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Politiques de l’individualisme : Contre le néolibéralisme
Publie le lundi 26 septembre 2005 par Open-Publishing
de Philippe Corcuff, Jacques Ion, François de Singly
"Les valeurs se dissolvent", "Le sens du collectif se perd", "Le lien social se délite", etc. Combien de récriminations de ce type sur "la crise de notre société " n’entend-on pas quotidiennement ! Avec le plus souvent un arrière-fond nostalgiste : le "c’était mieux avant" auquel un Alain Finkielkraut a donné une forme intellectuelle. Et un accusé : "c’est la faute à l’individualisme !".
Ce livre est notamment né en réaction à de telles idées reçues dévalorisant de manière systématique le caractère individualiste des sociétés contemporaines. Tous trois sociologues, nous avons pu observer les traits émancipateurs du processus d’individualisation des sociétés occidentales.
Droits individuels et citoyenneté, développement d’une autonomie personnelle, consolidation d’une intimité et protection des "jardins secrets" de nos intériorités personnelles, valorisation de la responsabilité individuelle, mouvement de libération des femmes et nouveaux droits des enfants bousculant les cadres de la famille patriarcale, amorce de reconnaissance des modes de vie homosexuels, avancées des je par rapport au poids traditionnel des nous, progression des marges de choix individuelles dans la vie quotidienne (dans la vie sentimentale, familiale, les loisirs, les repères moraux, etc.), espace élargi donné à la réflexivité des personnes (c’est-à-dire au retour sur ce qui s’est passé et sur soi, y compris critique), place accrue de la distanciation dans le rapport à l’engagement, (ré-)invention de formes plus souples et décentralisées de coordination de l’action collective, etc. : il y a bien des acquis de l’individualisation, qui ne peut être envisagée exclusivement, ni même principalement, sous un angle catastrophiste.
Et, tout en n’étant pas aveugles aux dimensions négatives (bien réelles) des logiques individualisatrices, si on veut transformer, ou simplement améliorer, la vie de nos contemporains, on se doit de partir des « individus réels », et non d’individus imaginaires, tels qu’on souhaiterait qu’ils soient. Nous pensons, comme Marx et Engels dans L’Idéologie allemande, qu’« Il y va d’individus réels, de leur action et de leurs conditions d’existence matérielles, soit qu’ils les aient trouvées toutes prêtes, soit qu’ils les aient créées par leur propre activité »(1). En tant que sociologues, « Ces présuppositions sont donc susceptibles d’être vérifiées de manière purement empirique »(2). Or, une ces caractéristiques importantes des « individus réels » de nos sociétés est qu’ils sont davantage individualisés que dans nombre de sociétés antérieures.
(...)
Notre démarche dans ce livre dessinera d’ailleurs des cheminements divers de la sociologie à la politique. Chacun des trois auteurs s’exprimera avec des tonalités personnelles dans les deux grandes parties. La première partie abordera nos approches de la sociologie de l’individualisme. On verra que, bien que convergeant pour en faire un enjeu majeur, nous n’avons pas exactement les mêmes appréciations sur l’individualisme contemporain, dans la pondération entre ses versants positifs et négatifs. La seconde partie proposera d’entrer dans le vif du sujet politique à partir des apports de la première, et se concentrera donc sur l’aval politique des sciences sociales. Là aussi, bien que convergeant dans une critique de gauche du néolibéralisme, nous ne développons pas tout à fait les mêmes orientations politiques, dans la pondération entre les dimensions réformistes et radicales.
Mais c’est sans doute la valeur de la pluralité qui nous réunit le plus profondément : tant la pluralité des approches sociologiques qu’a bien soulignée épistémologiquement Jean-Claude Passeron(3), que l’exigence de pluralité dans la vie de la cité mise en avant par la philosophie politique d’Hannah Arendt(4). Et la valeur de la pluralité ouvre la possibilité de discussions argumentées, hors des invectives, des exclusives, des esprits de chapelles et des langues de bois si courants dans les milieux tant intellectuels que politiques. Au carrefour de l’activité intellectuelle et de l’action politique demeurent bien sûr des disputes légitimes entre points de vue opposés, mais il y a aussi place pour la recherche et l’exploration dans un contexte d’incertitude relative. Ce qui ne peut se réduire au registre de la lutte, mais appelle aussi des dynamiques de débat, des logiques de création collective et une éthique de la curiosité et du respect mutuel.
Notes :
(1) Dans L’Idéologie allemande (1845-1846), repris dans Œuvres III, éd. établie par M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p.1054.
(2) Ibid.
(3) Dans « De la pluralité théorique en sociologie - Théorie de la connaissance sociologique et théories sociologiques », Revue Européenne des Sciences Sociales, tomme XXXII, n°99, 1994.
(4) « La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents », écrivait H. Arendt dans Qu’est-ce que la politique ? (manuscrits de 1950 à 1959), trad. franç. et préface de S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 1995, p.31.
* Extraits de l’introduction de Politiques de l’individualisme - Entre sociologie et philosophie, de Philippe Corcuff, Jacques Ion et François de Singly
Paris, Éditions Textuel, collection « La Discorde », 184 pages, septembre 2005, 18 euros, ISBN : 2-84597-152-4, diffusion Seuil
* Pour tout contact : Éditions Textuel : 48, rue Vivienne 75002 Paris - Tél. : 01-53-00-40-40 - Fax : 01-53-00-40-50 - Email : editionstextuel@wanadoo.fr
* Quatrième de couverture de Politiques de l’individualisme - Entre sociologie et philosophie, de Philippe Corcuff, Jacques Ion et François de Singly
Exigence de justice sociale et aspirations de l’individualité sont-elles compatibles ? C’est cette question de philosophie politique que développent ici trois sociologues, loin des propos catastrophistes concernant l’individualisme contemporain. Mais chacun le fait avec des orientations propres. Jacques Ion se centre sur les engagements militants. François de Singly dessine un « socialisme individualiste » plus réformiste. Et Philippe Corcuff une « social-démocratie libertaire » plus radicale. Ces synthèses font apparaître les avancées émancipatrices comme les difficultés générées par l’individualisme contemporain. De la consolidation de l’autonomie personnelle et de la place de l’intimité au mal-être identitaire. Ils en tirent alors des conséquences pour la réinvention, contre le néolibéralisme économique, d’une politique émancipatrice pour le XXIe siècle.
Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’Institut d’Études Politiques de Lyon et membre du conseil scientifique d’ATTAC. Il est notamment l’auteur de La Société de verre - Pour une éthique de la fragilité (Armand Colin, 2002) et de Bourdieu autrement (Textuel, 2003).
Jacques Ion est sociologue, directeur de recherche au CNRS. Il a publié, en particulier, LeTravail social au singulier (Dunod, 1997) et Militer aujourd’hui (en collaboration avec Spyros Franguiadakis et Pascal Viot, Autrement, 2005).
François de Singly est professeur de sociologie à l’Université de Paris V, directeur du Centre de recherches sur les liens sociaux (CERLIS). Il a écrit, entre autres, Libres ensemble - L’individualisme dans la vie commune (Nathan, 2000) et Les Uns avec les autres - Quand l’individualisme crée du lien (Armand Colin, 2003).
* Plan de Politiques de l’individualisme - Entre sociologie et philosophie, de Philippe Corcuff, Jacques Ion et François de Singly
Introduction : De la sociologie de l’individualisme à la réflexion politique, par Jacques Ion, Philippe Corcuff et François de Singly
. Un individualisme contemporain
. Sociologie et politique
Partie 1 : Sociologies et philosophies de l’individualisme
Chapitre 1 - Brève généalogie de la « question individualiste », par Jacques Ion
. Individualité et sociétés démocratiques
– Une question aujourd’hui multiforme
– Individus et société
– L’idéal républicain
. Le processus d’individualisation
– Une question princeps des sciences sociales comme du monde politique
– Liberté ou sécurité : l’État social
– L’émergence du souci de soi
. Quelques questions en guise de conclusion
– Autour de l’individualité contemporaine
– Repenser les rapports individu-société
2 - Sociologies de l’individualisme et conceptions philosophiques de l’humanité, par Philippe Corcuff
. Approches classiques de l’individu et de l’individualisation
– Stirner
– Durkheim
– Marx
– Simmel
. Sociologies critiques et sociologies compréhensives de l’individualisme contemporain
– Sociologies critiques
– Sociologies compréhensives
– Retour vers les anthropologies philosophiques
. Vers une sociologie des ambivalences de l’individualisme contemporain : en partant de Michel Foucault et de Charles Taylor
– Foucault, entre normes individualisatrices et éthique de soi
– Taylor et les équilibres éthiques de l’individualisme
3 - Les disparitions de l’individu singulier en sociologie, par François de Singly
– « Le développement d’une individualité véritable »
. La première disparition de l’individu singulier avec l’individualisme abstrait
– La réhabilitation de l’individualisme concret contre cette première disparition
. La seconde disparition des individus singuliers avec la sociologie critique
. La troisième disparition de l’individu singulier avec l’absence de statut donné à la conscience
– La place de la conscience et de la réflexivité dans le raisonnement sociologique
– De la non-équivalence entre conscient et inconscient
– Conscience de classe et conscience des inégalités
Partie 2 : Vers des politiques de l’individualité
1 - Individualisation et engagements publics, par Jacques Ion
. Penser l’individualité sans désespérer Billancourt !
– Plusieurs façons de concevoir l’émancipation
– Prendre un peu de recul !
. Quelques caractéristiques actuelles de l’engagement public
– Lutter ici et maintenant
– Des réseaux horizontaux d’individus
– Préserver son quant-à-soi
– Le vieux et le neuf
. Liberté, égalité... dignité ?
– Lutter pour être reconnus
– Plusieurs régimes d’exercice de la citoyenneté
. D’autres voies de politisation
2 - Pour un socialisme individualiste, par François de Singly
. L’individualisme complexe
. Quelques principes d’un socialisme individualiste
– Apprendre et reconnaître une compétence à la réflexivité
– Assurer la sécurité de l’individu
– Rendre possible l’expression de soi
. Une politique de la reconnaissance
– Les dangers de la rhétorique de l’inanité
3 - Une social-démocratie libertaire, en rupture avec le capitalisme, par Philippe Corcuff
. L’individu n’est pas une marchandise !
– Le capitalisme, entre contradiction capital/travail et contradiction de l’individualité
– Le cas du néocapitalisme
. Un autre anticapitalisme est possible !
– Redistribution et reconnaissance
– Services publics et individualité
– Combattre les capitalisations, sans écraser l’individualité
. Des régressions politiques sont possibles !
. Une autre radicalité est possible !