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En finir avec la gratuité, par Jean-Pierre Berlan.

Publie le samedi 1er avril 2006 par Open-Publishing

30 mars 2006

En rédigeant une lettre à mon député sur la coexistence entre chimères génétiques et cultures ordinaires (que le Parlement va discuter), je me suis rendu compte que nous sommes confrontés à une offensive soigneusement coordonnée de l’Etat, des transnationales des nécrotechnologies, et bien entendu, de la Commission. Il n’y a guère de doute que cette offensive ne concerne pas seulement la France et qu’elle est planétaire.

Cette offensive dont la dernière manifestation est l’envoi d’huissiers au domicile de Gilles Lemaire (et certainement à celui des autres faucheurs volontaires), vise à disperser les opposants aux nécro sur une série de fronts (étiquetage et taux de contamination tolérable ; coexistence avec ses différents leurres comme les distances devant séparer les cultures, le taux de pollution génétique admissibles pour les semences (comme par hasard sort une étude Inra/Union Européenne qui montre que la coexistence peut-être aisément organisée !) , l’indemnisation des victimes des contaminations, la transparence et l’information du public ; les controverses interminables sur les risques, comme si dans un domaine où la science est ignorance, il fallait s’en remettre aux opinions de scientifiques sous influence et comme s’il s’agissait d’une question de « sound science » comme le voudrait le gouvernement US ; les procès à répétition, les poursuites des faucheurs, les amendes à la Conf’ ; la campagne de publicité pour les agrotoxiques, etc).

Pendant que nous nous dispersons et nous épuisons sur des questions importantes mais périphériques, le complexe génético industriel avance en catimini son projet central mortifère de confiscation du vivant.

L’office européen du brevet a accordé le brevet Terminator (octobre 2005) dans l’indifférence générale, les entreprises qui avaient prétendu abandonner cette technique si prometteuse y travaillent maintenant officiellement d’arrache-pied (j’avais écrit un article en 2000 « Terminator ne mourra jamais ! » pour expliquer que jamais les entreprises de nécro technologies ne renonceraient à cette arme décisive contre la vie), l’Assemblée Nationale conduite par le poisson pilote PS des nécro-technologies, le député Le Déaut, a transposé la directive européenne de brevetabilité des soi disant « inventions biotechnologiques » (décembre 2004) et s’apprête après le Sénat (où sévit une autre créature du complexe génético-industriel, le sénateur Bizet) à ratifier la nouvelles version (1991) de la Convention de l’Upov, qui crée le privilège sur la reproduction des êtres vivants pour les fabricants d’agrotoxiques. ( Le moratoire sur Terminator est maintenu !, 24 mars 2006 - Ndlr.)

Ne nous y trompons pas. Le dispositif état/industriels des sciences de la mort pour mettre fin à la gratuité de la vie est un tournant de civilisation avec, au bout, des catastrophes inouïes. Et cette guerre à la gratuité du vivant fait partie d’un processus plus général et dément, celui de la disparition progressive de tous les espaces de gratuité, ceux qui ne sont pas régis par la marchandise, par la création de privilèges aux dépens des peuples et des générations à venir. Là est fondement du projet néo-libéral - exactement à l’opposé du libéralisme économique.

En tout cas voici le texte que j’ai écrit et diffusé sur Internet. Le journal de la Conf’ souhaite le publier et je lui ai donné mon accord. D’autres journaux le publieront, je l’espère.

Vous pouvez le diffuser librement et le publier ou le faire publier, le piller en le citant ou pas.

Il est libre !

Jean-Pierre Berlan
Directeur de Recherche Inra

En finir avec la gratuité !

En 1845, le lobby des Fabricants de Chandelles, Bougies, Lampes, Chandeliers, Réverbères, Mouchettes, Éteignoirs, et des Producteurs de Suif, Huile, Résine, Alcool, et généralement de tout ce qui concerne l’Éclairage avaient pétitionné les députés dans les termes suivants :

« Nous subissons l’intolérable concurrence d’un rival étranger placé, à ce qu’il paraît, dans des conditions tellement supérieures aux nôtres, pour la production de la lumière, qu’il en inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit ; car, aussitôt qu’il se montre, notre vente cesse, tous les consommateurs s’adressent à lui, et une branche d’industrie française, dont les ramifications sont innombrables, est tout à coup frappée de la stagnation la plus complète. Ce rival, qui n’est autre que le soleil, nous fait une guerre (si) acharnée.

Nous demandons qu’il vous plaise de faire une loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, abat-jour, contre-vents, volets, rideaux, vasistas, oeils-de-bouf, stores, en un mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquelles la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, au préjudice des belles industries dont nous nous flattons d’avoir doté le pays, qui ne saurait sans ingratitude nous abandonner aujourd’hui à une lutte si inégale.

Et d’abord, si vous fermez, autant que possible tout accès à la lumière naturelle, si vous créez ainsi le besoin de lumière artificielle, quelle est en France l’industrie qui, de proche en proche, ne sera pas encouragée ? »

Le lecteur aura reconnu des extraits du pamphlet célèbre de Frédéric Bastiat, qui ferraillait contre les protectionnistes de son temps. Ce libéral conséquent avait pressenti le principe économique néo-libéral d’une croissance illimitée, quelqu’en soit le coût : toute activité gratuite, parce qu’elle lèse le secteur marchand correspondant, devra être soit interdite soit taxée à son profit.

Les êtres vivants commettent un crime impardonnable : ils se reproduisent et se multiplient gratuitement. Certains en éprouvent même du plaisir.

Depuis plus de deux siècles, notre société livre à cette gratuité une guerre longtemps secrète dont la dernière bataille est en cours.

Depuis 1961, l’Union pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV) signée par les six pays fondateurs du Marché commun, protège les sélectionneurs du pillage de leurs « variétés » (de blé, d’orge, etc.) par leurs concurrents. En interdisant à un semencier de vendre sous son nom une « variété » pillée, cette convention moralise le marché des semences et protège l’obtenteur (le créateur) d’une nouvelle « variété ». Précisons : ce que l’on appelle « variété » (« le caractère de ce qui est varié, diversité ») en est précisément le contraire puisque constitué de copies identiques d’un modèle (ou génotype) unique de plante. C’est donc un clone. Homogène et Stable, un clone conserve ses caractères individuels d’une génération à la suivante dans le cas des plantes « autogames ». L’agriculteur peut donc semer librement le grain qu’il récolte, et l’UPOV n’entrave nullement cette liberté. De plus, tout clone reste une ressource génétique disponible pour poursuivre le travail de sélection.

La version originale de l’UPOV satisfaisait les sélectionneurs de l’époque, de grands agronomes agriculteurs passionnés par la plante et travaillant avec les généticiens/sélectionneurs de l’Inra. Ce système fonctionnait, en dépit de sa lourdeur administrative. L’Inra pouvait faire respecter ce qu’il jugeait être l’intérêt public. Mais maintenant qu’un cartel de fabricants d’agrotoxiques contrôle les semences, l’Inra ne pèse pas lourd. De plus, les gouvernements successifs ont mis directement les chercheurs au service de transnationales qui n’entendent pas se contenter des profits, somme toute modestes, que la redevance UPOV et la réglementation administrative offre aux agronomes-sélectionneurs. Le cartel exige maintenant d’en finir avec cette injustice de la reproduction gratuite des êtres vivants d’autant plus vite qu’il se heurte à une résistance populaire mondiale. Son but est de les stériliser par un moyen quelconque, administratif, réglementaire, biologique, ou légal.

En 2001, le gouvernement Jospin a pris une mesure inédite de lutte contre la gratuité de la nature, la « Cotisation Volontaire Obligatoire » (George Orwell aurait aimé cette expression) pour les semences de blé tendre. Que l’agriculteur sème le grain qu’il récolte ou qu’il achète des semences, il doit payer une redevance à l’obtenteur ! Ce dispositif sera étendu à d’autres espèces. Une commission estimera le prix de cette marchandise nouvelle, le « droit à semer ». Comment, puisqu’il y a pléthore et donc pas de marché ? Pourquoi pas un « droit à respirer » ?

On ne pourra même plus dire comme Mme du Deffants au temps de Louis XV : « On taxe tout, hormis l’air que nous respirons ».

On connaît la technique emblématique des industriels des « sciences de la vie », Terminator, la production de semences transgéniques dont la descendance est stérile - le triomphe de la loi du profit sur la loi de la vie. En 1998, Terminator avait soulevé une vague d’indignation telle que Monsanto avait dû annoncer qu’il abandonnait cette technique de stérilisation. En octobre 2005, l’Office Européen du Brevet a accordé le brevet Terminator dans l’indifférence. Monsanto et ses concurrents/alliés travaillent d’arrache-pied à cette méthode jamais abandonnée - c’est l’arme absolu contre la Vie - qui cible en priorité les paysans du Tiers-Monde - pour les soulager de la faim, nous affirment le cartel et ses affidés.

En novembre 2004, l’Assemblée Nationale unanime (sauf le groupe communiste) avait transposé la Directive Européenne 98/44 de soi disant « brevetabilité des inventions biotechnologiques ». Tout ce qui transgénique est brevetable (article 4), ce qui, comme le montre l’exemple nord-américain mettra fin à la pratique fondatrice de l’agriculture, semer le grain récolté. Les gènes eux-mêmes sont brevetables. Une « variété » (en réalité : un clone) transgénique ne peut donc être une ressource génétique pour poursuivre le travail de sélection. Il est piquant que les communistes défendent maintenant les valeurs libérales - et significatif qu’ils soient seuls à le faire.

La version 1991 du traité de l’UPOV confère à l’obtenteur le « droit exclusif de produire, reproduire, conditionner au fins de la reproduction ou de la multiplication, offrir à la vente sous toute autre forme, exporter, importer, détenir à une des fins ci-dessus mentionnées du matériel de reproduction et de multiplication de la variété protégée. » Semer le grain récolté n’est possible que par dérogation accordée par le Conseil d’Etat. On voit la cohérence de ces mesures successives.

L’Assemblée Nationale discutera prochainement de la ratification de l’UPOV 1991 adoptée le 23 février par le Sénat. L’Union Européenne, le lobby des agrotoxiques et le gouvernement font passer pour une opération de routine technique la stérilisation légale et gratuite du vivant au profit d’un cartel de fabricants d’agrotoxiques exemptés ainsi dans les pays industriels des coûts de la mise au point de techniques biologiques aléatoires de stérilisation comme Terminator ou les Gurts - les méthodes de restriction de l’utilisation des gènes, la fabrication non pas de plantes stériles mais des plantes handicapées.

En somme, le gouvernement demande au législateur de créer un privilège sur la reproduction des êtres vivants. Contre l’intérêt public. Contre celui des agriculteurs Au profit de producteurs de poisons. Au nom du libéralisme !

Un privilège incite ceux qu’il lèse à tricher. La prochaine étape sera donc de créer une police génétique pour le faire respecter. En Amérique du Nord, Monsanto engage des entreprises de détectives privés pour débusquer les éventuels "pirates" et offre aux agriculteurs qui voudraient dénoncer leurs voisins une ligne téléphonique gratuite ( !).

En Europe, la police génétique sera-t-elle privée ou publique ? C’est le choix que la Commission Européenne et le gouvernement imposeront au législateur. Est-ce un choix honorable ?

Dans le même temps, la création d’un catalogue alternatif pour les variétés paysannes dites « de conservation » qui les protégerait de l’expropriation par le cartel, est au point mort.

Dernière pierre du dispositif gouvernemental, le projet de loi sur la coexistence entre clones chimériques brevetés et clones traditionnels organise la pollution génétique. Il s’agit de créer le fait accompli en accélérant encore la destruction déjà catastrophique de la biodiversité.

Il s’agit d’euthanasier l’agriculture biologique dont le seul tort est d’utiliser la gratuité de la Nature plutôt que des pétro-intrants marchands ruineux pour les humains, les sols, l’eau, bref, notre milieu de vie, au moment même où se ferme la parenthèse d’une pétro-agriculture industrielle condamnée car relevant de la thermodynamique du XIXè siècle ! Une société totalitaire de délation est en gestation. De vote en vote, de règlement en règlement, de mesure en mesure, insensiblement, le législateur est aspiré dans une spirale funeste et détestable dont il ne voudrait à aucun prix si la propagande du cartel des chandelles transgénique ne le trompait pas.

Mesdames et Messieurs les Députés, ouvrez les yeux ! Nos libertés sont en danger. Ne confiez pas l’avenir biologique de nos enfants et de notre planète aux fabricants d’agrotoxiques !

Jean-Pierre Berlan, Directeur de Recherche à l’Inra.

Source : ATTAC Info n° 546 du mercredi 29 mars 2006. http://attac.org