Accueil > La rue n’a pas dit son dernier mot
"Tos lé brûlé mais pas grillé". Hier matin à Saint-Pierre, les Tos ont ouvert la voie, symboliquement. Le cortège a débuté sa marche à 10 h 45 derrière eux. Premiers - et derniers ? - concernés par la décentralisation, ils étaient environ 500 à défiler derrière une banderole commune qui proclamait : "Atos ensemble uni dan mem fami". Pour expliquer, simplement, qu’ils ne baissaient pas les bras.
Dès les premières minutes du rassemblement à la gare routière de Saint-Pierre, le ton était ainsi donné. Et ceux qui pariaient sur une journée "molle" on eu tort.
Après quelques minutes, comme à l’accoutumée, les représentants de l’intersyndicale ont repris la tête de la manif. Derrière eux : plus de 9 000 participants (4 000 selon la préfecture, près de 15 000 selon les syndicats), dont une majorité d’enseignants qui, malgré une reprise quasi générale des cours, ont ainsi tenu à montrer leur solidarité avec ceux qui, il ne faut pas l’oublier, ont initié le mouvement. Des personnels de la préfecture, d’EDF, de la fonction publique territoriale, de l’Équipement et du Trésor public étaient également présents.
En ce qui concerne les établissements scolaires, douze collèges et six lycées ont défilé sous leur propre bannière, aux côtés des quatre coordinations régionales. Comme l’avait conseillé la coordination départementale, beaucoup ont décidé de se rendre à Saint-Pierre munis de leur carte électorale épinglée sur la chemise ou sur le chapeau.
"Le mammouth, comme l’éléphant, a de la mémoire. Chirac, Raffarin, à bientôt devant les urnes", expliquait la pancarte d’un manifestant. Une autre banderole faisait écho à celle-ci en demandant "Raffarin, dessine moi un mammouth". Le Premier ministre répondant : "Non, moi je ne fais que des moutons".
Lorsque la foule a tourné dans la rue des Bons-Enfants, sous l’œil étonné des commerçants, nombreux étaient les Tos à jeter un regard inquiet sur la taille du cortège. "Le recteur attendait de voir combien nous serions aujourd’hui et le préfet aussi", expliquaient les porte parole du collectif des Tos. "On est toujours déterminés, même si on reprend le travail."
Les négociations engagées avec les représentants de l’État et les collectivités, en vue d’éviter tout transfert de personnel au département ou à la région, sont en effet toujours en cours. La semaine prochaine, les Tos rencontreront le sénateur-maire de Saint-André. Ils tenteront aussi d’obtenir une réunion avec le premier magistrat du Tampon.
"Localement, la négociation est bien engagée. C’est la seule voie qui nous reste. Les 1 300 Tos de la Réunion doivent absolument rester dans l’Éducation nationale. A Marseille, les personnels ont aussi rejeté ce transfert, parce qu’avec le risque de voir le FN à la présidence de leur région le risque est grand. Ici, si on nous transférait sans que les politiques aient un pouvoir sur nous, ça irait. Mais cette pression est là", commentait un autre technicien du collectif Tos ensemble, avant de préciser : "Nous sommes quelques centaines à ouvrir la marche, mais il y a beaucoup d’autres Tos dans le reste du cortège."
"CE N’EST PAS L’ARGENT…"
La manifestation s’est toutefois déroulée dans un climat d’amertume et de lassitude. Un professeur de mathématiques d’un collège du Sud reconnaissait, par exemple, que si les derniers grévistes reprenaient le travail aujourd’hui, il s’agirait d’une reprise résignée, après deux mois de lutte. "Ce n’est pas l’argent qui nous fait reprendre. C’est surtout la fatigue. Et puis l’année scolaire se termine bientôt : il y a le brevet des collèges et le bac. Nous avons l’impression que les réformes du gouvernement se font quand même…" Il estimait néanmoins que la mobilisation pourrait reprendre à la rentrée, essentiellement sur le thème de la Sécurité sociale, et avec l’ensemble des administrations de la fonction publique.
Pour leur part, trois enseignantes du lycée de La Possession attribuaient cette reprise des cours au passage des épreuves du baccalauréat. Sur leur tee-shirt, une seule inscription : "Totos pa nou ! Totoche plutôt. Out !!"
Le sujet des salaires a été néanmoins largement abordé tout au long de la journée par les manifestants, les uns évoquant une retenue de cinq jours par mois, étalée sur l’année, et les autres un accord plus souple. Plusieurs évoquaient l’impact néfaste sur l’économie locale d’une décision rigide.
A midi, le cortège a atteint sans encombre l’esplanade de la mairie. Puis les Tos décidèrent soudain de faire le tour de l’hôtel de Ville avant de rejoindre les jardins de la place. L’intersyndicale n’a pu contrer cette décision. Le ton bon enfant de la manifestation a, un quart d’heure plus tard, laissé place à l’expression d’une colère qui ne pouvait plus être contenue : lorsque les représentants de l’intersyndicale ont débuté leurs prises de parole, une partie du cortège a alors pris la direction de la sous-préfecture.
"Plus que jamais, nous devons être tous ensemble", lançait Gilbert Romain (Snaen), "Nous devons dire que les Tos ne veulent pas être transférés." Mais le flot des manifestants a continué sa route. "Nous sommes dans l’obligation d’adopter de nouvelles formes d’action. On est entré en résistance", poursuivait Armand Hoareau (Unsa). "Ce n’est pas parce que les gars sont au boulot qu’ils ne sont pas avec nous."
Vincent Cellier (FSU) a rappelé que l’intersyndicale rencontrait aujourd’hui le recteur pour, entre autres, négocier la rémunération des jours de grève. Il a également prévenu les manifestants qu’il n’y aurait pas de rassemblement devant le rectorat.
"Lundi, nous même les Tos, nous allons reprendre le travail. Nous n’avons pas gagné, mais nous avons gagné beaucoup de choses. Nous agirons désormais avec de nouvelles formes d’actions, des actions que chacun d’entre nous décidera, en assemblée générale", a ajouté Jean-Marc Gamarus.
GENDARMES DÉBORDÉS ET VIOLENTS
A cet instant, la foule était réduite à 200 personnes. Tout le reste de la manifestation se trouvait à quelques centaines de mètres de là, dans les jardins de la sous-préfecture et dans les rues alentour. Après avoir forcé, avec facilité et sans effraction, les deux portails du bâtiment, la foule s’est assise sur la pelouse. Quelques minutes après, elle a vu arriver les forces de l’ordre.
La dizaine de gendarmes mobiles s’est alors frayé un chemin parmi les manifestants présents dans le jardin de la sous-préfecture. D’autres se sont placés devant la grille d’entrée pour expulser les grévistes. Juste devant eux, certains se sont montrés virulents. A l’arrière, plusieurs manifestants se sont levés.
Pris en sandwich, les gendarmes, visages congestionnés, muscles tendus, ont tenté une poussée. L’un d’eux s’est affalé dans un parterre de roses plantées le long de l’entrée, suivi par un manifestant.
Rapidement, l’ordre a alors changé. Les hommes en bleu ont quitté le devant de la grille pour se placer sur le côté. Les manifestants sont alors entrés en masse dans le jardin, sous le regard amusé des personnels de la sous-préfecture postés au premier étage, les premières loges… Submergés, les gendarmes se sont retranchés à l’arrière du bâtiment. Les grévistes exultent : "Oh, la, la. Oh, lé, lé, quand il faut y aller on est toujours là !"
Le nombre de manifestants a rapidement gonflé. Et les forces de l’ordre, sur ordre du sous- préfet, ont alors chargé, en accompagnant leur avancée de plusieurs tirs de grenades lacrymogènes. Un deuxième cordon de gendarmerie est venu en renfort, tandis que la Compagnie départementale d’intervention (police) était de l’autre côté de la clôture. Sur le balcon, au premier étage, une partie du personnel de la sous-préfecture a assisté à cette confrontation musclée mais rapide, en applaudissant.
Les fonctionnaires de l’Education ont rapidement et sans ménagement été expédiés dans la rue, tandis que la foule, en contrebas, toussait sous l’effet des lacrymogènes dosés de manière bien plus forte que lors des précédentes manifestations, selon les témoins. Une dizaine de manifestants ont tenté de pénétrer une nouvelle fois dans le jardin en arrachant une partie du grillage, mais en vain.
Au moins deux individus ont été interpellés au cours de ces quelques minutes qui ont semblé une éternité pour certains. L’une de ces deux personnes est un enseignant d’EPS.
Les manifestants sont alors restés à quelques pas, tandis qu’un petit groupe tentait de lancer une poubelle par dessus l’un des portails pour atteindre les gendarmes mobiles.
Après cet épisode, la foule a diminué d’intensité. 200 personnes (dont très peu de Tos) ont tenu position devant les gendarmes et une centaine d’autres se sont placées en travers d’un second accès à la sous-préfecture. "État fasciste !", "Les gendarmes ne vont pas passer de bonnes vacances ici…" a-t-on pu entendre. A 15 h, ils n’étaient plus que 150, bien décidés à attendre la libération de leurs deux camarades.
Plus tard, on a appris que ces deux derniers ont été interpellés pour rébellion. Après une escale au commissariat de Saint-Louis, ils ont été auditionnés dans celui de Saint-Pierre, avec plusieurs autres témoins. Ils sont ressortis en fin d’après-midi, sans faire l’objet d’une quelconque poursuite. La décision d’une éventuelle suite à donner à ce dossier appartient aujourd’hui au parquet.
Les derniers manifestants ont ensuite laissé la voie libre devant la sous-préfecture en chantant "Ce n’est qu’un au revoir". Les fonctionnaires ont promis de réaliser au moins une action marquante par semaine jusqu’à la fin du mois de juillet. L’intervention virulente des forces de l’ordre a, une nouvelle fois, marqué les esprits par sa rapidité et son caractère "provocateur", comme l’ont souligné les manifestants.
Sébastien Laporte