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Juan José Millas et les intellectuels collaborateurs. L’écrivain qui a galvaudé le sel du verbe

Publie le dimanche 21 janvier 2007 par Open-Publishing

Juan José Millas et les intellectuels collaborateurs

L’écrivain qui a galvaudé le sel du verbe

Manuel Talens et Santiago Alba Rico

Un sophisme, c’est une déduction fausse qui semble se déduire d’une prémisse vraie, mais seulement en apparence. Voyons-en un exemple typique, très semblable à ceux que l’on trouve habituellement dans les dictionnaires et encyclopédies : « Les hommes sont des mammifères. Or les chevaux sont aussi des mammifères. Donc les hommes sont des chevaux ».

Le 29 décembre2006, le quotidien de Madrid « El País » a publié une chronique de Juan José Millás, « Agonie », dans laquelle cet écrivain espagnol certifiait l’acte de décès du processus révolutionnaire à Cuba avec des sophismes gros comme une maison.

Millás est un écrivain prestigieux qui mène de front avec grand succès une œuvre de romancier et son activité de journaliste d’opinion. Ses articles dans lesquels il mêle très souvent la fiction à la réalité pour y insuffler un indéniable ton surréaliste, ressemblent à des constructions faites pour créer du sens où chaque mot est calculé avec une telle maîtrise qu’il allume une lumière gratifiante dans le cerveau de son lecteur. Millás est doué d’un humour fin qui irradie tous ses textes, même ceux dans lesquels il prend ses distances avec des personnages incongrus qui décident de vivre dans un placard ou se retrouvent soudain dans un appartement dont la salle de bain n’est plus là où elle devrait être. Par ailleurs, quand il décide d’être sérieux, il ne se dérobe pas à l’envie d’attaquer bille en tête des membres éminents de la droite classique, espagnole ou non, qu’il s’agisse de politiciens, d’évêques, de banquiers, d’aristocrates ou de maffiosi de l’immobilier et il est capable de vous descendre, en trois ou quatre paragraphes seulement, un Rajoy ou un Aznar rien qu’en glosant sur l’halitose du premier ou la fine moustache à la Charlot du second. Tout cela fait qu’il a conquis, ces dernières années, une audience considérable parmi les gens de gauche, ceux-là mêmes qui se (dés)informent quotidiennement en suivant les débats radiodiffusés ou imprimés dans les médias de la bourgeoisie et qui gèrent leur petite existence en confortant leur conviction que voter PSOE (le PS espagnol) c’est bien le summum d’une conduite de gauche et qui, tout en continuant de penser qu’un autre monde est possible, ne pensent pas moins que si cet autre monde doit advenir un jour cela ne saurait remettre en cause un seul des privilèges qu’ils ont acquis dans le cadre de notre Union Européenne.

En résumé, Juan José Millás est publiquement tenu, en Espagne, comme un intellectuel de gauche touché par la grâce du verbe et nombreux sont ceux qui pensent qu’il est le chroniqueur le plus talentueux du pays. Et pourtant, toutes ces vertus, - les rhétoriques comme les politiques – brillent par leur absence dans la chronique que nous allons analyser.

Sophismes

Nous vous suggérons, cher lecteur, de cliquer sur l’URL de la note (1), au bas de cette page, avant de poursuivre votre lecture, car vous prendrez ainsi connaissance par vous-même du texte qui nous occupe. Voyons donc le premier sophisme :

Millás commence par dire qu’ « Un médecin dont la célébrité est mondiale [le docteur Garcia Sabrido] a fait un voyage à Cuba pour diagnostiquer la maladie que Fidel Castro n’a pas ». Après des digressions qui se veulent spirituelles sur les diagnostics cliniques et qui lui permettent de marquer ses distances critiques vis à vis de Castro, à la fin du second paragraphe, il lance sa première bordée : « Autrement dit, les responsables en communication [de la révolution] ont gaffé, surtout parce que nous avons appris du même coup que Cuba n’a pas de médecins, ce qui était un de ses mythes ». Voilà un exemple de sophisme digne de l’encyclopédie Larousse. On est en droit de demander quelle peut bien être le lien de cause à effet entre la prémisse, vraie, un médecin espagnol a donné son diagnostic clinique sur le mal dont est atteint un Cubain illustre, et la conclusion, « fausse », : à Cuba, il n’y a pas de médecins. Mieux même, pour qu’aucun doute ne soit permis sur le caractère définitif de son incroyable affirmation, Millás use du temps passé : « qui était un de ses mythes » ;

Nous n’allons pas nous lancer dans une vaine controverse. Il nous suffit d’adresser notre lecteur à un document publié, en 2006, par l’OMS et accessible en format pff [2] où il lui suffira de taper Cuba pour pouvoir consulter tous types de données et de pourcentages sur les extraordinaires prestations sanitaires - tant sur le plan intérieur qu’extérieur – de ce pays minuscule, qui plus est, victime d’un blocus et de toutes sortes d’agressions depuis plus de 40 ans.

Venons-en maintenant au second sophisme : « Si tout ce qu’on dit du Commandant était porté au crédit de la révolution par antonomase (que diable peut bien venir faire ici le mot antonomase ?), il est probable que Cuba n’a même pas de système éducatif, car, en effet, il ne semble pas que ce soit ni très courtois ni très solidaire, la situation à Cuba étant ce qu’elle est, d’affréter un avion avec des médicaments, des appareillages et du personnel sanitaire pour apporter des soins à un seul individu ». Le journaliste Pascual Serrano a déjà répondu, il y a quelques jours de cela, à ce mépris pitoyable que la phrase ci-dessus exprime envers un pays qui lutte héroïquement pour survivre [3] et cela nous dispense d’insister ici, mais par contre, soulignons combien est injustifiée l’assertion selon laquelle, en admettant même que tout ce qu’on dit de Fidel Castro soit faux, (et c’est ce que suggère Millás) à savoir : « il est probable que Cuba n’a même pas de système éducatif ». Quel peut bien être le lien entre le fait de savoir si ce qu’on dit de Castro est vrai ou faux et une soit disant absence de système éducatif à Cuba ? Cuba est le premier pays d’Amérique - depuis le pôle nord jusqu’au pôle sud – à avoir éradiqué l’analphabétisme et elle l’a fait juste après le triomphe de la Révolution. A la suite de quoi, non seulement Cuba s’est transformée en école permanente, (il n’y a pas de révolution sans culture), mais elle a porté des livres, des instituteurs et le savoir à un grand nombre de pays frères dans le monde [4].

Enfin, la flèche qui est la chute de l’article est un sophisme digne d’une anthologie : « Conclusion : Fidel va bien, mais la révolution a foiré ». Acceptons, rien qu’une seconde, que le traitement médical auquel on soumet le président de Cuba en sa qualité de chef d’Etat soit plus injuste et moins solidaire que celui que reçoit n’importe quel autre chef d’Etat de la planète, peut-on affirmer sans sombrer dans le ridicule que la révolution n’existe plus, que la distribution égalitaire des richesses produites, que la prise en charge par l’Etat du logement, des transports, du téléphone, de l’alimentation (un détail, parmi d’autres : le litre de lait quotidien que tout enfant cubain perçoit, de droit, jusqu’à l’âge de sept ans et cela dans un continent où des dizaines de milliers d’enfants meurent de malnutrition), que la gratuité absolue et universelle de l’éducation et de la médecine, que l’aide humanitaire (sans aucune demande en retour) apportée à ceux qui sont encore plus pauvres que Cuba, peut-on affirmer, disons-nous, que tout cela – et, tout cela, c’est la Révolution - n’existe plus ? Le « a foiré » final qui n’est là que pour créer un climax en condensant dans ses six lettres tout le sarcasme du narrateur, acquiert la catégorie d’indigence absolue une fois le sophisme déconstruit.

Les intellectuels collaborateurs ou l’oxymoron d’une gauche sans Marx

Dans un livre excellent édité en 2006 et que nous vous recommandons, cher lecteur [5], les universitaires espagnols Carlos Fernández Liria et Luís Alegre Zahonero reviennent sur ce que Noam Chomsky a appelé [5] « La banqueroute totale des intellectuels », leur abdication politique et leur analphabétisme moral au service du capitalisme mondial.

Chaque jour davantage diminue le nombre des intellectuels capables de résister publiquement aux pressions auxquelles les soumettent ceux qui les emploient pour qu’ils répètent, jour après jour, des mensonges qui finissent par acquérir une estampille de vérité grâce à la mainmise sur les médias exercée par la bourgeoisie, médias dans lesquels ni le pays ni la personne diffamés n’ont jamais ni accès ni le droit de se défendre. Ce qui est normal en Occident - et particulièrement en Espagne – c’est que de tels médias aient à leur solde une série d’intellectuels qui ont retourné leur veste sans perdre leur aura d’hommes de gauche et qui, depuis leur confortable situation de citoyens du premier-monde, s’auto-érigent en zélés gardiens des libertés sur le papier au delà des mers, toujours prêts à lancer des anathèmes moralisateurs contre la Bolivie, Cuba ou le Venezuela. En retour, nous sommes en droit d’affirmer que pour ces gens-là, les terribles inégalités sociales et économiques qui prolifèrent comme un cancer dans nos démocraties représentatives [6] sont partie intégrante du Droit Naturel puisqu’elles ne provoquent jamais leur indignation.

suite version française :
http://vdedaj.club.fr/spip/article.php3?id_article=651

suite version originale
Rebelion http://www.rebelion.org/noticia.php ?id=44442