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GROSSES FICELLES D’HIER ET LOBBYING D’AUJOURD’HUI

par 2ccr

Publie le vendredi 22 août 2014 par 2ccr - Open-Publishing

Au début des années 2000, rue de la République, à Marseille, des dames d’un certain âge s’interrogeaient sur la finalité́ des travaux qui retournaient toute la chaussée. On leur avait dit que c’était pour installer un tramway. Ce qu’elles ne pouvaient croire. Le tramway, elles l’avaient connu dans leur jeunesse. Il passait justement dans cette rue. Et c’était « il n’y a pas si longtemps ». Certaines regrettaient la machine bringuebalante qui leur avait permis d’aller, pour trois francs six sous et sans rien demander à personne, d’un bout à l’autre de cette grande ville portuaire, toute en longueur entre la mer et des collines. D’autres dénigraient ce moyen de locomotion archaïque, heureusement remplacé par la voiture. Au milieu de ces débats enflammés, qui se déroulaient dans une boutique de corsets thérapeutiques, les commerçants, qui prenaient les mesures de ces dames d’un certain âge et de certaines proportions, leur suggéraient quelques-unes des raisons pour lesquelles « on cassait tout pour reconstruire ce qu’on avait détruit ».

Toutes les conditions étaient t- elles alors réunies pour expliquer la réapparition du tramway au cœur d’une opération immobilière ? Il ne fait pas de doute en revanche que cette logique allait bientôt être brutalement comprise, lorsque, après les habitants les plus modestes de ce coin oublié du centre-ville, certaines de nos dames vénérables, ou leurs voisines, seraient chassées à leur tour, soit par leurs bailleurs, sinon par l’augmentation des loyers ou l’éloignement des commerces de bouche remplacés par des magasins de prêt-à-porter sous franchise. Sous le vocabulaire de la « réhabilitation » et de la « requalification » urbaine, le renouvellement des populations est le prix social à payer pour « rénover » les quartiers populaires.

À la même période où se déroulait cette discussion hautement politique entre petites gens, Normand Baillargeon évoquait, dans son introduction à l’Edition Française du livre de recettes de Bernays sur la manipulation de l’opinion en démocratie, une « actualité́ immédiate » : le retour du tramway, dont il est « périodiquement question dans les villes nord-américaines ». On est donc en droit, comme nos Marseillaises d’un autre temps, de se poser la question que se pose l’auteur québécois : « Comment et pourquoi le tramway, qui est un moyen de transport commode, sûr et infiniment plus écologique que la voiture et le moteur à combustion, a disparu des grandes villes américaines au milieu des années 1950, alors qu’il y était solidement et depuis longtemps implanté ? » Si la réponse tient en un mot, celui d’automobile, l’élimination du tramway, cette concurrence déloyale (aux yeux des défenseurs des libertés individuelles qui voulaient livrer les villes à la voiture individuelle), n’a rien de naturelle.

Ce serait dès les années 1920, rapporte Baillargeon, que General Motors, Firestone et Standard Oil – directement intéressés à l’essor de l’automobile, dont ils produisaient respectivement moteurs, pneus et carburant – ont commencé à « convaincre » les gens ordinaires d’opter, « en matière de transport urbain, pour une solution polluante, inefficace et extrêmement coûteuse ». Suivant les méthodes éprouvées par les pères de l’industrie des relations publiques, l’intermédiaire de la première phase de l’opération fut la National City Lines : cette entreprise-écran prit progressivement le contrôle des compagnies de tramways des plus grandes villes américaines, avant de procéder à leur démantèlement au profit d’autobus achetés par General Motors, Firestone et Standard Oil. Tout ceci aurait sans doute été́ un peu trop brutal sans l’accompagnement adéquat : un lobbying en faveur de la National Highway Users Conference pour la construction d’autoroutes. En une génération, les voitures individuelles et les autobus avaient remplacé les tramways dans la plupart des grandes villes. Les États-Unis étant un modèle de démocratie, cette machination fut découverte (en 1959) : traduites en justice et reconnues coupables de conspiration criminelle, les trois compagnies durent acquitter une amende de 5 000 dollars. C’est donc ce qu’on appelle une opération globalement positive.

En matière d’« innovation stratégique », on ne fait toujours rien de mieux, un siècle après Ivy Lee, qui a recouvert l’image négative du rôle social des grands patrons à coups de campagnes de presse, relayant œuvres de charité́ et fondations qui financent les universités et la recherche. Au point où il devient difficile de faire la différence entre les différents secteurs de l’industrie des relations publiques, qui traitent tous leurs objets de la même manière et sur le même plan : informer, éduquer, vendre et distraire.

Lire également : PARLER DES CONSÉQUENCES DU CAPITALISME …

http://2ccr.wordpress.com/2014/06/09/parler-des-consequences-du-capitalisme/