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Pour une compréhension critique du « modèle social européen »

Publie le jeudi 6 octobre 2005 par Open-Publishing

Pour une compréhension critique du « modèle social européen »

Jan Antony
septembre, 2005

janantony4@yahoo.fr

La campagne contre le Traité établissant une Constitution pour l’Europe a beaucoup contribué à donner un nouveau souffle aux efforts de théoriser la construction de « l’Europe sociale », en l’opposant au « libéralisme » qui serait en train de s’emparer du continent. Cette Europe sociale qui est à construire, et que l’on laisse peut-être nécessairement très vague, maintient néanmoins une relation étroite avec ce que l’on connaît comme le « modèle social européen » que l’Europe avait connu pendant les « trente années glorieuses » entre 1950 et 1980. Pour mieux préciser les buts et s’orienter dans le mouvement pour une Europe plus juste et sociale, il faudrait revenir sur les origines et le fonctionnement de ce « modèle social ». Car, tant que ce large mouvement européen reste sur la défensive contre des attaques « néolibérales », en défendant un système où le capitalisme n’aurait pas été aussi sauvage, il aura du mal à avancer. Il nous faut bien faire la distinction entre le socialisme que, en définitive, nous voulons construire et le « modèle social européen » qui a été mis en place après la guerre.

Ce qui est négatif dans le concept de ce modèle n’est évidemment pas le contenu réel des acquis sociaux dont a joui une partie de la population européenne depuis ce temps, et qui ont été attaqués à partir des années 80. On ne saurait être contre l’amélioration des conditions de vie des travailleurs. C’est en remarquant le rapport historique de dépendance du « modèle social européen » avec le système capitaliste dans son ensemble, et son utilisation à des fins idéologiques, que l’on aperçoit son caractère réactionnaire ainsi que les illusions sur lesquelles repose ce modèle.

1.

Au milieu du XXème siècle, il y a eu un changement de politique stratégique de la part de la bourgeoisie internationale - par le biais de ses Etats, de ses institutions internationales, etc. - qui a, certainement, contribué à la longue période de stabilité d’après guerre.1 Dans le « premier monde », elle a reconnu la nécessité de faire des concessions sociales afin d’établir la supériorité du capitalisme et, en tout cas, de rendre non attirant le socialisme. Cet ensemble de concessions consenties, que l’on connaît par le nom de « modèle social » et qui a largement contribué à créer la classe moyenne en Occident, a été le résultat non seulement des revendications gagnées mais aussi des choix stratégiques de la part des Etats afin de stabiliser le capitalisme. Sur ce point, on reviendra plus bas. A travers ces changements, on a voulu présenter le « niveau de vie » dans les pays capitalistes développés comme une qualité intrinsèque au capitalisme « civilisé », auquel tout le reste de la planète devrait tendre pacifiquement. Et si ces autres pays n’y arrivaient pas, ce serait parce qu’ils n’étaient pas de bons élèves.

Or, tout d’abord, ce modèle ne peut pas être séparé de son caractère impérialiste. Pour répandre ce mythe du « modèle social européen » on a dû occulter le fait que les concessions dans les métropoles du premier monde soient étroitement liées à la surexploitation historique des colonies et de néocolonies sur différents plans. C’est cette exploitation (industrielle et financière, par le biais d’une main d’oeuvre très peu payée et sans droits, le vol de matières premières, la dette externe, etc.) qui a, en dernière instance, financé « l’économie sociale de marché » en Occident. Il y a eu historiquement une redistribution internationale de salaires parmi les exploités qui a fait qu’une partie de ceux-ci en Occident (et, d’avantage, un secteur des « classes moyennes »), profitant objectivement de la surexploitation de leurs équivalents dans le tiers-monde, prête volontiers oreille au discours réformiste et aux louanges de la possibilité de « bien vivre » dans le capitalisme. On calcule normalement le « niveau de vie » moyen d’un pays en divisant le PNB par le nombre de personnes qui y habitent. Mais si l’on y ajoutait toutes les personnes dans des pays exploités qui contribuent à ce chiffre du PNB, par leur travail à très bas salaires pour des entreprises en provenance des pays occidentaux, le « niveau de vie » moyen dans ces pays impérialistes diminuerait à un point où il ne serait plus reconnaissable.

Surtout pendant les « trente glorieuses » en Occident, on a perdu de vue le véritable processus mondial d’exploitation capitaliste. Celui-ci n’a jamais permis de connaître une période quelconque de l’histoire mondiale de ce système sans misère, famine, oppression et répression. Le fameux modèle social n’aurait pas été financé sans les armées impérialistes occidentales « démocratiques », tant militaires que purement économiques, qui au fil de l’histoire ont dessiné leurs plans criminels d’interventions directes ou indirectes ailleurs. Cela n’a pas connu de répits pendant les « 30 glorieuses ».

2.

Le « modèle social européen » repose en même temps sur une grande illusion : l’idée qu’ici, dans le monde plus développé, on puisse s’en passer de l’évolution interne du système capitaliste, qui est marquée par la tendance mondiale à des crises économiques dépassant la propre volonté des différents « acteurs sociaux ». On ne peut pas oublier que la relative accalmie après-guerre sur le plan des crises aiguës dans le premier monde - dont l’Europe - est survenue suite à une destruction barbare et massive des hommes et des moyens de production, une situation qui a contribué à assurer la croissance postérieure. Elle a été aussi gagnée au prix d’exporter la crise de l’intérieur de son système au tiers-monde et de la rendre plus sévère au niveau mondial. En fin de compte, on n’a fait que retarder une grande crise qui se prête à débarquer avec toute l’intensité redoublée des soubresauts accumulés et différés, et qui représente la raison fondamentale pour la période de « guerre mondiale sans fin » initiée déjà en 1991 dans le Golf.

L’impérialisme a pu exporter ces crises à la périphérie au prix sanglant que l’on connaît, mais finalement il n’a pris que quelques décennies de sursis. La première crise qui met fin, d’un point de vue strictement économique, aux « trente glorieuses » est la crise du milieu des années 70 qui affecte l’ensemble du monde industrialisé. Cette crise a la particularité de préfigurer le déclin des Etats Unis. Et c’est justement les efforts de ceux-ci, plus ou moins consentis à l’époque par le reste des pays capitalistes développés, qui ont aggravé et prolongé les effets durables de cette première grande crise après-guerre dans l’ensemble de ces pays. Ce qui mérite de s’attarder un peu sur le cas des Etats Unis, même si l’on parle du « modèle social européen ».

Les Etats Unis n’ont pas seulement conjuré les effets chez eux de la crise mondiale vers les pays périphériques (le Mexique, l’Asie, l’Amérique du Sud...) mais de plus en plus au sein même des pays capitalistes développés (le Japon, l’Europe). Entre autres façons, l’Amérique arrive à se faire financer en exportant les dollars qu’elle produit comme une planche à billets, pour remplir les réserves de toutes les banques centrales étrangères, afin d’aménager ses dettes : première puissance impérialiste et meilleur garant du système capitaliste obligent. Curieusement ce sont les autres pays développés, notamment le Japon, qui ont volé au secours des Etats Unis pour tenir tout un système bancaire qui a commencé à faire faillite dès le début des années 80. Et le Japon, la première puissance financière du monde, a plongé lui à son tour dans une longue récession devant subir une restructuration de son système bancaire où il en paie encore les frais aujourd’hui. Il en résulte que de facto, et au-delà des raisons évoquées, les Etats Unis deviennent le pays le plus protectionniste du monde - et certainement non moins en ce qui concerne le financement de sa classe moyenne par le biais d’un crédit plus facile à obtenir qu’ailleurs. Si l’on laissait jouer librement les lois du marché, les dettes américaines seraient devenues insoutenables. Les Etats Unis ne sont pas si « néoliberaux » qu’on ne le prétend : le néolibéralisme est le système de « petit gouvernement » imposé sur les pays exploités, mais les pays exploiteurs sont hautement protectionnistes. Cela a été la conséquence du statu quo qui succède à la deuxième guerre mondiale : l’Amérique non seulement a pratiqué un protectionnisme qui va à l’encontre de cette idée reçue sur le libéralisme américain, mais elle aussi a obligé aux autres de la financer.

C’est surtout cette fausse sortie de la crise dans la premier puissance mondiale qui ouvre une longue période, qui dure encore, des crises financières ailleurs : à partir de la crise majeure de 87, se succèdent les crises en 1993 (la Russie), en 1997 (le Mexique et l’Asie du sud-est ), en 2001 (en Amérique du sud) avec une régularité étonnante. Aujourd’hui ce sont des voix du propre establishment américain qui - au-delà de vouloir naturellement justifier des « plans d’ajustement » anti-populaires - annoncent que l’Amérique ne peut pas continuer dans cette politique financière. Les pays capitalistes étant étroitement liés dans un seul système, l’Europe n’échappe pas à ce cycle insoutenable de crises qui maintenant sont en train de revenir dans le centre. Mais les EEUU n’ont pas provoqué la crise, ils l’ont aggravé. Un fait incontestable qui joue contre la capacité du système de contrôler les crises actuelles, c’est que depuis l’implosion du camp socialiste les propres contradictions entre pays capitalistes se déroulent plus librement : plus que jamais depuis la guerre froide, c’est « chacun pour soi », ce qui aggrave sérieusement la crise. L’histoire nous montre comment ces pays ont plus de possibilités de retarder une crise que de revenir en arrière une fois les dynamiques de concurrence plus ouvertes ont été mises en place. En tout cas, le capitalisme dans le premier monde a de plus en plus du mal à exporter sa crise ailleurs ; cette période a déjà été dépassée. C’était aussi la période des « modèles sociaux européens ». Le démantèlement du « modèle social » va donc de pair avec les difficultés que connaissent les pays occidentaux de continuer à exporter leurs crises économiques dans les pays exploités.

Aujourd’hui la situation se détériore et se précarise à pas de géant pour les couches populaires et une partie des « classes moyennes » dans l’Occident riche, aux niveaux matériel et de droits. Et certains parlent de situations de « quatrième monde » dans ses grandes villes, et annoncent une crise comme celle du 29. Mais ce n’est pas parce qu’on sommeillait pendant cette période de relative stabilité, aujourd’hui révolue, qu’on a le droit maintenant de compliquer le discours politique, en prétendant que la situation soit nouvelle et exige de nouveaux concepts tels que le « néolibéralisme ». Le néolibéralisme, en tant que « capitalisme sans complexe », c’est ce qui existe déjà dans la plupart des pays du tiers monde soumis aux rapports capitalistes internationaux. Rien donc de vraiment nouveau à l’horizon ; tout simplement un horizon capitaliste sauvage qui est ressenti de plus en plus proche. On commence à subir ici ce que l’on a laissé subir aux autres là-bas.

3.

Au delà des facteurs objectifs qui ont encadré la mise en place du « modèle social européen », celui-ci a été non seulement la conséquence de décennies de luttes nationales, mais le résultat d’une lutte de classes internationale sous la couverture d’un affrontement de systèmes. C’est surtout sous la menace du communisme au niveau international, soutenu par des partis et des mouvements nationaux, que le « modèle social » a été développé comme alternative. En effet, si le monde capitaliste avancé dans son ensemble a profité de ses conquêtes impérialistes pour bâtir une importante "classe moyenne" stabilisatrice parce que conformiste, c’est justement dans des pays qui ont une forte tradition de mouvements politiques et syndicaux d’orientation communiste et socialiste - et donc gardant des rapports historiques avec ce mouvement ouvrier international qui a donné des insurrections et des révolutions en Europe - que la bourgeoisie a fait le plus de concessions matérielles et politiques. La France, avec un fort parti communiste très lié à Moscou, en est une référence majeure. Mais même les Etats Unis - champions du « libéralisme » - ont supporté qu’après la guerre, des pays comme l’Allemagne et l’Italie où ils exerçaient un grand contrôle, puissent mettre en place des « modèles sociales » pour faire barrage à une pression communiste très importante. En Allemagne, c’était l’affrontement RFA-RDA qui mieux symbolisait cette lutte de « systèmes », et la victoire du « capitalisme rhénan » ( l’un des « modèles sociaux » européens) était évidemment un enjeu qui intéressait l’ensemble des pays capitalistes. En Italie, le PCI sort de la Résistance comme le parti le plus important du pays et même de l’Europe Occidental, au point que l’Etat italien ne ménage pas ses efforts pour contrer l’influence que l’Union Soviétique exerçait dans ce parti - jusqu’à voir signé le compromis historique entre la démocratie chrétienne et les communistes. C’est dire que le contenu des « modèles sociales » en Europe, en termes d’acquis sociaux et des droits, n’a pas seulement été le résultat a posteriori de luttes et de grèves nationales, mais aussi le résultat d’une politique préventive de la part des bourgeoisies et de leurs Etats - cautionné par l’Occident capitaliste dans son ensemble - dans un contexte de lutte internationale de « systèmes ». Donc, bien que la mise en place des « modèles sociales » ait présupposé l’imposition du réformisme dans le mouvement ouvrier, et bien que beaucoup des gens prenant la défense de ces « modèles » aient dérivé de plus en plus vers une politique anticommuniste et antirévolutionnaire, la réalité est que les acquis sociaux remplissant ces modèles doivent beaucoup au sacrifice à niveau international de tant de militants qui ont lutté pendant le XXème siècle pour une sortie révolutionnaire du capitalisme dans la perspective du socialisme.

Dans les pays avancés où la tradition du mouvement socialiste était moindre, la bourgeoisie a contribué à créer une classe moyenne sans faire trop de concessions idéologiques ou matérielles. C’est le cas notamment des Etats Unis, où, hors la courte période de Roosevelt (où justement il était aussi question d’empêcher que l’influence des socialistes ne grandisse suite au crash de 29), on a assisté au financement plus « généreux » de cette classe moyenne qu’ailleurs, comme nous avons déjà indiqué. En tout cas, le fait que dans le monde anglo-saxon la bourgeoisie n’a pas fait trop de concessions idéologiques lui a permis de s’enfoncer plus librement dans la phase d’agressivité à l’encontre des acquis sociaux d’une partie importante de la population à partir des années 80. Ce seront Reagan et Thatcher les mieux placés pour lancer cette offensive dans le monde capitaliste développé.

On voit que le modèle social européen a été étroitement lié à la lutte de classes internationale revêtue par une lutte de systèmes dans la suite de la chute du mur de Berlin, qui a beaucoup contribué à mettre à découvert le vrai visage du capitalisme aussi dans les pays occidentaux développés. Certes, la longue phase actuelle d’agressivité capitaliste, même dans des pays comme la France, a commencé bien avant cet événement. Mais la « victoire définitive sur le camp socialiste » n’aurait pas pu tomber à un meilleur moment pour légitimer les changements qui survenaient dans ce monde « eurocivilisé » qui se croyait à l’abri. Cette chute n’a donc pas été seulement un facteur accélérateur de l’offensive capitaliste « néolibérale » contre les acquis des travailleurs, mais un objectif majeur à atteindre pour mieux s’enfoncer dans une démarche agressive que le système capitaliste dans son ensemble voulait entreprendre comme réponse à la crise globale du milieu des années 70. L’implosion du bloc de l’Est redonne le souffle à un système qui se prêtait à donner un bon coup d’accélérateur à la remise en question des acquis sociaux. C’est un système qui veut rattraper, en quelque sorte, le temps perdu : « à quoi bon, donc, faire des concessions pour rendre encore moins attirant un système, le socialisme, qui n’existe plus et que l’histoire a démontré d’être non-viable et sans avenir ? » En ce sens, le néolibéralisme n’est que ce même capitalisme qui a produit le modèle social de marché, mais passé à l’offensive. Il se montre convaincu que ce dernier modèle peut déjà être démantelé en grande partie ou, en tout cas, réduit à un minimum nécessaire.2

4.

Le « modèle social européen » sert à détacher les acquis sociaux d’une perspective révolutionnaire du dépassement du capitalisme, et à les utiliser idéologiquement pour en faire une arme de propagande contre le socialisme. C’est comme si l’on disait : « en dépit de ses défaillances, le capitalisme est capable de s’améliorer et de s’humaniser ». Mais même si ce modèle était soutenable, il apporte des « acquis » uniquement à une petite partie de la population mondiale, tout en renforçant la misère et l’oppression du reste. En outre, il nous est présenté comme la concertation entre différents secteurs de la société où l’État en est le représentant suprême qui dépasse les clivages de classe ou de tout autre genre. On laisse donc de côté la lutte de classes comme moteur de transformation historique, et on nie le caractère antagonique des relations entre le capital et le travail. D’ailleurs, pour mettre en marche cette idéologie, on a dû contribuer une mauvaise explication de l’histoire de la révolution pour le socialisme, débouchant souvent sur une simple opération d’occultation ou de déformation, et la réduisant au « socialisme réel du rideau de fer ». Ce « modèle social » est donc une arme réactionnaire très performante, surtout à ne pas confondre avec le socialisme.

Il n’est pas de capitalisme à double nature ; il n’y a qu’une même nature qui s’adapte aux différents scénarios. La défense aujourd’hui du « modèle social européen » est doublement contre-révolutionnaire dans la mesure où il embellie le capitalisme et simultanément oublie son propre caractère impérialiste. Dans la lutte pour une Europe vraiment sociale, il ne faut pas regarder en arrière. - Ou peut-être si, mais un peu plus loin, pour renouer avec la tradition révolutionnaire du début du XXème siècle : celle qui nous montre que justement la meilleure avance pour les droits des travailleurs dans le capitalisme se fait dans une stratégie pour en finir avec lui.

Notes :

(1) C’est sur cette stabilité, sur cette relative paix sociale, qu’ont pu se développer les théories des années 60 et 70 qui annonçaient que le système avait dépassé définitivement l’épée de Damoclès des crises économiques, et même l’arrivée d’une longue époque où l’homme pourrait s’en passer des travaux pénibles qui seraient réalisés par des machines sans pour autant connaître le chômage de masse, etc.

(2) Toujours il va y avoir une volonté de la part des gouvernements de laisser développer un minimum de « classe moyenne », de « garde de corps » (Howard Zinn), non seulement pour des objectifs stabilisants sur le front politique, mais aussi pour des raisons purement économiques (c’est-à-dire, dans le rôle de la consommation interne dans le développement de secteurs importants des économies des pays occidentaux les plus avancés).