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Les dessous de la croissance
Priorité aux salaires et à l’emploi
L’économie française fait bande à part, nous dit-on : elle croît à un taux particulièrement bas dans un monde développé qui a retrouvé le chemin de l’expansion. Suit le discours habituel sur les rigidités, le libéralisme qui serait la clé du succès, etc.
La réalité économique est exactement à l’inverse du tableau tracé : de 2000 à 2006, la croissance annuelle moyenne est faible pour bon nombre des principaux pays développés. Elle est comprise, en gros, entre 1 % et 1,6 %. La France est dans cette norme - s’il y en a une - et ce sont des pays tels que les États-Unis ou la Grande-Bretagne qui se détachent du peloton, avec autour de 2,5 % en rythme annuel. La question habituellement posée devrait donc être inversée. Et devenir : quels sont les facteurs exceptionnels qui expliquent une telle échappée ?
La part de la consommation
Les taux d’investissement des entreprises ont été mis en cause mais, en France ou aux États-Unis, ils demeurent dans la lignée de ceux enregistrés depuis les années 1990. En revanche, pour la consommation des ménages, les différences sautent aux yeux : la part en 2005 de cette consommation dans le PIB est de 70 % pour les États-Unis et de 62 % pour la Grande-Bretagne. Elle est nettement plus réduite pour les autres pays, évoluant entre 56 % et 58,5 %. Il est alors assez logique de relier les décalages constatés en termes de croissance aux poids différents de cette consommation dans les économies considérées. Ce qui se comprend facilement : l’impact d’une augmentation donnée de la consommation sur la croissance sera d’autant plus important que cette consommation occupera, au départ, une place plus grande dans le PIB. Or, pour des raisons assez évidentes, la consommation est une composante plutôt stable de la demande, comparativement aux investissements - par nature volatils - ou aux exportations, sujettes à de brutales variations. Accroître le poids de la consommation dans le PIB revient à donner un socle plus solide à l’activité.
La montée en puissance de la consommation dans le PIB des États-Unis peut être reliée à deux facteurs. Le premier est l’effondrement de l’épargne des ménages, qui représentait 9 % de leur revenu disponible en 1985, et qui est aujourd’hui carrément négative. Le deuxième facteur est l’extraordinaire montée de l’endettement américain : celui-ci s’élevait à 94 % du revenu disponible des ménages en 1995 ; il était à 103 % en 2000, le voilà à 135 % en 2005. Seule une petite part de cet endettement est constituée de crédits à la consommation, mais le reste (destiné aux achats de logements) est aussi partiellement utilisé pour accroître le pouvoir d’achat immédiat. Disparition de l’épargne des ménages et endettement sans cesse croissant ne sont pas sans contreparties : ils débouchent sur un déficit abyssal des comptes extérieurs américains. La dépense des ménages est portée à bout de bras, mais au prix de déséquilibres grandissants, qui préparent de sombres lendemains.
Parallélisme significatif, c’est un tableau fort proche que nous observons si nous nous tournons vers le Royaume-Uni : le taux d’épargne des ménages, à 10 % en 1985, n’est plus qu’à 5 % en 2005 ; leur taux d’endettement, à 110 % en 1999, atteint les 160 % en 2005 ; enfin, les comptes extérieurs du pays sont systématiquement déficitaires. Tout se passe comme si le monde développé n’était pas sorti, en réalité, de la crise de la « nouvelle économie » de 2001, et que seuls des pays tels que les États-Unis ou la Grande-Bretagne avaient pu, temporairement, en donner l’impression, mais à coups d’expédients. On peut se demander si le krach boursier qui vient de se produire à Shanghai (le 27 février, avec une chute des cours de près de 9 %), immédiatement suivi de répliques sur les grandes places financières, ne montre pas que les limites du modèle sont atteintes. Avec, en particulier, l’éclatement d’une bulle immobilière qui, encore tout récemment, soutenait l’activité aux États-Unis.
La nécessaire hausse des salaires
Comment, dès lors, pousser vers le haut la part de la consommation dans le PIB français sans copier le désastreux modèle américain ? Le besoin économique et l’exigence sociale se rejoignent : il faut une politique rapide et énergique de hausse des salaires. Et qu’on ne vienne pas nous dire qu’il n’y a pas les moyens ! De 1980 à 2005, la part des salaires dans la valeur ajoutée des sociétés non financières françaises a perdu près de 9 points. Un rattrapage, même partiel, permettrait de dégager des sommes considérables. Les profits des entreprises du CAC 40 explosent, alors que, dans le secteur privé et semi-public, le pouvoir d’achat du salaire mensuel brut s’est accru d’un misérable 0,7 % annuel de 2000 à 2006. Quant aux traitements de la fonction publique, c’est tout bonnement d’une baisse qu’il s’agit sur la même durée, au taux annuel de - 0,9 %. De leur côté, de 2000 à 2005, les heureux bénéficiaires des dividendes distribués par les sociétés non financières ont vu leur pactole gonfler au rythme annuel moyen de 6 % (hausse des prix déduite).
On entend d’ici les hauts cris du Medef ! Pour l’organisme patronal, toute augmentation des rémunérations porterait atteinte à l’investissement des entreprises. Or, une part grandissante de la valeur ajoutée des sociétés non financières n’est pas conservée par celles-ci pour être investie, mais distribuée sous forme de dividendes. De 1993 à 2005, cette part a, en gros, doublé, passant de 7 à 15 %. On a recréé une véritable catégorie sociale de rentiers, qui s’enrichissent en dormant, sur le dos des salariés pourtant créateurs de la valeur produite. Autre jérémiade du Medef : est-ce bien le moment d’augmenter la consommation, ce qui risque de se traduire par un gonflement inconsidéré des importations, alors que nous enregistrons une brutale dégradation de nos échanges extérieurs ? Et d’agiter l’épouvantail de la période qui a immédiatement suivi l’accession de Mitterrand à la présidence (1981-1982) et les dévaluations en cascade qui l’ont marquée. C’est oublier que la monnaie était alors le franc, lié par une parité fixe aux autres monnaies européennes, alors que l’euro est une monnaie qui flotte et qui a, malgré tout, l’avantage de nous fournir un parapluie, parce qu’elle ne repose pas sur un seul pays mais s’adosse à une zone économique puissante.
Oui, décidément, d’importantes marges de manœuvre existent pour une politique résolue de hausse des salaires, politique indispensable sur le plan social, qui insufflerait de la vigueur à une économie menacée de langueur, tout en se montrant respectueuse de l’environnement. Nous aurions un moteur interne, susceptible de compenser les défaillances externes ou de pallier les sautes d’humeur de l’investissement, capable d’œuvrer dans le sens de la croissance et de l’emploi. Une telle hausse des salaires serait certainement la première mesure que prendrait un gouvernement qui serait vraiment à gauche. Sinon, ce sera aux travailleurs de l’imposer, pour leur bien... et celui du pays.
Isaac Johsua