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Egalité économique, égalité réelle et conscience (Première partie)
Publie le mercredi 28 juin 2006 par Open-PublishingLe texte, dont nous publions ici la première partie, a été rédigé en réponse à des commentaires envoyés par mail et/ou déposés sur certains sites Internet suite à la publication de notre Appel à un Mouvement pour l’égalité. Pour plus de clarté, nous reproduisons ci-après un commentaire, publié sur le site d’Indymedia Toulouse, auquel s’adresse principalement le présent texte :
« L’égalité “réelle”, c’est l’égalité économique, selon moi. L’égalité de “traitement” par la société est différente de l’égalité de “condition”. Tant que l’égalité de condition n’est pas assurée, celle de traitement ne suivra pas. Zinedine Zidane n’a pas un nom à consonance “gauloise”, comme on dit (celte ?), Jamel Debbouze non plus, mais ils bénéficient de la part de la société française d’un traitement bien moins négatif qu’Abdelkader Rahmoun, qui vit à Emplaon et fait des petits boulots pour s’en sortir...
« C’est l’égalité de condition qui mène à “l’égalité républicaine”. On sait qu’un monsieur comme Serge Dassault aurait bien voulu supprimer l’égalité de la devise républicaine, et on le comprend, compte tenu de ses idées et de sa situation. Quant à moi, je pense quasiment l’inverse (facile !), et prône la plus stricte égalité économique.
« Cela passe par une remise en question de la propriété des biens de production, des revenus du travail, de la structure sociale... »
L’auteur de la réponse, Germain Gillet, est membre du Mouvement pour l’égalité (MPE) mais, comme tout article non signé par le MPE que nous publions sur notre site, son texte ne reflète pas nécessairement, en totalité ou en partie, le point de vue du MPE. Il est une contribution personnelle à un débat qui nous semble fondamental pour tous ceux qui veulent combattre en faveur d’une égalité réelle.
Le commentaire publié sur le site d’Indymediya Toulouse exprime une conception qui, dès sa naissance, a marqué de façon indélébile dans ce pays ce que l’on nomme le « mouvement ouvrier », aussi bien le courant qui se réclamait du marxisme (interprété dans un sens déterministe et économiste) que son principal concurrent, l’anarcho-syndicalisme (privilégiant l’« économique », opposée au « politique »). Cette conception a perduré, sous des formes différentes et pour des raisons différentes, notamment dans le programme et les pratiques du PCF et de la CGT (qui ont largement dominé et influencé la « gauche » pendant des décennies), mais aussi dans des organisations qui se disent volontiers révolutionnaires et mettent en avant dans leur discours la lutte de classe, telle Lutte ouvrière ; et ses effets opèrent toujours négativement aujourd’hui. A ce double titre, ce commentaire mérite que l’on s’y attarde.
Oui, l’égalité de « traitement » par la société - pour reprendre les formulations de notre interlocuteur anonyme - est différente de l’égalité de « condition » (économique). C’est pourquoi, contrairement à ce que lui tend à faire, l’égalité réelle ne peut pas être réduite à l’égalité économique. La question est avant tout politique. (Le mot « politique » étant entendu dans son sens de prise en charge par les êtres humains de la gestion de leur propre existence et non pas dans le sens péjoratif que la démagogie électoraliste et les magouilles parlementaristes peuvent lui donner, avec leurs conséquences désastreuses sur l’engagement politique notamment de nouvelles générations...) L’égalité économique est une condition nécessaire mais non suffisante de l’égalité réelle qui, pour être réelle, doit inclure aussi l’égalité de « traitement ». Zidane ou Debbouze (dont les talents sont survalorisés et surpayés dans cette société où l’argent est l’aune de toute chose) sont effectivement bien mieux traités qu’« Abdelkader Rahmoun, qui vit à Emplaon et fait des petits boulots pour s’en sortir... » Mais notre interlocuteur laisse entendre - sans peut-être oser l’affirmer ouvertement (les faits sont trop évidents !) - que, à condition économique équivalente, ils seraient aussi bien traités dans cette société que leurs pareils « gaulois » (toujours pour reprendre sa terminologie). Sans sombrer trop facilement dans l’anecdotique, mais pour rester dans l’univers sportif (d’actualité !), il suffit de rappeler les comportements de certains supporters de football à l’égard des joueurs « non gaulois » et les campagnes en réaction contre le racisme dans les stades... Ou comment la championne d’athlétisme Eunice Barber a subi, en mars dernier, la même violence policière que les « jeunes des cités » ghettoïsés qui sont nés avec une « couleur » identique de peau. On peut bien imaginer les mêmes policiers l’applaudir à tout rompre et pleurer de fierté « républicaine » et de gratitude à son égard en écoutant l’hymne national quand elle est montée sur la première marche du podium du championnat du monde au Stade de France en 2003 !
(Il serait par ailleurs intéressant de se pencher et de développer sur la place des sportifs originaires des anciennes colonies françaises - ou encore sur la place d’un comédien comme Jamel Debouzze qui a construit son personnage et son succès en grande partie sur l’utilisation d’un français mal maîtrisé, déformé : image que le « Français moyen » se fait de l’« immigré », incapable d’accéder à la « belle langue » de Molière et, en général, à LA « Culture » et à LA « Civilisation » - qui ne peuvent évidemment être qu’occidentales - et aux « valeurs républicaines » !)
Exploitation économique et oppressions spécifiques
Les inégalités ne sont pas simplement « économiques », uniquement produites par l’exploitation directe de la force de travail dans le cadre des rapports de production capitalistes. Elles touchent tous les domaines de l’existence (l’être humain ne se réduit pas à un « être économique », une « force de travail », une « valeur marchande »... comme voudrait le faire croire l’idéologie dominante du « profit roi »), et leur impact est différent selon que l’on est une femme ou un homme, un « gaulois » ou un « issu de l’immigration »... La liste est longue, fastidieuse, des exemples qui montrent que des couches sociales particulières subissent des oppressions particulières, en fonction d’une origine ethnique et/ou nationale, d’une appartenance sexuelle (femmes) ou même de pratiques sexuelles (homosexuels), d’une religion (islam, judaïsme...), de l’âge (jeunes, personnes âgées), de l’état de santé même (handicapés), etc. Ces oppressions particulières, spécifiques, sont distinctes de l’exploitation économique même si elles ont des incidences économiques, mais pas seulement : les souffrances tout comme les aspirations humaines ne sont pas uniquement matérielles....
Pour prendre un exemple quelque peu provocateur : une femme chef d’entreprise, descendante de migrants algériens, appartient à la même classe sociale (la bourgeoisie) que le chef d’entreprise plus ou moins « gaulois » (plutôt moins que plus !) ; elle est de ce point de vue son « égal économique ». Néanmoins, elle sera toujours victime d’une double oppression : en tant qu’« immigrée » (même si sa famille est là depuis deux, trois ou quatre générations !) et en tant que femme. Bien sûr, son « traitement » par la société est « bien moins négatif » que celui infligée à Fatima, victime elle d’une triple oppression, qui habite la cité des Bosquets à Montfermeil et qui est obligée de faire des ménages pour faire vivre sa famille. Néanmoins, cette chef d’entreprise n’est pas l’égale de la bourgeoise « française de souche » et encore moins de son « collègue » patron, lui aussi « français de souche » !
La « beurgeoisie », cette mince couche « issue » de l’immigration qui, arrivée en haut de « l’échelle sociale », entretient de graves illusions sur son « intégration » dans la société française, ferait bien de méditer sur l’histoire de la bourgeoisie juive de ce pays. Et cet exemple tragique doit donner aussi à réfléchir à ceux qui prônent la primauté de l’ « égalité de condition ». La bourgeoisie juive n’était pas devenue seulement l’égale économique du reste de la bourgeoisie française, elle avait même commencé, sous la IIIe République notamment, à atteindre cette « égalité républicaine » qu’évoque notre interlocuteur (si je comprends correctement ce qu’il entend par cette formulation douteuse...) Ce n’étaient pas juste un « préfet juif » mais plusieurs ; c’étaient des officiers et même des généraux, des magistrats, des membres du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation, des ministres (et pas des potiches), etc. - encore plus « fous de la République » (pour reprendre l’expression de Pierre Birnbaum qui est aussi le titre de son ouvrage de référence sur la question [« Les fous de la République », Fayard, 1992]) que les « Français de souche » ! Ces notables juifs, grands défenseurs de la France, de ses valeurs républicaines et de ses intérêts capitalistes/impérialistes, n’avaient d’ailleurs, dans leur grande majorité, que profond mépris pour leurs coreligionnaires pauvres qui, fuyant la misère et les persécutions antisémites en Europe centrale et orientale, venaient chercher refuge et travail dans ce qu’ils croyaient être encore le « Pays des droits de l’Homme »... Rien de tout cela n’a empêché la bourgeoisie et son Etat, intrinsèquement racistes (antisémites en l’occurrence), d’envoyer les juifs, « apatrides » mais aussi français, et quelle que soit leur appartenance de classe, dans les camps d’extermination nazie. Manifestement, l’« égalité de condition » n’avait pas suffi à apporter l’« égalité de traitement » !
Economisme et conscience politique
Nous arrivons certainement là au cœur de la divergence avec notre interlocuteur. Il affirme péremptoirement : « Tant que l’égalité de condition n’est pas assurée, celle de traitement ne suivra pas ». Plus loin, à nouveau : « C’est l’égalité de condition qui mène à l’"égalité républicaine" » (mis en gras par moi). L’argumentation est typique du « bon sens » économiste : les inégalités « de condition » avant tout mais aussi (quand on consent à leur existence !) les discriminations sexistes, homophobes, racistes et autres « inégalités de traitement » prennent racine dans cette économie, donc « remettons en question » cette économie (propriété, revenus,...) et en conséquence disparaîtront lesdites inégalités « de condition » puis, dans la foulée, naturellement, automatiquement, les inégalités « de traitement » ... Logique, n’est-ce pas ? Il s’agit là d’une logique toute formelle qui réduit la réalité à l’économie et qui, de ce fait, est incapable de rendre compte du réel, et de le transformer.
Le déterminisme économique, mécaniste et fataliste, qui s’exprime crûment ici, présente plusieurs graves défauts. D’abord celui d’appauvrir à l’extrême une réalité qui est complexe. Les discriminations et inégalités « de traitement » sont produites par le système dominant mais (comme argumenté précédemment) via des oppressions spécifiques. Ces oppressions ne sont pas des excroissances, plus ou moins anormales, de ce système ; elles en font intrinsèquement partie. L’oppression des femmes et des homosexuel(le)s est liée à ce pilier des sociétés inégalitaires qu’est la famille ; l’oppression des populations issues de l’immigration est liée au besoin vital du capitalisme de disposer en permanence d’une réserve de main-d’œuvre bon marché, etc. C’est pourquoi, pas plus que le système dominant ne se réduit à son économie, l’égalité ne se réduit pas à l’ « égalité économique ».
Les discriminations et autres inégalités « de traitement » ne sont pas juste des « superstructures » qui s’évanouiront d’elles-mêmes en détruisant l’« infrastructure économique » - par l’opération de la sainte « lutte de classe » économique... C’est le deuxième grave défaut du déterminisme, celui d’occulter le rôle décisif de la conscience humaine, à la fois la (fausse) conscience présentement dominante, en tant qu’instrument des inégalités, et la conscience politique, en tant qu’instrument de l’égalité. La bataille pour l’égalité n’est pas une bataille pour une simple égalité économique mais avant tout une bataille pour une conscience politique émancipatrice.
Les idéologies discriminantes (le sexisme, le racisme, l’homophobie...) sont en effet des expressions, parmi d’autres, de la (fausse) conscience que la classe dirigeante a de la réalité sociale et/ou qu’elle veut en donner afin de justifier et pérenniser sa domination. Et elle a tous les moyens pour en faire l’idéologie dominante, écrasante même : moyens étatiques (du répressif au juridique et au législatif), financiers, matériels, intellectuels - toute cette cohorte de journalistes aux ordres, de « vedettes du petit écran » et autres désinformateurs professionnels, de « penseurs » médiatisés (dont l’honnêteté intellectuelle est inversement proportionnelle au niveau de leurs diplômes et de leurs comptes en banque), de prêcheurs plus ou moins religieux, plus ou moins laïcs... Cette fausse conscience et notamment ces idéologies discriminantes imprègnent toute la société, y compris ceux qui en sont victimes et y compris certains de ceux (partis, syndicats, associations diverses...) qui prétendent en combattre les effets négatifs. Produits subjectifs des rapports sociaux de production, elles sont devenues elles-mêmes facteur de la réalité sociale objective, rouage indispensable du système en place, ayant leur réalité oppressive propre et servant activement à la défense de ces rapports de production qui les ont générées.
Parce qu’elles constituent des obstacles sur la voie d’une société centrée sur la satisfaction des besoins humains, nous devons agir en faveur d’un combat qui ne soit pas seulement économique mais qui balaie ces obstacles : un combat global pour l’égalité. Par « global », j’entends aussi me démarquer de ceux qui reconnaissent l’existence des discriminations spécifiques mais qui y opposent la fausse alternative des luttes sectorielles, « autonomes » (luttes pour les femmes uniquement par les femmes ; pour les « immigrés » uniquement par les « immigrés », etc.) La perspective à tracer, c’est un combat dans lequel doivent s’intégrer (et pas juste s’additionner) toutes les luttes et notamment les luttes contre les différentes discriminations - luttes « de terrain » mais aussi lutte idéologique contre la fausse conscience dominante.
Germain Gillet
A suivre...
(La seconde partie reprendra et illustrera les points abordés ci-dessus à la lumière de la question centrale des discriminations racistes et de la place de la lutte antiraciste dans la lutte pour l’égalité.)
Publié sur le site : www.mouvement-egalite.org