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José Bové selon Bourdieu

Publie le mardi 31 octobre 2006 par Open-Publishing
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Suite de l’entrevue accordée par Pierre Bourdieu le 1er juillet 2000 à Millau, lors du rassemblement de soutien aux militants inculpés dans l’affaire du démontage du Mac Donald’s. Ce document a été réalisé par Louis Zollet pour l’association de Soutien à la production indépendante de documentaires (SPID).

Transcription :

Questionné sur l’emploi du terme "anti-mondialisation" pour qualifier les mouvements opposés au libéralisme, Pierre Bourdieu convient qu’il s’agit d’un mauvaise expression.

Pierre Bourdieu : Mondialisation n’est pas un bon mot. Donc antimondialisation n’est pas un bon mot non plus. Je n’ai pas d’autre nom à proposer. Parfois, on est obligé d’employer provisoirement un mauvais mot, sachant qu’il n’est pas bon. Simplement, il ne faut pas l’oublier. Contre le néolibéralisme serait beaucoup mieux. Ou contre le néo libéral socialisme. On peut préciser. Beaucoup de dénominations sont possibles, mais "mondialisation" n’est pas un bon mot. Le "miracle" José Bové

Louis Zollet : Pour diffuser ces théories, nous disposons à Millau d’un atout, avec José Bové, qui arrive à faire passer des concepts très globaux à l’ensemble de la population.

Pierre Bourdieu : C’est un peu un miracle. Il y a un côté extraordinaire, qu’une parole de ce type soit possible. C’est comme pour les grandes révolutions prophétiques. Ce sont des gens qui arrivent à trouver le langage, la manière d’être, ... : c’est un tout ! La prophétie est une chose très mystérieuse. Cela m’intéresse beaucoup sociologiquement. Tout intervient : le personnage, la manière de parler, le ton, le génie de la métaphore, l’intelligence, le raccourci analytique. Ce sont des tas de choses qui ne sont pas données au premier venu. Les chercheurs ne sont pas spécialement doués pour ça. Par exemple, je ne me vois pas en tribun. Ce n’est pas du mépris, mais de la timidité, du manque d’habitude, ... : les choses qui viennent sont spontanément trop difficiles, donc il faut censurer, ... Il faut que les chercheurs trouvent des modes d’expression. Par exemple, j’ai participé avec Annick Coupé à un colloque à Zurich, à l’invitation d’un syndicat suisse. Il y avait des questions qui m’arrivaient et qui étaient trop générales pour moi. Je ne savais pas quoi dire et c’est Annick Coupé qui répondait. Une fois qu’elle avait parlé, je pouvais répondre. Nous formions une sorte de couple formidable. C’est aussi une personne qui a beaucoup de charisme et d’autorité sur le mouvement social, ce qui est important.

Prise de conscience citoyenne des chercheurs

Louis Zollet : Aujourd’hui, les gens ont pris davantage conscience de la réalité et des effets de la dictature des marchés avec son intrusion dans leurs vies quotidiennes. C’est notamment le cas avec l’affaire du boeuf aux hormones, où les gens ont compris qu’un organisme non démocratique pouvait passer au-delà des lois nationales pour imposer ce qui pouvait être présent dans leurs assiettes. Dans votre vie de chercheur, y a-t-il eu un moment où vous avez pris conscience qu’il y a avait cette technostructure qui pouvait court-circuiter la démocratie ?

Pierre Bourdieu : Ce n’est pas venu d’un coup. Dans le milieu des chercheurs, dont je m’inquiète beaucoup et que j’essaye de faire bouger, les gens savent plus que la moyenne. Les biologistes, les généticiens savent beaucoup de choses, mais ne s’opère pas de processus continu qui pourrait arriver à une prise de conscience. On peut être très informé, de bonne volonté politiquement, sans que cet accroissement des connaissances aboutisse à une prise de conscience (je n’aime pas ce mot parce que c’est une mythologie héritée du marxisme). J’ai constamment des discussions avec des grands savants, critiques de leur science, et qui pourtant ne s’engagent pas. Je leur donne l’exemple d’Oppenheimer qui s’est révolté, à propos de la bombe atomique. Je dis aux généticiens qu’ils sont collectivement responsables. Souvent, ils sont énervés par certaines critiques de la science, et par les gens qui veulent tuer les chercheurs qui font de la vivisection de rats. Il y a une forme d’obscurantisme et d’intégrisme dans les luttes anti-scientifiques qui les énerve. Il y aurait une manière spécifique de faire rentrer les savants dans la lutte. Ça a l’air un peu con, mais je pense qu’actuellement, les savants sont une force de production très importante, mais dominée. Leurs crédits ne viennent pas de n’importe où. Ils sont dans des contradictions pour lesquelles il n’y a pas de théories. On y travaille. Mais là aussi, il faut travailler avec eux, car ce n’est pas facile. Il faut mettre en place des systèmes assez sophistiqués. Donc il faut qu’ils les produisent eux-même, en partie, mais aussi avec de l’aide extérieure. Donc il y a un boulot énorme à faire.

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http://www.passerellesud.org/article.php3?id_article=965

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