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La complexité de la reconnaissance
par Samuel Beaudoin Guzzo
Publie le lundi 4 novembre 2013 par Samuel Beaudoin Guzzo - Open-PublishingLes sociétés contemporaines sont confrontées à de nombreux enjeux et défis qui créent une pluralité de débats dans la société. L’un d’entre eux est assurément celui (ou devrais-je dire ceux) autour de la dynamique de la reconnaissance sociale. Lorsque l’on prend quelques secondes pour s’interroger sur le sens de la notion de « reconnaissance sociale », on se rend vite compte du fait qu’il s’agit d’un concept aux significations multiples et qui embrasse un ensemble de champs d’étude à l’intérieur desquels s’articulent un grand nombre de questions. Comme on peut le constater quotidiennement, nous assistons dans l’univers contemporain à un investissement moral sans précédent de la société civile comme espace d’action sociale et de participation citoyenne où tendent à s’exprimer de multiples revendications pour la reconnaissance dans le but d’établir un rapport de force avec l’État et d’influencer l’opinion publique pour en obtenir davantage. Notion d’abord théorisée à la fin du 18e et au début du 19e siècle par le philosophe allemand Hegel et ensuite par de nombreux autres penseurs jusqu’à aujourd’hui tels que le philosophe français d’origine russe Alexandre Kojève (Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947), l’essayiste/philosophe/historien français d’origine bulgare Tzvetan Todorov (La vie commune : essai d’anthropologie générale, Seuil, 1995) et le philosophe/sociologue allemand, porte étendard de la théorie critique de l’« école de Francfort », Axel Honneth (La lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000), la reconnaissance par autrui comme dimension centrale de notre identité dans les différentes sphères de notre vie fait figure de donnée incontournable pour cerner la complexité de l’existence humaine. C’est dans cette optique que je soulèverai, dans les lignes qui suivent, quelques difficultés théoriques et quelques-uns des enjeux pratiques qui me semblent fondamentaux par rapport au complexe concept de reconnaissance sociale ; concept qui s’incarne non seulement dans le bras de fer entre la société civile et l’État, mais également dans la vie de tous les jours par les individus qui cherchent (de façon plus ou moins consciente et formulée) à ce que leur dignité et leur apport à la société soit reconnus non seulement en tant que citoyen, mais qu’humain.
Pourquoi autant d’individus, d’organisations de revendications en tous genres et de mouvements d’indépendance nationale (ou de mémoire) recherchent-ils la reconnaissance ? De quelle manière les luttes pour la reconnaissance sont-elles liées chez les sujets comme chez les groupes culturels ou les collectivités à des expériences de souffrance telles que la discrimination, l’exclusion ou le mépris (cette dernière notion de mépris comme déni de reconnaissance étant au cœur de la théorie de la reconnaissance de Honneth) ? La tendance à la reconnaissance de plus en plus pointue des particularismes identitaires sans égard à la dimension « commune » du vivre-ensemble signifie-t-elle un approfondissement ou une régression au niveau démocratique ? Afin de faire face aux divers problèmes socio-économiques de notre temps, quelle articulation entre reconnaissance sociale et redistribution de la richesse devrait-on favoriser ; question à laquelle s’est notamment attardée la philosophe féministe Nancy Fraser (Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2005) ? Y a-t-il une limite à ce qui devrait être reconnu socialement ? Dans quelle mesure le sujet doit-il se reconnaître lui-même (en acceptant et en valorisant ce qu’il est) avant d’espérer toute reconnaissance de la part d’autrui ? De quelle manière le concept de reconnaissance est-il lié à celui du don ; question à laquelle s’intéressent notamment les sociologues Alain Caillé (dir., De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi, La Découverte, Revue du m.a.u.s.s., 2004) et Philippe Chanial (La société vue du don. Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée, La Découverte, Bibliothèques du m.a.u.s.s., 2008) ? Comme on le voit, la reconnaissance, non seulement comme concept issu de la philosophie, mais également comme phénomène social, moral et politique est central dans les sociétés contemporaines et comporte de nombreuses facettes et interrogations qui rendent sa compréhension ardue, mais passionnante. Autant d’interrogations auxquelles je ne répondrai évidemment pas toutes, mais qui permettent de mettre en lumière la grande profondeur du phénomène de la reconnaissance.
Comme je l’ai mentionné précédemment, même si le concept de reconnaissance est en jeu dans le cours de la vie ordinaire des individus, nous y sommes fréquemment confrontés via les diverses luttes sociales pour la reconnaissance qui nous sont notamment relayées par les médias. Ces luttes mettent souvent en scène des organisations de revendications que l’on peut regrouper sous l’appellation de « nouveaux mouvements sociaux » qui renvoie à la nébuleuse kaléidoscopique contemporaine d’associations revendicatives envers lesquelles les sujets entretiennent des relations directes. Cette réalité, qui renvoie à un changement significatif au niveau des véhicules de l’action collective, est liée au fait que les organisations d’action de la modernité telles que les syndicats et les partis politiques traditionnels tendent de plus en plus à susciter méfiance et cynisme et pousser les individus à valoriser la rue ou toutes autres scènes politiques non-officielles comme lieux d’engagement. C’est justement cette discréditation, également dirigée vers l’État en général, qui a historiquement induit la valorisation d’une nouvelle forme de représentation de soi à travers des organisations moins rigides et, pour une bonne part d’entre elles, axées sur la dimension minoritaire et particulariste de l’expérience identitaire. Notons qu’il serait erroné de soutenir que n’existerait plus de mouvements axés sur la défense d’un intérêt général et que la [dé]politisation constituerait le lot de notre époque. Le mouvement « occupy », celui des « indignés » et l’ensemble des grèves ou tout autre soulèvement voué à l’édification d’un projet politique humaniste et à la critique du capitalisme sauvage sont de bons exemples qui permettent, à mon avis, d’alimenter l’optimisme. Cependant, on ne peut nier qu’il s’est historiquement produit une profonde mutation au cours de la seconde moitié du 20e siècle dans la logique globale de l’engagement qui est désormais, à l’image de la société d’aujourd’hui, plus dynamique, sporadique, éclatée et, selon une expression chère à l’essayiste Gilles Lipovetsky (L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard, 1983), « personnalisante » qu’avant.
Si la particularisation des revendications implique sans aucun doute une avancée – par exemples au niveau des droits des femmes vivant de la discrimination ou de communautés culturelles faisant l’expérience de la violence du racisme et de stigmatisation – il est pertinent de poser un regard critique sur la tendance lourde à la multiplication et à la parcellisation indéfinies des demandes de reconnaissance. Il ne s’agit évidemment pas ici de nier l’importance du pluralisme qui constitue une richesse, mais de souligner le fait qu’une telle dynamique particularisante conjuguée aux dérives individualistes de notre époque mène au risque de voir se consolider une dynamique concurrentielle infinie de revendications trop souvent aveugles à la dimension « commune » du vivre-ensemble et face à laquelle l’État ne peut ultimement que décevoir. En conséquence, le principal enjeu n’est pas tant de se questionner sur la manière avec laquelle l’État pourrait finalement arriver à répondre à chacune des demandes particulières de reconnaissance que de montrer, comme le défend notamment le sociologue québécois Jacques Beauchemin dans le livre La société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain (Athéna, 2007) qu’une telle emphase mise sur le particulier risque d’induire une difficulté à formuler un projet politique qui nécessite le décentrement de son (ou de ses) identité(s) particulière(s) dans l’horizon du bien collectif. Comme je l’ai mentionné précédemment, cela ne veut absolument pas dire de nier ou d’occulter les particularités culturelles et religieuses, mais de favoriser leur rencontre dans l’horizon d’un projet de « vivre-ensemble » où reconnaissance de la différence et égalité vibreraient à l’unisson de valeurs communes.
Dans un autre ordre d’idée, comme le souligne François Dubet dans le texte « Injustices et reconnaissance » figurant dans le collectif dirigé par Alain Caillé La quête de reconnaissance : nouveau phénomène social total (La Découverte, 2007), la reconnaissance est un concept d’autant plus riche et complexe car il renvoie à des critères de justice potentiellement contradictoires lorsque l’on s’attarde attentivement aux demandes de reconnaissance de la part des sujets auxquels on demande en quoi la non-reconnaissance qu’ils vivent est injuste. En effet, en s’appuyant sur une recherche empirique qu’il a réalisée avec des travailleurs français, il en est venu à la conclusion que selon le cas, l’égalité, le mérite et l’autonomie sont les trois critères de justice qui sont susceptibles d’être mobilisés par les acteurs (parfois en même temps) dans leur quête de reconnaissance. Comme il le dit lui-même : « […] parce que nous sommes égaux, et de plus en plus égaux en principe, nous voulons être comme les autres et nous réclamons un droit à l’indifférence en tant que minorités visibles, en tant que femmes, en tant qu’homosexuels… Nous refusons les différences et les singularités qui nous stigmatisent. Mais parce que nous valorisons notre autonomie et la volonté d’être les maîtres de notre vie, nous voulons être singuliers, collectivement et personnellement, afin de consolider notre identité et notre Moi. »(1) Il va sans dire que cette contradiction possible entre les critères de justices mobilisés par les sujets est une des causes de la grande difficulté pour l’État à mettre en place des mesures sociales et juridiques menant effectivement à la reconnaissance souhaitée par les individus et les groupes.
Pour faire suite aux difficultés théoriques inhérentes au concept de reconnaissance évoquées dans le paragraphe précédent, il faut mentionner que tel qu’abordé par Patrick Pharo dans le texte « Les ambiguïtés de la reconnaissance » dans le collectif dirigé par Alain Caillé et Christian Lazzeri La reconnaissance aujourd’hui (CNRS, 2009) l’absence de formule de justice absolue permettant de juger chacune des demandes particulières de reconnaissance entraîne que c’est au cas-par-cas et à travers des discussions collectives (parfois longues et difficiles) forçant les individus à se questionner sur leurs présuppositions morales et sur celles des autres, que la reconnaissance s’incarne dans les institutions, les mœurs, le droit et les pratiques sociales en général. Les revendications pour la reconnaissance doivent pour ainsi dire faire face à l’ensemble des convictions, compromis et consensus moraux qui s’établissent collectivement (de manière plus ou moins diffuse et officielle) et qui s’institutionnalisent sous la forme d’un horizon moral commun et partagé par tous. À cet effet, je pourrais poser l’hypothèse que les limites effectives de la reconnaissance sociale nous sont pour une grande part rendues visibles via l’indignation, la frustration morale et la remise en question qui seraient suscitées par exemple en réaction à une revendication particulière pour la reconnaissance jugées immorale. C’est donc dire – et il s’agit là d’un autre important enjeu de la reconnaissance – qu’il serait naïf et moralement relativiste de considérer toutes les aspirations à la reconnaissance et l’ensemble des revendications particulières légitimes et justifiés (à titre d’exemple, si une organisation sectaire pratiquant la pédophilie cherchait à faire reconnaître ses pratiques socialement).
En conclusion, comme je l’ai suggéré au tout début de cet article, la reconnaissance est une notion riche en significations et susceptible de générer de multiples interrogations. Cette grande complexité ne devrait toutefois pas nous décourager, mais nous encourager à y réfléchir et à en discuter, puisque comme l’a mentionné Edgar Morin dans un ouvrage qui s’intitule Pour entrer dans le XXIe siècle, « [i]l ne suffit pas de découvrir que « tout n’est pas si simple ». Il faut se demander comment penser ce qui n’est pas simple. »(2)
Citations
(1) François, DUBET, « Injustices et reconnaissance », dans : CAILLÉ, Alain, dir., La quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, Éditions La Découverte, Collection Textes à l’appui/Bibliothèque du m.a.u.s.s., Paris, 2007, p.39
(2) MORIN, Edgar, Pour entrer dans le XXIe siècle, Éditions du Seuil, Collection Essais/Points, 2004, p.254