réfugiés italiens. Disant climat, je me garde bien de dire « opinion publique », car, et fort heureusement, même les faiseurs de vérité les mieux placés n’arrivent
pas à pénétrer ce mystère. Je fais naturellement allusion à tous ceux qui, par mauvaise foi ou par ignorance, se remplissent la bouche de mots comme « démocratie », « liberté », tout en me livrant à la prison à vie décidée par contumace dans un pays alors en état d’urgence.

C’est à ne pas y croire. Ces personnes, je me le demande, croient-elles fermement que l’Italie des années 70 était une véritable démocratie, avec un Gouvernement capable d’assurer les droits les plus élémentaires de ses citoyens ? Non, excusez la cruauté des mots, mais moi, je préfère presque la première hypothèse ; au moins c’est clair, on a affaire aux marchands de toujours, la morale dans les poches, et ainsi on n’en parle plus.

Parce qu’il faut appeler un chat un chat.

Ceux qui aujourd’hui prendraient la décision d’envoyer un de leurs concitoyens (je rappelle à ceux qui veulent l’entendre que ma naturalisation était acceptée juste avant mon incarcération), en Italie pour y affronter la prison à vie, sans jamais avoir eu le droit à un procès équitable, et bien, ces personnes porteront sur elles la honte à vie.

Quoi qu’ils inventent pour justifier leur jugement.

Mais au-delà de la pourtant sacrée présomption d’innocence, (et je le répète fort et haut, je ne peux pas payer pour des homicides que je n’ai pas commis), je tiens à préciser aussi, pour le cas où parmi ces « justes » il y aurait des amnésiques, que la question dépasse de loin le domaine juridique.

Parce que moi, voyez-vous, je suis de ces personnes qui pensent encore que l’histoire est matière beaucoup trop complexe, importante, pour qu’elle soit faite en quelques heures de débat contradictoire dans une salle de tribunal, et par-dessus le marché sans aucune possibilité de défense.

Les années 70, celles d’une génération entière, de militants et de non militants, quelles que fussent les circonstances de chacun, sont un drame historique et pas un fait divers.

Et à ceux qui s’obstinent à parler « d’années de plomb », il faut peut-être dire une fois de plus que le poids du plomb penchait largement du côté d’un pouvoir établi sur des bases artificielles et déchiré tout d’abord par la violence meurtrière des ses luttes intestines.

Cela dit, je ne veux pas parler le même langage que celui de ces mauvaises consciences qui aujourd’hui, plus de 30 ans après les faits, se font complices de ceux qui voudraient nous enterrer vivants. Je n’accuse personne, ça aussi fera partie de l’histoire. Mais je ne peux pas rester muet, lorsque certains journaux italiens, prétendent me voir partout et, notez bien, pas n’importe où, mais très précisément logé chez ETA ou engagé par les militants armés corses. Cela me fait froid dans le dos. Parce qu’à l’époque, quand déjà les dérapages ne se comptaient plus ni d’un côté ni de l’autre de la « barrière », quand ces même journaux commençaient à écrire ces mêmes mots qu’ils ressuscitent aujourd’hui, alors, la personne « dangereuse » qu’on voyait partout, quelques semaine après était abattue à bout portant dans la rue et parfois, et cela aussi est histoire, dans son propre lit. Non, je ne veux pas faire de la paranoïa et je sais bien que les temps ont changé. Mais croyez-moi, il y a des mots, des sales tactiques qu’on n’oublie jamais. Surtout quand les défunts « dangereux » en question étaient aussi des jeunes comme moi.

Pardonnez-moi si parfois mes paroles sont vives : manque de sérénité oblige. Je voudrais seulement ouvrir mon cœur à ceux qui veulent encore regarder dedans et leur dire pourquoi.

Pourquoi l’histoire n’existe plus, pourquoi la mémoire devient celle d’un jour, jusqu’au prochain journal télévisé. Je divague peut-être, mais même la notion d’accident n’existe plus. L’évènement naturel aussi a disparu pour faire place à la faute à quelqu’un.

Pourquoi il y a toujours et forcément un coupable, un humain qui doit payer pour tous au nom de l’omniprésente responsabilité individuelle et la désormais innommable faute collective. Pourquoi, s’il vous plait, avant même de chercher à comprendre poursuit-on déjà un coupable et grand malheur s’il n’y en avait pas un ad hoc ! Peut-être parce que, nous sommes devenus incapables d’assumer la douleur de l’adversité et cherchons soulagement et distraction dans la recherche du « Reo ».

Et puis encore, excusez-moi la naïveté et sans jamais oublier l’incontestable respect qu’on devrait tous avoir pour la vie humaine, pourquoi est-on Résistant lorsqu’on gagne et terroriste quand on perd ?

Pourquoi la vengeance est-elle devenue une pratique ordinaire ? Je me souviens, pourtant, que ça n’a pas été toujours ainsi. Il fut un temps où la vengeance était quelque chose d’horrible et seulement très peu de malheureux osaient la défier, se trompant souvent de cible.

Aujourd’hui, en revanche, elle semble devenue une nécessité, la nova res publica. Il nous faut un coupable et le punir, oubliant sa vie sociale, sa famille, les valeurs de respect et de liberté qui sont et restent les siennes, les promesses... Il n’y a plus de dieux à brûler. Le ciel est vide.

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