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Letchimy, Césaire, Lévi-Strauss et Guéant

par Stéphane Lhomme

Publie le dimanche 12 février 2012 par Stéphane Lhomme - Open-Publishing

Il se peut que Serge Letchimy soit allé trop loin dans ses propos ! Peut-être. Ce n’est pas à nous de le dire. Je pense surtout que l’exercice des questions au gouvernement (deux petites minutes pour poser une question) se prête peu à la nécessité d’avoir du temps pour développer une idée plus ou moins complexe !

Cela permet tous les amalgames et toutes les interprétations démagogiques, surtout dans le brouhaha délibérément provoqué.

Mais il semble que plusieurs choses aient échappé aux députés de droite vociférant contre les propos du député martiniquais ! Par inculture ? On peut se le demander !

Car Serge Letchimy s’est beaucoup inspiré dans ses propos de son maître à penser : Aimé Césaire qui fut son prédécesseur à la mairie de Fort-de-France * ! Nos députés de droite n’ont sans doute pas lu le « Discours sur le colonialisme » de Césaire, un écrit datant de 1950.

La teneur des propos, y compris les plus polémiques de Serge Letchimy, sont déjà dans ce petit livre publié à plusieurs reprises dans les années 50, notamment par Présence africaine. Que dit Césaire ? Ceci : « Il vaudrait la peine … de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique ».

Plus loin, Césaire ajoute : « Qu’on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac de l’Europe, je veux dire l’Europe d’Adenauer, de Schumann, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler ».

Césaire n’hésitait pas à rendre à d’autres civilisations que la civilisation occidentale, toute leur place : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme … Pour ma part, je fais l’apologie systématique des civilisations para-européennes … C’étaient des sociétés communautaires, jamais de tous pour quelques-uns … C’étaient des sociétés démocratiques, toujours. C’étaient des sociétés coopératives, des sociétés fraternelles. Je fais l’apologie systématique des sociétés détruites par l’impérialisme ».

Aimé Césaire, à l’appui de sa démonstration, fait appel à plusieurs sociologues et historiens ayant rendu aux civilisations extra-européennes toute leur grandeur comme Léo Frobenius **.

Le grand poète martiniquais dénonce aussi les tenants de la « supériorité blanche », rappelant les massacres coloniaux, l’esclavage : « La colonisation déshumanise l’homme même le plus civilisé » ; « L’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire » !

Césaire que Sarkozy honorait lors de sa disparition, au point de vouloir le mettre au Panthéon. Mais lui non plus n’a sans doute pas lu tout Césaire !

On retrouve cet humanisme « césairien » chez un penseur comme Claude Lévi-Strauss pour qui il n’y avait pas de civilisations supérieures. Dans son écrit de 1952 : « Race et Histoire », il écrit : « Rien, dans l’état actuel de la science, ne permet d’affirmer la supériorité ou l’infériorité intellectuelle d’une race par rapport à une autre ». Lévi-Strauss poursuit : « La civilisation occidentale s’est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à la disposition de l’homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants … Si le critère retenu avait été le degré d’aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n’y a guère de doute que les Eskimos d’une part, les Bédouins de l’autre emporteraient la palme. L’inde a su, mieux qu’aucune autre civilisation, élaborer un système philosophico-religieux, et la Chine, un genre de vie, capables de réduire les conséquences psychologiques d’un déséquilibre démographique. Il y a déjà treize siècles, ajoute Lévi-Strauss, l’Islam a formulé une théorie de la solidarité de toutes les formes de la vie humaine : technique, économique, sociale, spirituelle, que l’Occident ne devait retrouver que tout récemment, avec certains aspects de la pensée marxiste et la naissance de l’ethnologie moderne ».

Propos de 1952, rappelons-le. Il faudrait sans doute tenir compte des évolutions ultérieures. Mais on peut conseiller à Claude Guéant, l’homme des basses œuvres « idéologiques » du sarkozysme de relire Lévi-Strauss ou de le lire, car nous ne sommes pas sûrs qu’il ait un jour lu Lévi-Strauss *** !

Georges Cadiou

· Serge Letchimy est membre du PPM, le Parti progressiste martiniquais, partisan de l’autonomie de la Martinique. Aimé Césaire fut le créateur de ce parti en 1957. Auparavant, il avait été député-maire communiste de Fort-de-France.

· Léo Frobenius (1873-1938). Ethnologue allemand né à Berlin. Il est l’auteur de nombreux essais sur les cultures africaines. Il inspira à Senghor et à Césaire le concept de « négritude ».

· En revanche les propos du Ministre de l’Intérieur sur « les civilisations qui ne se valent pas » sont directement inspirés de l’opuscule de Joseph-Arthur de Gobineau (1816-1882) : « Essai sur l’inégalité des races humaines » qui est à l’origine des « théories aryennes » avec les conséquences que l’on sait !

« Discours sur le colonialisme », Aimé Césaire, Présence africaine, 1955.

« Race et histoire », Claude Lévi-Strauss, Folio-essais, réédition 1987.