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De Negri aux paris d’une social-démocratie libertaire : philosophie politique et altermondialisme
Publie le mercredi 7 septembre 2005 par Open-Publishing6 commentaires

de Philippe Corcuff
Liés aux enjeux intellectuels traités dans notre livre (Les grands penseurs de la politique - Trajets critiques en philosophie politique, Armand Colin, 2005) se dessinent des défis plus directement politiques, qui sont en germe dans la galaxie altermondialiste émergente.
Empire et Multitude
Le philosophe italien Antonio Negri contribue à renouveler la théorie politique en ce début du XXIe siècle, en lien avec les combats altermondialistes, tout en puisant dans les ressources classiques de Spinoza et de Marx.
Empire, l’ouvrage qu’il a écrit avec l’universitaire américain Michael Hardt(1), est devenu un best-seller international de la contestation. Il apparaît symptomatique de certaines questions qui travaillent l’altermondialisme. Hardt et Negri s’efforcent de créer un cadre postmarxiste, toujours alimenté par Marx, mais qui cherche une ouverture du côté du « nietzschéisme français » (Gilles Deleuze, Michel Foucault).
« L’Empire » serait la forme suprême de la domination internationalisée du capitalisme. Il se déploierait dans une logique incessante de mobilité à l’intérieur de réseaux. Il se présenterait comme un « pouvoir absolu » (p.67), qui n’aurait « plus d’extérieur » (p.235). Cependant, de nouvelles possibilités de libération émergeraient « à l’intérieur de l’Empire » (p.93). Ce sont « les résistances, les luttes et les désirs de la multitude » (p.21). Dispersée, « la multitude est une multiplicité, un ensemble d’individualités » (p.140). C’est de la confrontation avec les pouvoirs « constitués » (institutions, représentation politique) que surgirait « le pouvoir constituant de la multitude » (l’effervescence créatrice des subjectivités). Face aux dérives de l’institutionnalisation (« le constitué ») rencontrées de manière récurrente par les mouvements émancipateurs, nos deux auteurs mettent en avant la dimension dynamique des subjectivités (« le constituant »). Mais, dans une focalisation sur « ce qui bouge », ils évitent de se confronter à la question des institutions (qui ont aussi des aspects protecteurs des droits individuels et collectifs), et donc au problème de la stabilisation relative des liens sociaux.
Hardt et Negri abordent de front la question de la pluralité humaine. Mais leur combinaison de marxisme et de nietzschéisme risque de juxtaposer les inconvénients de ces deux courants intellectuels : d’une part, celui d’une vision encore plus homogène de l’ordre établi que les marxistes (l’Empire) et, de l’autre, celui d’une vue émiettée des luttes sociales empruntée à la tradition nietzschéenne (la Multitude). Le monde existant apparaît trop cohérent et les forces de résistance trop éclatées. Dans Multitude, leur second livre, Hardt et Negri déplacent leurs formulations : la multitude serait « faite de singularités agissant en commun »(2). Et d’ajouter : « il n’y a pas de contradiction conceptuelle ou réelle entre singularité et être en commun (commonality) » (ibid.). Cette harmonie postulée entre les singularités individuelles et l’espace commun a quelque chose d’un peu magique, qui garde un vague parfum de « synthèse » hégélienne.
Une social-démocratie libertaire ?
Certains fils des analyses déployées dans nos trois chapitres, si on les associe, nous écartent quelque peu du style de politique altermondialiste défendu par Negri et Hardt. Ils esquissent un autre cheminement, que l’on qualifiera provisoirement de social-démocratie libertaire(3), en tant que traduction politique de la problématique philosophique des transcendances relatives tracée dans la troisième partie. Qu’est-ce à dire ?
– Les outils critiques marxiens continueraient d’insérer la social-démocratie libertaire dans un horizon anticapitaliste ; le capitalisme demeure injuste socialement tout en réduisant l’individualité à une définition marchande bornée.
– La social-démocratie libertaire prendrait appui sur une critique sociale pluraliste (comme la sociologie de Bourdieu) éclairant une diversité de modes de dominations autonomes, plus ou moins en interaction, sans se limiter à la mise en cause d’un « système » d’exploitation unifié (comme « le système capitaliste » chez les marxistes ou « l’Empire » chez Negri).
* Ce cadre abandonnerait la perspective d’une synthèse harmonieuse, pour bâtir, dans une logique proudhonienne, un espace public aménageant les tensions entre une pluralité d’identités, de pouvoirs, d’intérêts, etc. ; le libéralisme politique esquissé par Montesquieu comme la dialectique démocratique infinie suggérée par Merleau-Ponty offrent quelques ressources en ce sens.
– Si l’on se retourne vers les classiques, la social-démocratie libertaire serait une façon de faire se croiser les attentes de sécurité vis-à-vis d’un cadre collectif (Hobbes, Locke) et la critique radicale des tendances oppressives à l’œuvre dans les cadres collectifs routinisés (La Boétie, Fichte).
– Si l’on s’arrête plus spécifiquement sur la question de la démocratie, ce serait une manière de lier la stabilité procurée par les institutions représentatives aux critiques libertaires des dangers de dépossession inscrits dans ces institutions.
– Si l’on s’intéresse aux débats sur la justice sociale, cela ouvrirait la perspective de la mise en tension d’un sens du possible et du praticable, à travers une théorie de la justice sociale (Rawls, Walzer), et d’une ouverture à l’impossible (Fichte, Benjamin, Lévinas, Derrida, Rancière) ; le dialogue du pragmatisme et de l’utopie mis en scène par More est de ce point de vue précieux, comme la tonalité exploratrice et expérimentale de Dewey.
– Si l’on envisageait une « équilibration » entre les aspirations singulières de l’individualité et l’espace du commensurable propre aux solidarités collectives, les apports de Lévinas (« comparer l’incomparable ») comme des théoriciens de la reconnaissance (Honneth, Frazer) apparaîtraient stimulants.
– Si on intégrait dans nos préoccupations l’avenir des générations futures, les conditions écologiques de reproductibilité de la vie humaine et les risques techno-scientifiques, cela nous pousserait à reformuler la notion de « progrès » (Benjamin, Jonas, Beck, Latour).
Il s’agit rien moins que d’inventer, en puisant dans des traditions héritées et dans des débats contemporains, un nouvelle politique d’émancipation pour le XXIe siècle. Ce pari a certes des composantes intellectuelles, mais il renvoie de manière plus profonde à une action collective et individuelle débordant largement les ressources intellectuelles. C’est là où une introduction à la philosophie politique rencontre inévitablement des limites pratiques.
Notes :
(1) Trad. Paris, Exils, 2002 (réédition poche 10/18).
(2) Trad., Paris, La Découverte, 2004, p.131.
(3) Sur l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire, voir P. Corcuff, La société de verre (Paris, Armand Colin, 2002), La question individualiste (Latresne, Le Bord de l’Eau, 2003), et, en collaboration avec Jacques Ion et François de Singly, Politiques de l’individualisme (Textuel, septembre 2005).
– Conclusion de Les grands penseurs de la politique - Trajets critiques en philosophie politique de Philippe Corcuff, Paris, Armand Colin, collection « 128 », 128 pages, 2e édition refondue, septembre 2005, 9 euros.
Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’Institut d’Études Politiques de Lyon et membre du conseil scientifique d’ATTAC.
– Plan de Les grands penseurs de la politique - Trajets critiques en philosophie politique de Philippe Corcuff
Introduction
1. Anthropologies et philosophies politiques : de « la nature humaine » à la cité1. Platon et les hiérarchies « naturelles »2. Aristote : une anthropologie immédiatement politique3. More ou le dialogue du pragmatisme et de l’utopie4. Machiavel : un penseur de l’inquiétude éthique en politique5. La Boétie : de la servitude volontaire à l’émancipation6. L’anthropo-logique de Hobbes7. Locke ou le précurseur du libéralisme politique8. Montesquieu : du pouvoir à l’équilibre des pouvoirs9. Rousseau : de l’inégalité au contrat social10. Smith : économie politique et philosophie morale10.1 Smith-1 et l’homo œconomicus10.2 Smith-2 et la sympathie11. Kant : vers la République cosmopolite12. Éclairages croisés sur l’histoire : Fichte, Tocqueville et Benjamin12.1 Fichte et la Révolution française12.2 Fichte : de Rousseau à Machiavel12.3 Tocqueville et la Révolution française12.4 Benjamin ou l’histoire bousculée13. Anthropologies et action chez Marx13.1 Jugements de faits et jugements de valeurs13.2 Une philosophie de l’action politique13.3 Anthropologies13.4 La société communiste et ses contradictions14. Les sciences sociales et la critique de « la nature humaine »14.1 Jalons sociologiques et ethnologiques14.2 Face aux risques de relativisme éthique15. Une relocalisation des anthropologies philosophiques : la sociologie des régimes d’action2. Domination et justice1. Critiques de la domination1.1 La portée critique du droit naturel chez Rousseau et Fichte1.2 Marx et les chaînes du capitalisme1.3 Les sciences sociales : complexité des figures de la domination2. En guise de transition : critique sociale et idéaux3. Théories de la justice3.1 Platon : la mesure et la loi en questions3.2 L’équité chez Aristote3.3 Le libéralisme égalitaire de Rawls3.4 L’égalité complexe chez Walzer3.5 Politiques de la reconnaissance (Honneth, Frazer)3.6 Philosophies écologistes (Jonas, Beck, Latour)3.7 Aux frontières de la justice : l’éthique du visage de Lévinas3. La philosophie politique, entre fondements et déconstruction1. Platon et les philosophies du fondement2. Tentations relativistes et déconstruction2.1 Perspectivisme et vie chez Nietzsche2.2 Derrida-1 ou la déconstruction3. D’autres chemins ?3.1 Derrida-2 ou les limites de la déconstruction3.2 Une liberté relative par la connaissance des déterminations : de Spinoza à Bourdieu3.3 Démocratie, pluralité et indétermination : Proudhon, Dewey, Merleau-Ponty, Arendt, Lefort3.4 Rancière et la Mésentente3.5 L’exigeante radicalité de Wittgensteinconclusion : De Negri aux paris d’une social-démocratie libertaireBibliographie générale
Messages
1. > De Negri aux paris d’une social-démocratie libertaire : philosophie politique et altermondialisme, 7 septembre 2005, 17:56
Santé ! Quel jargon !
Bon, on essayera de se faire violence pour comprendre....
En attendant je ne retiendrais que l’écume des choses, la percée dernière dans le concret de Negri : Son soutien au TCE anti-democratique et anti-social.
TCE :
Montesquieu poubellisé par la supression de la séparation des pouvoirs
Le contrôle de la monaie sortant de l’orbite démocratque
Les grands choix economiques, sociaux, humains sortant du contrôle démocratique réel
Le social ecartellé et explosé
La liberté totale et entière réelle pour la circulation des capitaux à l’interieur et entre l’UE et le reste du monde , pendant qu’était tû le sort des importantes populations immigrées et exterieures à l’UE, que des dispositifs autorisant les plus extremes violences (repressions meurtrières de manifestations, traques des malades et des vagabonds, etc) étaient maintenus.
les Droits de l’homme soumis constitutionellement, d’une façon inedite (sauf constitution russe) dans le monde, au marché, donc aux forces qui dominent ce dernier....
Une série de malfaisances nombreuses et avariées...
Négri est soit la soumission claire et simple aux puissances injustes des grandes firmes capitalistes européennes, soit l’apotre du pire (et en ce cas le terme de social-démocratie libertaire ne pourrait être utilisé) en souhaitant une Europe explosée (J’entends par Europe là les gens réels) afin de hâter l’avenement d’un empire mondial où enfin il pourra essayer de développer sa pensée.
Mais je crois +, au delà de jargons technos-intellectuels, à une paresse profonde (sous-estimation de l’importance de se battre également sur le contenu des textes, d’une constitution)...
En attendant, je demeure très dubitatif sur la personne, un peu déçu après l’épisode du TCE .
Copas
1. > De Negri aux paris d’une social-démocratie libertaire : philosophie politique et altermondialisme, 7 septembre 2005, 19:04
Negri nie les classes sociales dans Empire ;
pas étonnant qu’il ai fait campagne pour le OUI au référendum sur la "Constitution" européenne
2. > De Negri aux paris d’une social-démocratie libertaire : philosophie politique et altermondialisme, 7 septembre 2005, 20:24
Mais ce qui me surprend enormement c’est qu’on puisse parler de social-democratie libertaire, le soutien au TCE c’est ni social, ni libertaire , ni démocratique....
Et je ne parle pas là de classes sociales....
Copas
3. Ne pas confondre Negri et Corcuff, 8 septembre 2005, 13:23
Il me semble que "la social-démocratie libertaire" est justement opposée par Corcuff à Negri ; lequel Corcuff a fait campagne pour le Non au TCE, au contraire de Negri...
Fred, l’Anti-Negriste
4. > Ne pas confondre Negri et Corcuff, 8 septembre 2005, 16:53
Là ça parait logique...
Copas
5. Humpph...., 10 septembre 2005, 13:50
La Toscane m’est belle et douce, une douceur des couleurs de la nature, une douceur des constructions humaines, une douceur des courbes de la terre, des collines mamelonées, le Chianti ni bourgeois, ni noble, ni ouvrier, il est .... le Chianti...tout simplement....Un mélange de travail, de nature et d’exellence (comme tout vin remarquable et remarqué).
Rien de bourgeois là dedans d’aimer celà...
Quand à Corcuff, je ne le connais pas aussi...ce qui ne m’est pas une gloire mais une insuffisance.
Ah Negri, il ne m’est pas inconnu par contre, autant pour essayer de le tirer d’ennuis fâcheux que pour combattre ses orientations tant d’hier que d’aujourd’hui.
Ah ! 68 !
Tous n’ont pas rejoints la table des "maîtres", il ne faut pas confondre les gens bien en cour par leur choix et l’essentiel de ceux qui firent 68...
On a peine à imaginer maintenant la bouffée d’espérance que fut 68 pour des millions de personnes.
Copas