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Egalité économique, égalité réelle et conscience (Seconde partie)

Publie le mercredi 12 juillet 2006 par Open-Publishing

La première partie de ce texte - réponse à un commentaire à notre « Appel à un Mouvement pour l’égalité  » - a argumenté que l’égalité réelle ne peut pas être réduite à l’égalité économique. Elle touche tous les domaines de l’existence humaine et, en outre, des couches sociales particulières subissent des oppressions particulières, distinctes de l’exploitation économique. Le combat pour l’égalité n’est pas étroitement économique, il est avant tout politique ; il intègre notamment la lutte contre toutes les discriminations et contre la fausse conscience dominante qui leur est liée. Il est aussi, et même essentiellement, un combat pour une conscience politique émancipatrice.

La seconde partie concrétise les points abordés dans la première à la lumière de la question (centrale dans ce pays) des discriminations racistes et de la place de la lutte antiraciste - et plus généralement de la lutte politique (consciente) - dans la lutte pour l’égalité.


Capitalisme et oppression raciste

Que ce soit pendant la période de l’esclavage ou pendant celle de la colonisation, les sociétés capitalistes se sont immédiatement dotées d’une idéologie raciste (prenant des formes différentes suivant le contexte : anti-Noirs, anti-arabo-musulmans, etc.) correspondant au traitement inhumain qu’elles infligeaient à des êtres humains : Comme les Noirs ne sont pas vraiment des humains, on peut les traiter comme des animaux. La proposition fonctionne également dans l’autre sens : Comme on a besoin (un besoin économique) de traiter les Noirs comme des animaux, ils ne peuvent pas être vraiment des humains... A l’époque contemporaine, le capitalisme en Europe occidentale s’est développé en recourant à une immigration d’abord issue des pays européens plus pauvres puis, en grande partie, issue de la colonisation - une immigration fuyant la misère des anciennes colonies, désormais politiquement indépendantes mais ravagées par le pillage colonial et néocolonial. Les métropoles européennes ont, après la Deuxième Guerre mondiale, et notamment dans les années 60, encouragé cette immigration pour occuper des emplois non qualifiés, durs, déconsidérés aux yeux des « autochtones » (qui avaient alors la possibilité de s’orienter vers des emplois plus valorisants), et ce au moindre coût. Et avec l’avantage d’être une main-d’œuvre par nature plus vulnérable, donc considérée comme taillable et corvéable à merci, facilement ajustable aux aléas d’un système économique chaotique, et jetable en cas de crise. A nouveau, le racisme, en tant que fausse conscience que la classe dirigeante a de la réalité sociale et/ou qu’elle veut en donner, a été nécessairement présent : c’est bien parce que les « indigènes » sont à peine civilisés, à la religion et aux mœurs barbares, par essence « inassimilables », qu’ils peuvent faire des boulots mal payés, dégradants, dangereux, et que l’on peut s’en débarrasser comme une vulgaire marchandise après usage.... Sans oublier le rôle de boucs émissaires à leur faire jouer en cas de tensions économiques et sociales, en exacerbant la concurrence et la division avec les « autochtones » !

Depuis, la crise économique endémique a encore renforcé ce racisme qui, afin de mieux fonctionner, ne dit plus d’ailleurs son nom (« politiquement correct » oblige !). Mais pas besoin de faire trop d’efforts de traduction pour comprendre ce que recouvrent aujourd’hui les mots et expressions « sécurité », « islam », « terrorisme », « valeurs républicaines », « communautarisme », « défense de la laïcité », « banlieues », « jeunes des cités », « délinquance », « drogue », « tournantes »... Ce racisme, qui s’avance masqué, s’est adapté aux nouvelles conditions et s’est recentré sur les « jeunes des cités » : les descendants des migrants (ceux de la « nième génération » dont maintenant le pays d’origine est la France !) sont désormais économiquement superflus, et sont perçus et stigmatisés comme les nouvelles « classes dangereuses » : des graines de terroristes islamistes, de la « racaille » à nettoyer au Kärcher - à défaut de pouvoir les déporter de l’autre côté de la Méditerranée !

Cette société porte en elle le racisme comme les nuages portent en eux la pluie. Ils sont intimement liés, non pas mécaniquement (l’un étant soi-disant la simple conséquence de l’autre), mais s’imbriquant, se renforçant mutuellement, au point que tout réel combat contre l’un implique un combat contre l’autre. Et on ne peut pas en rester au seul constat « économique » si l’on veut rendre compte de la violence et de la persistance du racisme qui frappe l’immigration originaire d’Afrique du Nord ou d’Afrique sub-saharienne depuis plusieurs générations. La xénophobie qui avait accompagné les vagues migratoires européennes d’avant la Deuxième Guerre mondiale s’est atténuée - sans vraiment disparaître (les préjugés ont la peau dure !) - et les générations suivantes ont fini par être « acceptées ». Par contre, l’antisémitisme a continué à imprégner la société française, et il couve toujours (et explose brutalement souvent) sous le racisme actuellement dominant qui, dans ce pays, est aussi un héritage du colonialisme. Ce dernier a en effet mené ses conquêtes et justifié son oppression et son exploitation impérialistes par un racisme particulièrement brutal contre des « sous-hommes » à civiliser à coups de Marseillaise, de Bible, de viol, de mutilation, de torture, d’enfumade... Ce racisme-là, qui a profondément pénétré la société française (pendant plus d’un siècle !), n’est pas une simple survivance d’un passé qui va mourir de sa belle mort, ni une banale répétition de ce passé colonial (il y a à la fois continuité et rupture) ; il s’est, en quelque sorte, réinvesti dans la réalité présente comme élément justificatif et constitutif, s’enracinant dans les rapports sociaux actuels. Avec une spécificité bien française - qui est la haine à l’égard des personnes originaires d’Afrique du Nord, « coupables » de l’humiliante défaite qu’a subie dans sa colonie phare algérienne la France, contrainte de s’en retirer en 1962 ...

Une telle imbrication et un tel ancrage du racisme dans la société (et notamment dans les mentalités, déformées par des décennies de préjugés et de discriminations) ne peuvent disparaître naturellement, spontanément, en réalisant la seule égalité économique. Et, plus encore, pour se réaliser, l’égalité économique ne pourra pas faire l’économie (sans jeu de mots ?) d’une lutte politique, plus large. Ce qui n’en rend que plus indispensable l’intervention consciente pour éradiquer les discriminations et l’idéologie racistes - et toutes les autres discriminations et idéologies discriminantes.

Déterminisme économique et conscience politique

Mais, précisément, le déterminisme économique est un obstacle à cette intervention consciente et conduit non seulement au fatalisme (et à la passivité) mais aussi à un dangereux étapisme dans la lutte pour l’égalité. Dangereux dans le sens où, au nom de la primauté absolue de l’« économique », il risque d’aboutir à l’indifférence à l’égard des oppressions spécifiques subies par des couches sociales spécifiques. Selon cette conception, puisque l’« égalité de traitement » est subordonnée à la réalisation de l’égalité économique (il suffirait même qu’elle « suive »...), toute lutte en sa faveur est inutile et même à éviter, puisqu’elle pourrait détourner de la lutte essentielle : celle qui est en faveur de l’égalité économique... Mais, quand une oppression devient par trop évidente comme le racisme, alors ces « économistes » la réduisent au mieux à de « mauvaises idées », exprimées par des « imbéciles », sans incidence humaine réelle et n’exigeant ni revendications et actions spécifiques. L’économisme le plus étroit rejoint là le libéralisme le plus naïf (qui pense supprimer le racisme par la seule lutte idéologique) pour nier que le racisme ce sont aussi - et avant tout (notamment pour ses victimes) - des actes qui discriminent, excluent, humilient, oppriment, répriment, tuent..., des actes qui nient l’existence d’êtres humains.

Et que proposent nos brillants stratèges « économistes » si celles et ceux qui ont à subir quotidiennement discriminations et injustices refusent de les écouter et de souffrir en silence, en attendant patiemment que l’« égalité économique » leur ouvre grandes les portes de l’égalité réelle... ? Iront-ils jusqu’au bout de leur logique en boycottant ou même en dénonçant les luttes contre les discriminations particulières (racistes, sexistes, etc.) ? ! Malheureusement, il s’est déjà trouvé, à « gauche » et y compris à l’« extrême gauche », de nombreux dirigeants politiques et syndicaux qui ont sous-estimé, ignoré, nié ces discriminations et la nécessité de se battre centralement sur des revendications autres qu’économiques. Certains ont même dénoncé ces luttes - voire combattues - comme « détournant » des « vraies » luttes et « divisant » les travailleurs... Mais ce sont les discriminations qui divisent entre hommes et femmes (qui, à compétence ou diplôme égal, à travail égal, sont moins rémunérées), entre jeunes « français » soi-disant « de souche » et jeunes « issus » de l’immigration (qui se voient refuser un emploi ou reléguer dans des postes subalternes, sous-payés), entre « Européens » et « non Européens » (qui sont exclus d’un grand nombre de professions). Etc. Les classes possédantes utilisent consciemment toutes ces divisions (nationales, racistes, sexistes...) pour régner. Ces divisions doivent donc être consciemment combattues dans le concret. Sinon, les appels à une unité abstraite - qui occulte/nie la réalité des divisions existantes - ne sont que des prêches moralisateurs vides de sens, ou plus exactement un moyen de couvrir le refus de les combattre.

Ce rejet de la part des dirigeants qui prétendent représenter les plus défavorisés (rejet combiné aux manipulations de ceux qui - telle la créature du PS, SOS-Racisme - ont « reconnu » ces luttes pour, en fait, mieux les canaliser) a eu des conséquences dramatiques en isolant encore plus des couches sociales déjà bien vulnérables ; mais, en retour, cela a aussi affaibli les organisations traditionnelles de défense ouvrières et populaires, dont beaucoup de personnes se sont détournées. Est-il besoin d’aller chercher bien loin la désaffection des dernières vagues d’immigration (venant des anciennes colonies françaises) à l’égard du « Parti de la classe ouvrière » (dirigeant le principal syndicat, la CGT) quand la direction de ce parti, déjà compromise par ses capitulations lors de la lutte de libération nationale algérienne, a commis et revendiqué hautement l’abomination de Vitry, en décembre 1980 : un bulldozer envoyé détruire un foyer de Maliens ! Sans parler du PS - le parti responsable pour l’intensification de la Guerre d’Algérie - qui, par sa politique au gouvernement dans les années 80 (centres de rétention, expulsions de sans-papiers, limitation du regroupement familial, interdiction des régularisations sur place des conjoints et enfants...), a donné aux thèses et actes racistes une « respectabilité » dont droite et extrême droite font toujours leurs choux gras !

Il suffit de constater le terrible désespoir qui s’est exprimé dans la légitime rage des banlieues de cet automne pour prendre la mesure des dégâts de cet isolement. Il faut lire l’article de Véronique Le Goaziou, intitulé amèrement « La classe politique française et les émeutes : une victoire de plus pour l’extrême droite (dans le récent livre qu’elle a codirigé avec Laurent Mucchielli « Quand les banlieues brûlent... », Editions La Découverte, Paris, 2006), qui fournit une analyse détaillée des réactions du PS, du PCF, de LO et de la LCR face à la révolte de cet automne, pour comprendre dans quel tragique isolement les directions de ces partis ont laissé - une fois encore - ces jeunes face au déferlement répressif du gouvernement.

La conscience, élément clef des luttes

« L’égalité ‘réelle’, c’est l’égalité économique » nous dit notre interlocuteur, et « cela passe par une remise en question la propriété des biens de production, des revenus du travail, de la structure sociale... ». Pour reprendre la formule déjà utilisée dans la première partie de cet article (formule aux accents mathématiques !), cette « remise en question » est une condition nécessaire de l’« égalité réelle » - de la « transformation radicale des choses » (cf. Appel à un Mouvement pour l’égalité ). Mais ce n’est pas une condition suffisante. La question qui se pose est : comment atteindre un tel objectif, comment construire une action, une mobilisation, aussi puissante, aussi titanesque, qu’une « remise en question de la propriété des biens de production, etc. » ? Notre réponse se trouve déjà en conclusion de notre Appel : « Il s’agit d’aller vers l’union de toutes celles et tous ceux qui, concernés à un titre ou un autre, se donnent pour objectif de mener une action commune - dans les entreprises, les quartiers où sévissent ségrégation et paupérisme, les universités, les lycées, partout où une subjectivité politique commune peut exister - afin que nous décuplions nos forces pour une émancipation effective, pour une société réellement tournée vers les êtres humains. »

Et comment faire en sorte que ces diverses « forces » (qui sont souvent plutôt un simple potentiel) s’expriment pleinement et comment réaliser l’union, la fusion, de ces forces pour en faire une arme vraiment efficace au service de l’établissement d’une société réellement émancipée, libérée, de toutes les injustices, inégalités, discriminations ? Essayons de répondre le plus concrètement possible en reprenant la question des discriminations, persécutions et violences racistes. Les populations « issues » de l’esclavage et de la colonisation (qui constituent une part importante de la « force de travail » et qui, à ce titre, représentent une puissance sociale en soi - même si le chômage les frappe plus durement) ne franchiront le pas de s’engager pleinement dans un combat commun pour l’égalité que si la lutte contre l’oppression qu’elles subissent - et qui ne se réduit pas à une inégalité liée à leur condition de salarié - en est explicitement, consciemment, partie intégrante.

La grande grève de 1995 peut servir d’exemple (négatif). Cette grève a fait trembler le gouvernement et inquiété l’ensemble du patronat. Beaucoup y ont même vu l’espoir d’une possible « transformation radicale ». Sauf qu’elle est restée cantonnée au seul secteur public, même si ce fut massif et déterminé. Les nombreux appels sympathiques mais abstraits au « Tous ensemble » sont restés sans écho, en grande partie parce que personne parmi ceux qui prétendaient représenter les grévistes n’a avancé de revendications susceptibles d’entraîner le « privé » - notamment des revendications relatives à l’emploi mais aussi des revendications contre les discriminations qui frappent les salariés « issus » de la colonisation présents dans le secteur privé (et notamment dans l’industrie). D’autant plus que ces travailleurs gardent en mémoire (en triste mémoire) l’échec des grèves dans l’automobile dont ils avaient le fer de lance au début des années 80 et qui furent non seulement maintenues dans l’isolement par les directions syndicales (liées au gouvernement de gauche ) mais aussi dénoncées bruyamment par ce même gouvernement pour soi-disant être manipulées par des « intégristes musulmans qui ne font pas partie des réalités française » (Pierre Mauroy, premier ministre de Mitterrand). Déjà... ! Le coup de poignard dans le dos donné par les directions syndicales aux grévistes de Talbot, dans l’hiver 1983-84, a porté le coup de grâce aux grandes mobilisations automobiles centrées sur les ouvriers « immigrés » et fait souffler un vent de désespoir sur toutes les populations « issues » de l’esclavage et de la colonisation... Un vent si violent que ses effets dévastateurs se font toujours sentir aujourd’hui.

Mais se battre ouvertement contre les discriminations de toutes sortes n’a pas pour seul objet d’entraîner l’ensemble des couches - et notamment les plus opprimées - dans une lutte commune. Elle a aussi pour objet de combattre toute expression d’arriération politique et d’éduquer les couches les moins défavorisées - celles qui, tout en subissant aussi une forme d’exploitation, pourraient néanmoins se considérer comme une « caste privilégiée », parce que « blanches » ( ? !), de langue maternelle française, de culture chrétienne et de sexe masculin... Pour continuer sur le racisme, les pratiques et préjugés sont relativement répandus dans les couches populaires - surtout dans ses strates inférieures (ce qui est appelé traditionnellement « lumpen-prolétariat » = sous-prolétariat) mais aussi dans ses strates supérieures, mieux traitées (ou moins mal) que leurs concurrents « étrangers » sur le marché du travail, dans l’obtention du logement, l’accès à l’éducation, etc. Cet antagonisme est un poison qu’injectent à plus ou moins forte dose (en fonction des crises économiques et politiques) les classes dirigeantes. Il peut certes être ponctuellement surmonté dans une lutte économique - dans des circonstances exceptionnelles où le besoin de se défendre est plus fort que les préjugés (fermeture d’entreprise, licenciements...) - mais, outre qu’il mine le front de la lutte, il resurgira ultérieurement, dans la période de reflux. A moins d’avoir profité de ce moment exceptionnel, hautement favorable, d’une action commune pour intervenir politiquement afin d’élever le niveau de conscience général, et notamment sur la question raciste. Le contrepoison ne sortira pas tout élaboré, par génération spontanée, de la lutte elle-même, et il ne pourra être administré que par un acte volontariste, une intervention politique, consciente, au sein même des luttes « économiques », en y intégrant la lutte contre toutes les discriminations. C’est la condition nécessaire pour intégrer durablement et profondément à une lutte commune les couches les plus opprimées et pour faire mûrir la conscience politique générale - une condition décisive pour envisager une transformation réelle, à la racine, de la société et l’accomplissement de l’égalité.

Afin d’aborder sous un autre angle les rapports entre « conscience », « égalité économique/réelle », et « remise en question de la propriété des biens de production, des revenus du travail, de la structure sociale », on peut examiner brièvement le (riche) exemple de la Révolution russe de 1917. Cette révolution a permis une radicale « remise en question de la propriété des biens de production, etc. » puisqu’elle a réalisé l’expropriation des classes possédantes et l’étatisation des moyens de production. Sur cette base - mais pas uniquement - elle s’est engagée (sans pouvoir la réaliser totalement dans ce pays alors économiquement retardataire) dans la voie de l’égalité économique, et elle a pris aussi des mesures radicales en faveur des femmes, des homosexuels, des étrangers (qui se virent accorder les mêmes droits que les citoyens soviétiques), des nations opprimées par le tsarisme, etc. Des mesures plus démocratiques encore que les mesures prises par la plus démocratique des révolutions jusque-là, la Révolution française. Mais, avec le recul de la révolution en Europe qui a isolé la Russie soviétique, la conscience politique elle aussi a reculé dans ce pays. Et ont fait leur réapparition, encouragés par la bureaucratie dirigeante, le chauvinisme grand-russe, le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, l’homophobie... L’« infrastructure » socio-économique, elle, n’a quasiment pas changé : la propriété des biens de production est restée étatique, mais elle n’a pas empêché le retour de tout ce « vieux fatras », un temps combattu et battu en brèche. Remettre en question la propriété des biens de production ne suffit donc pas (elle n’est d’ailleurs pas un but en soi mais un moyen de l’émancipation) pour que disparaissent automatiquement les « inégalités de traitement ». La radicalité de l’égalité exige bien plus. La conscience en est un élément clef.

Conscience, théorie, action, volonté et organisation

A ce stade de l’argumentation, il convient de revenir, préciser, approfondir, cette question de « conscience ». Les luttes spontanées, notamment économiques, sont indispensables pour contrer une dégradation des conditions de vie et de travail : inflation, licenciements, etc. ; elles peuvent même devenir une école politique mais pas par elles-mêmes. Pour ce faire, elles ont besoin de l’apport intentionnel de la conscience politique. Spontanément (« inconsciemment »), la lutte étroitement économique ne peut mener que, comme le dit notre Appel, à « la revendication de quelque chose de relatif sur le plan juridique ou socio-économique, un peu plus de droit ou un peu plus de travail », alors que la question est « l’affirmation d’un absolu, en l’occurrence la transformation radicale des choses ». Spontanément la lutte économique ne peut pas mener à la conscience de la lutte (politique) contre les discriminations qui relèvent d’un autre domaine que l’économique - sans parler de la question centrale du pouvoir politique (Etat), verrou qu’il faut faire sauter si l’on veut transformer radicalement les rapports sociaux. Au contraire même, enfermé sur le terrain économique, le salarié n’en sera que plus sensible aux sirènes racistes et xénophobes du « réalisme » simple/simpliste, immédiatement perceptible, qui agite le spectre de la concurrence de l’étranger : « x millions de chômeurs, c’est x millions d’immigrés en trop »... « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde »... « Le plombier polonais fait baisser les salaires »... Etc.

Il ne s’agit pas là d’opposer, d’un côté, « spontanéité », combativité, terrain économique et, de l’autre, « conscience », terrain politique : le second est impossible sans le premier et, en retour, le second ne peut que renforcer l’efficacité du premier... Mais ceux qui voudraient concentrer, totalement ou même principalement, la lutte contre l’inégalité sur le terrain économique ne conduiraient qu’à faire régresser la vision du « monde » à l’horizon nécessairement borné et cloisonné de son quotidien, de sa communauté, de sa « catégorie » sociale, de sa fac, de son bureau, de son usine, de son entreprise,... Et l’étroitesse économiste conduit immanquablement aussi à une étroitesse nationale.

La réalité est bien plus complexe que la seule « réalité économique », et elle n’est pas la simple « superstructure de l’économie », comme l’a vulgarisé un « marxisme » grossier (qui fut celui des sociaux-démocrates de la IIe Internationale avant de devenir celui des staliniens de la IIIe Internationale). Elle n’est pas non plus la somme de différents secteurs sociaux ou de différentes « catégories » tant prisées dans le monde académique (l’ « économique », le « social », le « sociologique », l’ « historique » , le « politique », l’ « idéologique », etc.). D’un point de vue méthodologique (même si, pour les besoins de l’analyse, on peut être amené à considérer séparément et statiquement ces éléments constitutifs de la réalité), c’est avant tout une vision globale, et dialectique entre ces divers éléments, qui permet d’appréhender la totalité sociale dans sa diversité, ses contradictions, sa dynamique interne, son devenir - et par-là même qui permet de la transformer.

Cette conception implique une compréhension théorique à un haut niveau (et son approfondissement permanent par le débat le plus ouvert auquel nous convions) de la société, de son fonctionnement, de son développement, de son mouvement... Mais si l’action doit s’enrichir de l’apport de la théorie, la théorie, elle-même a besoin de l’action pour se vérifier, exister, progresser, se dépasser. Les « meilleures idées » au monde - à part occuper et faire vivre un petit cercle académique - sont stériles si elles ne pénètrent pas le réel par l’action, et elles risquent même de dégénérer...

Il faut aussi la volonté d’agir pour transformer les choses et de mettre en commun - dans le cadre d’une organisation (construite autour du projet de la réalisation de l’égalité et de l’émancipation effectives) - son énergie et ses compétences au service de cette ambitieuse perspective.

Germain Gillet

Source : www.mouvement-egalite.org