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Des cœurs noirs

Publie le mercredi 31 mai 2006 par Open-Publishing
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de Regis Duffour

Jusqu’à son dernier souffle, l’écrivain Jean Malaquais, n’aura cessé de répéter que la France est demeurée Vichyste. Fortunes ainsi faites par les baissiers du marché noir et de la collaboration, des nabab les plus en vue tel Mme Betancourt (un SMIC gagné toutes les minutes), jusqu’aux dignitaires opulents des petites villes de Province, entrepreneurs, directeurs de campings, commerçants, la seule vue de cet édifiant organigramme des fortunes du pays illustre l’alerte donnée par l’auteur de "Planète sans visas".

Il s’est éteint en 1998, travaillant sans relâches jusqu’à cette année, à combattre les démons de la lâcheté, à sortir de l’oubli de plus véridiques et vraisemblables propos que n’en tiennent les mémoires officielles toujours disposées à couvrir les mensonges commodes sur lesquels sont bâties les fondations de nos sociétés prétendument et fièrement démocratiques.

Eut-il tant de presciences qu’il ait toujours eu sur le monde un demi-siècle d’avance ? Devons-nous considérer comme avertissement son inlassable fustigation de l’hypocrisie et du gongorisme, cette « gloriole de coquette sur le retour » propre à une France qui croyait s’en tirer à bon compte en affirmant, puis en murmurant sur le ton de celui qui veut avoir le dernier mot « on ne savait pas ». Les livres de Maurice Rajfus, de Geert Hoffman, de tant d’autres, « Le chagrin et la pitié » de Max Ophuls sont opportunément venus infirmer la perdurable menterie.

Sait-on seulement aujourd’hui ce qui hier menaçait déjà de se reproduire demain, sous une forme dont on prétend qu’elle est moins tragique ? Car on ne bâtit rien sur l’oubli sans que les sales bâtisses menacent d’effondrement sur les vermines d’hier, les racailles d’aujourd’hui et l’horreur de refaire surface. « Celui qui ne se souvient pas du passé est condamné à le revivre » nous disait l’auteur albanais Dietro Agolli, lequel eut à craindre de l’autocrate Enver Hodja, comme son compatriote Ismaël Kadaré, que du palais des rêves, cette institution totalitaire, ne viennent quelques fonctionnaires en mal d’avancement pointer, inspecter les songes des habitants contraints de laisser les portes de leurs maisons ouvertes pour ... contrôle de rêves.

Lorsque Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’intérieur, refoule un déserteur russe, il ne condamne pas seulement cet homme a quitter l’endroit sur Terre où il voulait vivre, il l’envoie à une mort certaine, au peloton d’exécution le pacifiste, l’homme vertueux qui se refusait de faire aux Tchétchènes la guerre.

Que deviennent ces existences d’apatrides, désespérés, fourbus qui ne sont plus vermine, comme on les appelait hier, d’autres indésirables aujourd’hui rassemblés sous le vocable hypocrite, technocratique, usiné et froid d’immigrés ? S’ils ne grossissent pas la masse des réprouvés qui crèvent la dalle dans des camps nommés selon la même affectation grossière et sournoise des administrations, « camp de rétentions », ces hommes ne sont-ils pas voués aux gémonies d’un monde qui ne s’embarrasse que de statistiques afin de complaire et de séduire les ressortissants les plus privilégiés de la planète. Ceux-là qui sont ainsi parqués s’exposent à la maladie, à l’esclavage, à la faux qui quotidiennement les hante et menace les faucher.

Dans ce pays, la France, qu’on se plait en haut lieu d’appeler encore « pays des libertés », libertés dont on ne vante jamais assez les mérites et qui à en croire les gardiens du temple de la République n’ont pas leur pareil sur la planète. Qui d’autre après Betancourt, Touvier, Papon, Bousquet ont occupé les administrations, les entreprises vichystes avant d’occuper les mêmes bureaux sous l’ère gaulliste ? Ils furent très nombreux, assurément. Mais pas un mot dans les livres, pas une ligne dans les journaux, pas une image sur les écrans n’étaient consacrées aux souffrances qu’ont enduré les résistants et les déportés lorsqu’ils ont croisé dans les bureaux, les entreprises, les écoles, les rédactions, les administrations d’hier leurs tortionnaires ou les froids serviteurs d’une chaîne tayloriste . En sorte qu’on peut dire qu’ainsi s’est perpétuée l’horreur.

L’historien Rousso, le cinéaste Mauro Bolognini entre autres rares exemples et de manière différente en ont rendu compte. C’était dans les années 70 et 80.
Aujourd’hui que nous sommes dans une période pauvre, une de ces périodes de grande indigence intellectuelle, culturelle et morale, on serait bien en peine de trouver au cinéma une jeune anarchiste comme celle campée par Claudia Cardinale dans « Liberté mon amour ! ». Après des années de résistances aux Mussoliniens elle découvre un tortionnaire fasciste dans les bureaux de l’administration de l’Italie libérée, fait irruption au conseil de la résistance et de la reconstruction et dénonce. Il faut rebâtir le pays lui dit-on et pardonner. Quel cinéaste aujourd’hui pour ainsi briser l’omerta et laisser paraître sur le visage de la jeune anarchiste une lueur d’abattement et la résolution de n’être pas de ce douloureux compromis qui eut pourtant fait d’elle un personnage important. Elle préférera dit-elle aux conseillers « faire la cuisine », une vie simple et anonyme.

C’était il y a trente ans, l’ambition, l’arrivisme, le triomphe de la force sur la raison, le fétichisme de l’argent n’étaient pas au cinéma comme à la littérature l’exclusif projet de nombres d’auteurs, les valeurs positives qu’il convenait d’afficher à la scène comme à la ville, en privé comme avec ses personnages à l’écran. Période pauvre que nous traversons, livrée à l’arrogance et à la méchanceté de ceux qui tiennent le devant de la scène et oeuvrent à la nette fascisation sur les écrans en particulier, au cinéma comme à la télévision où l’on ne compte plus les reportages, les fictions, les émissions qui propagandent les institutions policières et militaires.

Dans un contexte aussi favorable au règne de la force et de la brutalité, le terrain est préparé aux politiques sournoises contre les indésirables, les lois ordurières de la République s’étalent dans les médias sans autre souci que d’en assurer la propagande : camps de rétentions, rapport benisti, ceseda, la gangrène et la sécheresse gagnent tous les esprits.

Deux jeunes marocains de ma connaissance ont eu, comme beaucoup, à souffrir de leurs coreligionnaires.
Il se trouve que des familles issues de la première génération d’immigrés, maintenant bien installées en France, ont, quelquefois, plus souvent maintenant, une fâcheuse tendance à accuser les nouveaux arrivants de frayer avec leurs filles pour obtenir des papiers.

Dans ces cas-là les belles familles, sitôt qu’un grain vient enrouer la ronronnante machine du mariage de leur progéniture,.en viennent à acquérir la certitude que ces jeunes marocains ne visent qu’à l’acquisition de la nationalité française. Or le moteur nuptial doit être parfaitement huilé, c’est-à-dire correspondre en tous points aux ambitions, aux objectifs, aux rêves de la belle famille, laquelle peut compter sur l’isolement de jeunes maris pour imposer sa manière et ses projets au couple. Souvent étudiants, seuls en France, voilà ces jeunes hommes enfermés, contraints d’obtempérer. Ces belles familles qui prescrivent et dictent se composent souvent d’individus qui n’ont pas fait t’études et comprennent dès lors assez mal que ces étudiants dont l’avenir leur paraît tracé refusent : qui de faire un enfant à leur femme, qui de construire une maison, qui de vivre dans les parages de la belle famille. A se demander si à travers ce conflit générationnel, il n’y aurait pas une incompréhension mutuelle relevant de criantes différences culturelles que les plus forts (la belle famille) interpréteraient , dans toute leurs suffisances et leurs insuffisances, comme manigances et sournoiseries.

Ces immigrés de la première génération sont souvent passés, en Afrique, par de véritables marchés aux esclaves avant d’arriver en France où ils ont dû baisser la tête, courber l’échine, se taire et donner du « Missié ». Ils ont vécu dans des conditions très dures, en ont conçu, peut-être, sans doute pour certains, un grand fond de cruauté et très peu d’indulgences pour ces étudiants qu’ils jugent être des privilégiés. Il y a beaucoup d’ignorance, mais aussi beaucoup de méchanceté. Dans l’un des cas au moins, la belle famille entend briser le jeune homme et je vous prie de croire à la dignité que ne cesse de manifester ce dernier sous les l’avalanche des coups les plus retords. D’ailleurs comment pourrait-il se défendre s’il est tout à la fois la proie de sa femme, de sa belle famille, de ses employeurs, des lois, des habitants de ce pays... C’est l’enfer, il risque l’expulsion après avoir été littéralement cassé par ses semblables.

Ce qui paraît symptomatique et n’étonnera que les naïfs, les négateurs, les simplistes et les gens de mauvaise foi, c’est qu’in fine, encore et toujours, les indésirables sont à la merci de tous. C’est une position d’extrême vulnérabilité que la leur, une torture au quotidien. C’est la preuve, s’il en était besoin que la faiblesse ne s’entend pas comme on admet d’ordinaire l’opposition entre le « fort et le faible ». Cette faiblesse là ne doit rien à l’absence de qualités propre à renforcer, comme la force ne doit rien aux mérites. La faiblesse ne s’entend pas par la négative comme un déséquilibre, une carence mais par le constat brut, violent d’une situation qui est défavorable aux indésirables, sans qu’on puisse leur imputer une faute, un manquement ou un défaut, tandis que la force des autres est symétriquement sans qualités, sans mérites, sans héroïsmes. Entre le fort et le faible, dit-on dans les facultés de droit, la loi protège ce que la nature des rapports entre les hommes conçoit, elle protège le faible contre le fort. C’est l’idéal démocratique. Dans un régime à propensions fascistes la loi, de toute pièce, instaure la faiblesse, accroît la faiblesse des uns et renforce les autres. C’est le privilège.

Plus que jamais aujourd’hui chacun ne conçoit des efforts qu’en fonction de son seul intérêt, rien ne paraît supplanter l’intérêt individuel, ni valeur, ni grande idée, ni même la Common decency chère à Orwell et Dickens, ces prédispositions naturelles à la bienveillance et à la droiture autrement appelées bon sens. Dans l’exemple qui est le nôtre l’intérêt individuel s’accompagne de la cruauté, il ne s’agit plus seulement de gagner sur son « adversaire », encore faut-il le briser, le laminer, détruire sa vie. Des terrains de sports jusques aux gradins, des familles immigrées aux familles autochtones, nul doute que de tels exemples se multiplient ces dernières années. On eut longtemps coutume de dire que la technique progressait tandis que l’homme restait au moyen âge de l’esprit. Il me semble qu’il est retourné à l’âge de pierre, que sa régression doit à la propagation technique comme à la perte des humanités dont les effets corrélés n’ont pas fini de faire des dégâts.

Il arrive aussi qu’un immigré insatisfait de la rebuffade d’une femme qui lui était promise, envoie, à la police, la lettre anonyme qui exposera celle-ci et celui qu’elle a choisi à l’accusation de mariage blanc. Ces actes de délations ne sont plus si rares.

Il semble que la cruauté et la bêtise n’aient pas de limites et que le fameux communautarisme dont on nous parle, dont on prétend qu’il est à craindre ne soit qu’une nouvelle fable destinée à semer la confusion et la peur. La réalité est bien plus sordide, car s’il n’y a pas de sentiments d’appartenance, la plus petite espèce de solidarité entre des gens qui sont, qui ont été en butte aux lois françaises, nous avons beaucoup à craindre. Eux-mêmes ont beaucoup à craindre qui pensent aux lois anti-juives comme une parenthèse ou n’y pensent d’ailleurs pas. Nous ne sommes pas, ils ne sont pas, aucun d’eux, naturalisés ou ressortissants étrangers, dans un abris définitif.

C’est d’ailleurs sans compter sur les ondes du battement d’aile du papillon qui d’un bout à l’autre de la planète donnent à l’Histoire de fluctuantes et d’inconstantes évolutions.

S’il est arrivé que des juifs dénoncent d’autres juifs pour tenter de sauver leur peau, s’ils ont été bien naïfs d’agir ainsi, il me semble que ces histoires récentes sont sous un certain angle plus alarmantes. Elles ont des effets moindres si l’on considère que la vie des victimes n’est pas directement menacée, mais elles sont plus inexcusables si l’on bien voir que celle des bourreaux est au jour d’aujourd’hui bien moins menacée que ne l’était la vie des délateurs juifs. Ils n’ont pas même cette excuse qu’on attente à leurs jours...

Messages

  • Parmi les œuvres de Wladimir Malacki, alias Jean Malaquais, qui marquèrent durablement mon adolescence, ont été réédités : Planète sans visa et les Javanais

    Guic

  • Et si on est plutôt "nouvelles", Malaquais en a aussi écrit d’excellentes, pour beaucoup d’entre elles publiées dans le recueil "Coups de barre", récemment réédité.

    Pour dire quand-même un petit mot qui situe un peu l’auteur, la grande force de Malaquais est d’arriver, toujours lucide sur les conditions économiques et sociales désastreuses de ses personnages, à être optimiste.