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Lettonie : Le prisme ethnique comme outil de dépolitisation

par Vivian Petit et Morgane Dujmovic

Publie le jeudi 6 septembre 2012 par Vivian Petit et Morgane Dujmovic - Open-Publishing

MEMOIRE OFFICIELLE, MEMOIRES CONFLICTUELLES

16 mars 2011. Plus de deux mille lettons, dont plusieurs députés, manifestent en hommage à la Légion Lettone. Officielle de 1998 à 2000, cette journée célèbre la mémoire de ceux qui ont combattu l’Armée Rouge dans les deux divisions lettones de la Waffen-SS. Comme chaque année, une gerbe de fleurs est déposée au pied du Monument de la Liberté, centre névralgique de Riga auprès duquel se tenaient les rassemblements contre l’occupation soviétique dans les années 1980.
En face, des contre-manifestants qui veulent « un monde sans nazisme ». Beaucoup d’entre eux font partie de la « communauté russophone », et ont servi dans l’Armée rouge. Comme chaque année, des militants antifascistes de différents pays ont été bloqués à la frontière. La forte proportion de manifestants de moins de 25 ans du côté des nationalistes s’explique par la vision de l’Histoire inculquée à l’école, où les « Légionnaires » sont présentés comme des combattants de l’indépendance lettone, et où leur rôle dans l’entreprise nazie est passé sous silence. Certains contre-manifestants brandissent des banderoles sur lesquelles on peut lire « Ethnocratie + Russophobie = Fascisme » (illustration ci-contre). Qu’importe, le discrédit frappe les « partis russes », et peu de passants sont prêts à les écouter...

9 mai 2011. Plusieurs milliers de personnes commémorent la victoire alliée aux alentours du Monument de la Victoire de l’Armée soviétique, imposante construction érigée par Gorbatchev en 1985. Des associations et des partis lettons pro-russes se sont mobilisés avec l’Ambassade de Russie pour donner à la célébration le plus grand retentissement. Le maire de Riga, leader du parti russophone de gauche « Centre de la Concorde » (1), s’y exprime pour la première fois en russe. Un feu d’artifice aux couleurs des drapeaux russes et soviétiques clôt la soirée. Sur le chemin du retour, à l’entrée de la vieille ville, quelques centaines de jeunes scandent « Rossiya ! Rossiya ! ».
Des passants sont choqués : pour nombre d’entre eux, mai 1945 marque avant tout l’annexion de leur pays à l’URSS et le début de cinquante années d’occupation, transcrites dans l’imaginaire collectif comme le moment le plus noir de l’Histoire contemporaine lettone. C’est à cette période que se sont installées en Lettonie la plupart des familles russophones présentes le 9 mai au Monument de la Victoire. Dans ce groupe, si certains mettent seulement en avant la nécessité de rendre hommage aux soldats morts en combattant le nazisme, ou le refus du nationalisme dans la société lettone, il y a chez d’autres participants l’effervescence propre aux instants privilégiés. Comme si ce moment festif permettait d’évacuer les frustrations actuelles, et la nostalgie de l’URSS qui peut en découler …

Si ces deux dates n’en sont que des transpositions concrètes, le conflit sur l’Histoire lettone de la Seconde Guerre mondiale à l’indépendance de 1991 polarise la société. L’affaire Kononov, du nom du partisan russe condamné à la prison en 1998 pour avoir exécuté en 1944 des villageois qui collaboraient avec les nazis, en est une bonne illustration (2). Autre exemple éloquent : le « Musée de l’Occupation » à Riga, dont un panneau s’intitule « Nazisme : Espoir et désenchantement ».

DEPOLITISER POUR MIEUX REGNER : COMMENT LA LETTONIE A CREE SES APATRIDES.

Après l’indépendance obtenue en 1991, les frontières de l’identité nationale ont été construites sur la survivance d’une culture et d’une langue lettones ; la présence russe fut jugée trop récente pour être légitime, et trop forte pour ne pas être préoccupante. C’est sur l’exploitation de cette crainte que se fondent les programmes des années 1990, destinés à renvoyer « les non-Lettons dans leur patrie ethnique » (3). La distinction conceptuelle entre citoyenneté et nationalité – entendue comme l‘appartenance à une « ethnie » -, a favorisé une politique d’Etat distinguant les « non-Lettons » des « Lettons de souche ». Dans les premières années de l’indépendance, seules les personnes ayant eu la citoyenneté lettone avant 1940 (date de la première annexion de la Lettonie par Staline), ainsi que leurs descendants, se sont vus reconnaître la citoyenneté lettone. Ceux dont la famille s’était installée dans la République balte après 1940 ont donc été cantonnés au statut-fantôme de citoyen soviétique, jusqu’à ce que les autorités soient sommées par leurs nouveaux partenaires occidentaux de réagir. En 1995, alors que la Lituanie laisse ses habitants libres de choisir eux-mêmes leur citoyenneté, la « solution lettone » est présentée sous la forme d’une loi à l’intitulé explicite : la « Loi sur le statut des anciens citoyens de l’URSS n’ayant pas la citoyenneté lettone ni celle d’un autre Etat », qui instaure le statut de « non-citoyen ». (4)

Le discours officiel actuel, incarné par l’ex-ministre de la Culture Sarmīte Ēlerte, consiste principalement à justifier l’existence d’une telle catégorie juridique en présentant les non-citoyens comme des individus privilégiés comparés aux personnes apatrides. Si les autorités lettones délivrent aux non-citoyens un passeport permettant de voyager à la fois en Russie et dans l’Union européenne, ainsi que des permis de travail et de résidence permanente, il n’en est pas moins que ce statut exclut de la participation aux élections générales et locales, auxquelles même les ressortissants des autres pays de l’UE résidant en Lettonie participent. De plus, les non-citoyens ne peuvent prétendre à l’embauche dans la fonction publique lettone, ou à certains emplois à caractère public (notaire, avocat assermenté…).
Présentés par les nationalistes comme des « occupants russes », beaucoup des non-citoyens affirment pourtant avoir soutenu l’indépendance de la Lettonie lors du referendum de 1991…Bien qu’une nouvelle loi sur la citoyenneté ait instauré en 1998 la possibilité pour les non-citoyens de se faire naturaliser, la création d’une catégorisation juridique discriminante, et les incitations constantes à apporter des preuves de loyauté envers la Lettonie, lourdes de symbole, ont amené nombre de non-citoyens à voir la naturalisation comme une étape humiliante, et à s’en détourner. Ces réticences expliquent en partie la persistance d’une proportion préoccupante de non-citoyens dans la population : plus de 326 000 personnes (soit autour de 15% de la population enregistrée) sont des « aliens », pour reprendre le terme qui apparaît sur leur passeport, dont des enfants nés en Lettonie après l’indépendance.

QUAND L’ETHNIE REMPLACE LE PROJET POLITIQUE

De la constitution d’un « corps étranger à la nation » découle une identité politique. Le simple fait d’être lecteur de la presse russophone forge le « caractère russophone », renforcé par l’utilisation récurrente du « nous » dans ces journaux (5). Le clivage droite/gauche s’est donc déplacé sur des considérations ethnico-linguistiques, où être de droite signifie être « pro-letton » et de gauche « pro-russe ». En plus d’accentuer les divisions et de justifier l’existence de deux presses séparées, l’utilisation des termes « russes » ou « russophones », invite à penser que seuls des gens de la même « ethnie » peuvent se représenter les uns les autres. Les considérations nationales sont donc utilisées à des fins de dépolitisation. A titre d’exemple, les manifestations de 2009 contre les effets de la crise, qui pouvaient faire consensus à l’intérieur de la classe des salariés, furent traitées à travers le prisme ethnique.

Les élections législatives anticipées de septembre 2011 ont vu la victoire du Centre de la Concorde, seul parti ayant fait campagne sur la nécessité de renégocier l’austérité imposée par le FMI. Bien qu’étant depuis le parti le mieux représenté au Parlement (31 sièges sur 100), il a été d’emblée écarté des tractations politiques du mois d’octobre, les « partis lettons » de centre-droit lui ayant préféré les ultra-nationalistes de VL-TB/LNNK (Tout pour la Lettonie-Pour la patrie et la liberté/Mouvement pour l’indépendance nationale de la Lettonie) pour former le gouvernement Dombrovskis III.
Il est évident que l’imposition de clivages ethniques au dépend de tous les autres rend difficile la possibilité d’un mouvement social et politique qui puisse faire front à l’austérité imposée par l’Union Européenne et le Fonds Monétaire International. En revanche, une lutte remettant en cause les emplois à soixante-dix lats par mois (environ cent euros), le plafonnement du salaire minimum à 230€ ou encore les restrictions budgétaires drastiques dans l’éducation pourrait substituer des considérations sociales à l’obsession nationale ...

Notes

(1) Il existe depuis novembre 2009 un accord de coopération entre le Centre de la Concorde et le parti poutinien Russie Unie, qui prévoit des rencontres régulières, des échanges d’information et « d’autres formes de dialogue ». Voir « Malmenée par la crise, la Lettonie se tourne de plus en plus vers la Russie », Piotr Smolar, 02/10/2010 , Le Monde.

(2) Sur ce cas encore sujet à polémiques, on peut se référer à l’article de de Bruno Drweski paru le 20 mai 2011 sur www.michelcollon.info, « Quand la Cour Européenne des droits de l’homme révise l’histoire ».

(3) La notion de « retour volontaire des non-Lettons dans leur patrie ethnique » est notamment contenue dans la Loi sur le rapatriement du 24 octobre 1995. Voir Nils Muižnieks, (dir.), How Integrated is Latvian Society ? An Audit of Achievements, Failures and Challenges, Riga : University of Latvia Press (2010), http://szf.lu.lv.

(4) La loi en question est notamment disponible en anglais sur la page du Conseil de l’Europe :http://www.coe.int/t/dghl/standardsetting/nationality/National%20legislation/Latvia%20-%20Law%20on%20non-citizens.pdf

(5) A ce titre, on peut se référer au très bon ouvrage dirigé par Maria GOLUBEVA et Robert GOULD, (dir.), Shrinking citizenship, Discursive practices that limit democratic participation in latvian politics (Rodopi, 2010).