Accueil > Que servent ces discours ?
(En réponse aux textes de C. Delarue et commentaires sur les classes sociales).
Les réflexions engagées depuis la constitution de la classe ouvrière industrielle, y compris l’industrie agro-alimentaire et l’industrie de la communication (sans oublier que c’est dans la même période que se sont constituées de façon autonome selon des rythmes divers les professions intellectuelles : romanciers, publicistes, métiers juridiques, professeurs, chercheurs, scientifiques...) consistaient à doter la classe ouvrière d’une connaissance (scientifique pour les uns, morales pour les autres. À la louche : clivage marxiste/anarchistes, communistes/socialistes) des mécanismes de l’exploitation capitaliste. Intention rapidement parasitée par des réflexions produites par la réaction (souvent masquée) visant à enfumer la-dite classe.
Ces productions étaient le fait principalement (en tout cas celles qui nous parviennent) d’intellectuels appartenant clairement à la bourgeoisie voire à l’aristocratie, ou d’artisans éclairés. Pour les productions directement issues des ouvriers, il faut chercher du côté des journaux révolutionnaires tels l’« Atelier » par exemple.
Si l’on retient que, contrairement à l’Angleterre puis aux États-Unis, le mouvement ouvrier français, jusqu’à la fin du XIX° était majoritairement composé de maîtres-artisans et de leurs ouvriers, les travailleurs industriels restant minoritaires et vivant dans des conditions (mines, sidérurgie, construction des chemins de fer, des canaux, des routes, construction navale, etc.) proches de l’esclavage, on peut comprendre que les publications étaient fortement orientées par les catégories auxquelles elles s’adressaient et par lesquelles elles étaient financées, même si elle prétendaient toutes à l’universalité.
C’est donc dire une évidence qu’elles participaient de luttes politiques.
Selon deux axes :
le premier : doter la classe ouvrière d’éléments conceptuels pour prendre conscience d’elle-même (« Tous les groupes fondés sur des intérêts économiques communs ne constituent cependant pas des classes sociales. Il faut encore que ces intérêts soient orientés vers une transformation globale de la structure sociale (ou, pour les classes "réactionnaires", vers le maintien global de la structure actuelle), et qu’ils s’expriment ainsi sur le plan idéologique par une vision d’ensemble de l’homme actuel, de ses qualités, de ses défauts et, par un idéal, de l’humanité future, de ce que doivent être les relations de l’homme avec les autres hommes et avec l’univers. (…) La conscience de classe est la tendance commune aux sentiments, aspirations et pensées des membres de la classe, tendance se développant précisément à partir d’une situation économique et sociale qui engendre une activité dont le sujet est la communauté, réelle ou virtuelle, constituée par la classe sociale. La prise de conscience varie d’un homme à l’autre et n’atteint son maximum que chez certains individus exceptionnels ou chez la majorité des membres du groupe dans certaines situations privilégiées (guerre pour la conscience nationale, révolution pour la conscience de classe, etc.). » Lucien Goldmann - « Le dieu caché »).
Le second : déconstruire la propagande bourgeoise en se positionnant vis à vis des autres courants du mouvement ouvrier.
Il est là question de « vision du monde » (au sens de Georg Lukàcs) comme la développe Lucien Goldmann : « La foi marxiste est une foi en l’avenir historique que les hommes font eux-mêmes, ou plus exactement que nous (La différence est considérable entre ces deux formules : "Les hommes font" est une perspective qui prétend voir l’histoire de l’extérieur. "Nous faisons", c’est la perspective pratique de la foi et de l’action.) devons faire par notre activité, un "pari" sur la réussite de nos actions ; la transcendance qui fait l’objet de cette foi n’est plus ni surnaturelle ni transhistorique, mais supra-individuelle, rien de plus mais aussi rien de moins. (...) Le marxisme pari sur une réalité que nous devons créer. (…) Une vision du monde, c’est précisément cet ensemble d’aspirations, de sentiments et d’idées qui réunit les membres d’un groupe (le plus souvent, d’une classe sociale) et les oppose aux autres groupes. (...) "La question de savoir si la pensée humaine peut avoir une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité et la puissance, l’en deçà de sa pensée. La discussion sur la réalité ou l’irréalité de la pensée, isolée de la pratique est purement scolastique" (II ème thèse sur Feuerbach). "La vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique" (II ème thèse sur Feuerbach). "Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, mais il s’agit de le transformer (XI ème thèse sur Feuerbach)." Il serait tout aussi absurde pour Pascal et Kant d’affirmer ou de nier l’existence de Dieu au nom d’un jugement de fait, que pour Marx d’affirmer ou de nier au nom d’un tel jugement le progrès et la marche de l’histoire vers le socialisme. L’une et l’autre affirmation s’appuyant sur un acte du cœur (pour Pascal) ou de la raison (pour Kant et Marx) qui dépasse et intègre à la fois le théorique et le pratique dans ce que nous avons appelé un acte de foi. »
Si nous gardons en tête que « Le Capital » est une « critique de l’économie politique » capitaliste (et non un abrégé d’économie générale), définir le prolétariat comme « producteur de plus-value » dont la condition est sa réduction à sa « force de travail » renvoie bien à la structure de classe du capitalisme par laquelle la bourgeoisie (quelle que soit sa forme et ses fractions), propriétaire des moyens de production par le vol (fut-ce à travers la possession de valeurs boursières), extorque la plus-value par le travail non payé de l’ouvrier sous la forme du salariat. L’extorsion de la plus-value est conditionnée par la transformation de matières premières, ne serait-ce que l’extraction du minerai de la mine. Ces deux classes s’engendrent alors réciproquement.
L’extension du salariat englobe aujourd’hui les « petits agents spécialisés dans les divers emplois de ces “services” dont le système productif actuel a si impérieusement besoin : gestion, contrôle, entretien, recherche, enseignement, propagande, amusement et pseudo-critique » (Debord), qui eux ne produisent pas de plus-value et sont rémunérés comme "faux-frais" du capital (Poulantzas.). Les professions libérales ne sont qu’un dérivé de ces faux-frais. Cette petite-bourgeoisie (dont il est certes nécessaire (mais pas au point de pourrir les luttes) de distinguer pour l’analyse et les possibles alliances les différentes fractions, comme l’avait fait W. Reich entre petite-bourgeoisie dite traditionnelle (qui s’exploite elle-même) et la nouvelle petite-bourgeoisie, mais aussi la bureaucratie d’État et, État dans l’État, l’armée. Notons au passage que c’est la notion de « classe moyenne » qui est une notion sociologique. C’est cette "indétermination" de classe qui fait préférer à Clouscard les termes de « couches », « strates » ou « segments » ), classe extension de la classe bourgeoise caractérisée par sa position intermédiaire - exploitée/agent de l’exploitation -, ne peut-être idéologiquement qu’une classe « flottante », ses intérêts pouvant être contradictoires selon sa proximité de la bourgeoisie (caractérisée par l’exercice du pouvoir, le niveau de revenus (gratifications) et la consommation superflue qui lui est attachée, la « distinction » (voir l’analyse de la caissière de grand magasin par Poulantzas)), et pour cela particulièrement sensible aux illusions sur elle-même. Les fractions moyennes et supérieures de cette classe matérialisent leur conscience pratique d’elles-mêmes par leur hégémonie dans le champ politique et social (voir la composition des parlements et l’occupation des médias).
La distinction entre classe ouvrière et classe petite-bourgeoise dans sa globalité me semble particulièrement s’illustrer dans le rapport au paternalisme (l’entreprise comme « famille ») et donc au syndicalisme : « [En 1936], ce qui est en jeu dans les occupations d’usine, c’est la nature même du lien entre patrons et ouvriers, celle du contrat de travail. Que l’usine soit ou non la propriété du patron importe peu ici ; ce qui compte, c’est que le patron n’y soit pas chez lui au même sens qu’il est chez lui dans sa maison, avec sa famille. Le paternalisme, qui incarnait pour les patrons la bonne façon de remplir leur rôle, se trouve contesté dans ses fondements mêmes. L’entreprise n’est pas une grande famille, et les ouvriers ne sont pas des domestiques, des serviteurs ; ils ne s’engagent pas pour autre chose que pour un travail déterminé, payé d’un salaire déterminé. Ils n’attendent pas de bienfaits de leurs patrons et ne leur doivent en contrepartie aucun service, aucune allégeance. Le contrat de travail est d’ordre public, et son contenu doit faire l’objet non d’une négociation personnelle impossible entre chaque salarié et l’employeur, mais d’une négociation entre syndicats et patronat. La grande nouveauté, en ce sens, ce sont les conventions collectives, et il est révélateur qu’elles ne se généralisent qu’à partir du Front populaire, alors qu’elles ont été instituées par une loi de 1919. (...) Les principales conquêtes ouvrières de 1936 concernent précisément le temps. Ce sont les 40 heures et les congés payés. Échapper à la contrainte des cadences et à l’autorité arbitraire des petits chefs qui les imposent : voilà ce qu’apporte le Front populaire. Mais il ne se contente pas de créer ainsi un temps libre, un temps de loisir et de re-création. À l’intérieur même du temps de travail, il introduit un contre-pouvoir qui permet de limiter l’exploitation : les délégués d’atelier. On ne voit pas assez le changement concret introduit dans les ateliers et les usines par les conventions collectives et les délégués ouvriers. D’abord, dans un certain nombre de cas, les accords conclus entérinent l’abandon du système Bedaux (système de salaire au rendement)... Ensuite, là où il n’est pas formellement abandonné, les contremaîtres, discrédités et mal soutenus par la hiérarchie – ceux de Renault feront même grève pour cette raison le 22 mars 1937 –, ne parviennent plus à faire respecter les cadences. Dès qu’ils le tentent, les délégués élus par les ouvriers font débrayer l’atelier. » (Antoine Prost).
En cela, la petite-bourgeoisie se distingue de la classe ouvrière (outre sa place dans le procès de production) non par le revenu (que de vaines spéculations sur les revenus ou salaires à partir desquels on devient petit-bourgeois !) qui n’est qu’un critère très relatif mais plutôt par la consommation au sens de Michel Clouscard (« les métamorphoses de la lutte des classes », éditions Le Temps des Cerises, 1996) : à la classe ouvrière la consommation de subsistance dont l’usage est fonctionnel, utilitaire, (production de série et consommation de masse, dont le portable, ainsi que biens d’équipements collectifs et des ménages) « sans que cela soit un acquis (remis en cause par l’austérité) » ; aux couches moyennes l’accès à la société de consommation « ludique, libididinale, marginale », l’accès à « l’immense marché du désir, selon de nouvelles modalités de jouissance dans l’énorme industrie du loisir, du plaisir, du jeu, de la mode et de ce qu’est devenue la culture », consommation « permissive » du « surplus ». Sa fonction dans la sphère de la « circulation » et de « l’encadrement » s’appuie sur le « capital culturel » et le « capital symbolique » (Pierre Bourdieu).
Ce que j’appelais ailleurs « l’arnaque du salariat » consiste à agglomérer dans un statut fourre-tout ces différentes classes et couches, visant à faire disparaître l’identité de la classe ouvrière.
Aussi l’enjeu des discours substituant à la notion de classe ouvrière les notions de « salariat », de « précariat », de « peuple » (re)prend son sens. Il ne s’agit plus d’abolir le « travail » et le « capitalisme », mais de "mieux" « répartir les richesses », de "mieux" « redistribuer les profits », de « redonner le pouvoir au peuple » mais sans toucher aux structures fondamentales de l’exploitation. Cela ne sert (quelle que soit la "sincérité" des auteurs) que l’offensive décisive à l’œuvre aujourd’hui (maintenant !) visant par la « terreur économique sans précédent [à] l’élimination de l’adversaire par l’élimination de son métier, de ses moyens d’existence, de son environnement. C’est essentiellement, répétons-le, l’identité de classe qui est en cause. La purification économique est une guerre froide. Elle vise l’existence physique de la classe ouvrière. Il faut réduire l’adversaire – l’ennemi de classe réel ou potentiel – à n’être plus qu’une force productive totalement dépendante, entièrement soumise aux impératifs financiers et bancaires d’une économie "mondialisée" (Clouscard).
D’où le chômage, la mise en docilité par l’intérim, les emplois-"aidés" notamment dans les « services à la personne » (domestication, nouveau larbinat encensé par la propagande (« Intouchables »)), les "stages", la délocalisation, etc., et son corolaire : la sauvagerie de la répression policière et l’état d’exception permanent (vigipirate).
J’ai suffisamment développé par ailleurs « d’où je parle » pour ne pas y revenir ici. Les clarifications des appartenances de classe sont nécessaires aux développements des luttes. Il me semble qu’il est toujours plus urgent, aujourd’hui comme hier, de concourir à la construction de l’alliance des ouvrier(e)s (ayant conscience de leur appartenance de classe.) et des éléments de la petite-bourgeoisie se reconnaissant comme tels et prenant le parti de l’émancipation de la classe ouvrière, non seulement par l’éradication du salariat, mais aussi du "travail", sans avoir besoin de faire entrer aux forceps la notion de "force de travail" dans une pseudo identité de condition prolétarienne (encore une fois la paupérisation, comme le salariat, n’est pas un concept opératoire même si la pauvreté réelle peut-être un facteur concrètement déclencheur). La similarité de situation (le précariat par ex.) n’est pas automatiquement productrice de solidarité comme dans le beau film « Le Havre » (à mettre en miroir avec « Les neiges du Kilimandjaro », petits commerçants artisans d’un côté, ouvriers de l’autre).
Mais pour cela, je pense, comme beaucoup certainement sur Bellaciao, que, même si l’éclairage des chercheurs « engagés » n’est pas superflu, c’est sur le terrain des luttes concrètes (dans la pratique) et là seulement que s’expérimente et se jauge, comme ça a été le cas dans les dernières grandes grèves générales (pas encore assez certes) la possibilité de ces alliances.