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Mémoire pour la justice, contre l’impunité et l’oubli : une histoire colombienne
Publie le samedi 4 mars 2006 par Open-PublishingAriel Toscano vit en exil à Bruxelles. Cela fait neuf ans que des paramilitaires d’extrême droite ont assassiné ses quatre frères et lui ont volé les terres de sa famille situées à Pelaya, un village du nord de la Colombie. Le responsable de la mort de 38 autres Colombiens et du départ forcé de 170 familles est un ancien ambassadeur de Colombie auprès de l’Union européenne qui a été remis en liberté par le ministère public de ce pays en dépit du fait que celui-ci avait en sa possession toutes les preuves de la culpabilité de l’ex-diplomate. A l’heure actuelle, le gouvernement colombien a entrepris des pourparlers avec les groupes paramilitaires [1] dans le but d’amnistier 20 000 de leurs membres, responsables de centaines de massacres de paysans, sans même exiger l’indemnisation des victimes.
par Olga Gayón
A Jesús Toscano, Diosenel Toscano, Dinael Toscano, José del Carmen Toscano,
assassinés le 30 novembre et le 5 décembre 1996.
Le 30 novembre, en retournant chercher des affaires qu’il avait laissées chez lui, Jesús Toscano, un paysan qui vivait dans la clandestinité depuis que des paramilitaires [2] étaient venus sur ses terres à la recherche de son frère, Ariel Toscano, a été assassiné. D’après les rapports, les paramilitaires qui l’ont tué ont juré d’abattre toute sa famille. Le 5 décembre, des paramilitaires ont fait irruption dans sa maison située à Valledupar et, devant ses enfants en bas âge, ont assassiné ses trois frères, Diosenel, Dinael et José del Carmen, qui s’y trouvaient cachés. Tous trois étaient des paysans et Diosenel était un dirigeant de l’ANUC-UR [3]. Aux dernières nouvelles, le groupe paramilitaire est toujours à la recherche d’Ariel Toscano.
« Ils ont massacré notre famille pour s’emparer de nos terres. Je ne comprends toujours pas pourquoi, en Colombie, l’Etat pardonne à ceux qui ont assassiné des milliers de paysans et qui sont les principaux responsables du fait que trois millions de Colombiens ont tout perdu et déambulent aujourd’hui dans les villes comme de véritables indigents. Nous qui sommes en Europe faisons partie des rares personnes à avoir survécu à l’extermination des pauvres qu’ont entrepris il y a des années les propriétaires terriens et les narcotrafiquants avec l’aide de l’armée. » Avec douleur, Ariel Toscano nous rappelle que l’histoire de sa famille est identique à celle de millions de ses compatriotes qui, pendant des décennies, ont enduré les cruautés de ceux qui, en Colombie, détiennent l’argent et le pouvoir.
Il est arrivé à Bruxelles à la fin de 1997 en compagnie de son épouse et de son bébé, après que des escadrons de la mort ont en cinq jours assassiné ses quatre frères, faisant quatre orphelins et deux veuves, et laissant les survivants sans terre ni biens. La campagne colombienne est jonchée de milliers de victimes qui ne valent rien aux yeux de l’Etat colombien lorsqu’il s’agit de les protéger et de traîner devant la justice leurs bourreaux, qui sont toujours liés à des intérêts politiques et économiques et souvent au narcotrafic. Aujourd’hui, le gouvernement d’Alvaro Uribe conduit des pourparlers avec ces seigneurs de la mort, ce qui a alerté l’opinion internationale, car il leur donne tout sans rien exiger en retour, pas même d’arrêter de tuer, ni de demander pardon aux familles des victimes et aux survivants d’une politique de la terre brûlée.
Carlos Arturo Marulanda est un de ces seigneurs de la mort : ex-ambassadeur de Colombie auprès de l’Union européenne, de la Belgique et du Luxembourg, fils d’un propriétaire terrien ayant possédé la plus grande ferme du pays (20 000 ha) après avoir dépouillé de leurs terres de petits paysans et s’être approprié des territoires appartenant à l’Etat. En bon fils, Marulanda a appliqué avec les paysans de Pelaya, de Tamalameque et de La Gloria (dans le nord de la Colombie) les méthodes employées par son père dans les années quarante pour semer la terreur : l’utilisation d’escadrons de la mort qui commencent par menacer, puis incendient les maisons et détruisent les cultures, et enfin éliminent les leaders de la communauté au moyen d’atroces techniques de torture. Cette méthode a été implantée en Colombie sous l’œil bienveillant des autorités qui, dans bon nombre de cas, ont directement collaboré à ces actions.
En 1996, alors que Marulanda était en poste à Bruxelles, ses hommes assassinaient quarante paysans et forçaient 170 familles à abandonner la terre qui leur avait été léguée par leurs ancêtres après que l’institution colombienne chargée de l’attribution de titres de propriété de terres aux paysans (l’INCORA) eut déclaré qu’ils n’occupaient pas des terres de son énorme hacienda connue sous le nom de Bellacruz. Cette décision rendit Marulanda fou de rage, car ce dernier avait l’habitude que l’Etat colombien obéisse à ses ordres, à tel point que, auparavant, l’Etat avait fait construire une base militaire dans sa propriété.
Dans la nuit du 14 février 1996, plus de 30 hommes cagoulés et armés jusqu’aux dents firent irruption chez les paysans et rasèrent leur maison, puis leur donnèrent cinq jours pour déguerpir à au moins 100 kilomètres de là. Les paysans demandèrent leur aide aux soldats de la base qui, bien que témoins de l’incendie des fermes, ne firent rien contre les criminels. Une réaction qui se répète inlassablement dans les centaines de massacres de paysans, perpétrés bien souvent à 100 ou 200 mètres des bataillons.
En deux jours, pour échapper à l’extermination, six cent paysans (homme, femmes et enfants) furent ainsi poussés à prendre les routes de Colombie, déambulant à la recherche d’un endroit où s’installer. « Certains sont partis pour Bogota, d’autres pour Valledupar (la capitale du département de César) et d’autres, comme nous, sont restés au village dans l’attente que l’Etat nous protège et expulse les paramilitaires de nos terres », se souvient Ariel. « Nous avons dû occuper les locaux du Defensor del Pueblo [4] de la République à Bogota et les bureaux de l’INCORA. » Grâce à la pression internationale, le gouvernement ramena les paysans chez eux en avion militaire après les avoir convaincus que l’armée expulserait les paramilitaires et protègerait les familles pour qu’elles puissent retourner sur leurs terres. Toutes ces belles paroles ne furent que mensonges. Ils durent rester dans la Casa Campesina du village. « Pendant ce temps-là, les paramilitaires éliminaient un à un les leaders de la communauté. Ils faisaient ça si ouvertement que quand ils emmenaient quelqu’un pour le tuer, ils le faisaient monter dans les véhicules tous terrains de l’hacienda. », dénonce Toscano. Ils n’eurent pas seulement recours à la terreur envers les paysans : ils menacèrent même de tuer des fonctionnaires de l’INCORA responsables de travaux de topographie pour établir le cadastre des parcelles. « Ils ont écorché le dos à l’un d’eux pour montrer aux autres ce qui les attendait s’ils s’entêtaient à à faire leur travail. Tout cela à deux pas d’une base militaire de 300 hommes. » Pendant ce temps, le gouvernement regardait ailleurs et Marulanda représentait toujours la Colombie auprès de l’Union européenne.
Au mois de décembre de 1996, 40 paysans avaient été assassinés par des « forces de l’ombre » dont tout le monde dans la région connaissait le « patron ». A Bruxelles, cédant à la pression de plusieurs ONG, l’ambassadeur démissionna, mais ne quitta son poste qu’en avril 1997. « Après avoir perdu mes frères, avoir été empêché d’assister à leurs enterrements et avoir échappé à une tentative de meurtre, je me suis réfugié en Belgique. J’ai dû abandonner ma mère et mes autres frères, parce que, si j’étais resté en Colombie, ils les auraient assassinés en représailles de mon travail de représentant et de défenseur des droits des 170 familles », raconte Ariel de sa voix douce, propre aux paysans de sa région, et les yeux pleins de larmes, comme ceux des milliers de survivants aux massacres.
Les familles victimes de l’affaire connue comme celle de l’hacienda Bellacruz ont été déplacées vers trois régions situées à des centaines de kilomètres de leurs terres et séparées les unes des autres. La famille Toscano vit aujourd’hui dans une autre province, déracinée, sans le sou et accablée de douleur. Treize victimes des escadrons de la mort de l’hacienda vivent aujourd’hui en exil en Belgique, parmi lesquelles la présidente de l’ANUC, l’organisation paysanne colombienne qui a pris la tête du mouvement de dénonciation et aidé les victimes. La fonctionnaire du ministère de l’Intérieur chargée de l’affaire s’est exilée en Espagne.
Le ministère public colombien, avec l’arrivée du procureur général de la République Alfonso Gómez, a lancé diverses enquêtes sur des généraux de l’armée et des hommes politiques ayant des liens avec les paramilitaires. En 1999, un avis de recherche international a été lancé contre Marulanda. Celui-ci a été arrêté en Espagne en juillet 2001 pour formation de groupes paramilitaires, terrorisme et le détournement de 17 000 euros quand il était ambassadeur. Il a été écroué dans une prison madrilène pendant 15 mois avant d’être extradé vers la Colombie le 13 octobre 2002. Son frère, propriétaire lui aussi de l’hacienda, a été emprisonné en Colombie en 2001.
Malheureusement pour les victimes, le changement de procureur général a mis fin aux enquêtes sur les paramilitaires. Deux généraux accusés d’avoir constitué les escadrons de la mort, de leur avoir apporté un soutien logistique et d’avoir participé à divers massacres ont été remis en liberté alors que les procureurs responsables de la section des droits humains qui avaient réussi à les faire mettre sous les verrous ont été forcés de démissionner. Peu de temps après, ils se sont réfugiés aux Etats-Unis.
Carlos Arturo Marulanda a été emprisonné à Bogota pendant seulement deux semaines. Le procureur de la République, Luis Camilo Osorio a jugé, à l’encontre de toutes les preuves, que Marulanda n’était coupable d’aucun des chefs d’accusation, sauf du délit d’incendie de biens immobiliers qui, en Colombie, n’est pas puni d’une peine d’emprisonnement. Cette décision a tourné en ridicule la justice espagnole et humilié les victimes de Marulanda.
NOTES :
[1] [NDLR] Consultez le dossier « Avec Uribe, l’impunité pour les paramilitaires » sur RISAL.
[2] [NDLR] Consultez le dossier « paramilitarisme » en Colombie sur RISAL.
[3] [NDLR] ANUC-UR = Asociación Nacional de Usuarios Campesinos -Unidad y Reconstrucción.
L’ANUC-UR est un mouvement paysan colombien constitué de communautés paysannes, coopératives, groupes de femmes, de jeunes. Il est présent dans 13 provinces du pays. L’ANUC-UR lutte pour la défense des droits économiques, sociaux, culturels et politiques de la population paysanne en Colombie. Ses enjeux principaux sont la réforme agraire et la souveraineté alimentaire. Elle travaille également sur le thème du genre et sur le conflit armé, en s’attaquant aux causes de celui-ci et en faisant pression pour que soient entreprises des réformes sociales, économiques et politiques avec la pleine participation des mouvements sociaux. En tant que mouvement paysan, elle s’allie à la lutte des mouvements afro-colombiens et indigènes du pays. Cette organisation fait partie au niveau latino-américain de la CLOC (Coordinadora Latino-Americana de Organizaciones del Campo), et au niveau international à la Via Campesina.
[4] [NDLR] Institution de l’Etat chargée de surveiller le respect des droits humains et de défendre les citoyens. Le défenseur est élu par la Chambre des représentants.
En cas de reproduction de cet article, veuillez indiquer les informations ci-dessous :
RISAL - Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine
URL : http://risal.collectifs.net/
Source : article distribué par le Comité Daniel Gillard pour les droits humains (Bruxelles, Belgique) et publié notamment sur le site du Centro de Medios Independientes de Colombia (Indymedia - http://colombia.indymedia.org), décembre 2005.
Traduction : Arnaud Bréart, pour RISAL (http://www.risal.collectifs.net/).