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Florence AUBENAS parle de l’Arche

Publie le samedi 10 novembre 2007 par Open-Publishing

« Pourquoi ils ont volé sans demander ? »

Trafic d’organes, traite des Noirs... Les habitants de N’Djamena accusent l’Arche de Zoé des méfaits les plus sombres. Et dénoncent les pressions de la France sur leur justice. Reportage de Florence Aubenas dans une capitale en proie à toutes les rumeurs

Ce n’est pas la peine de chercher un coin de banc pour s’asseoir dans les salles d’attente des dispensaires de N’Djamena en ce moment. Tout est plein.

« comme au théâtre », dit Djamila. Il n’y a que des femmes. Peu ont l’air souffrantes. « En réalité, on vient ici parce que l’endroit est discret pour causer entre mères de famille », dit Eulalie.

Le sujet dont elles veulent parler est de ceux qu’on considère au Tchad comme plutôt délicats à aborder en public. « C’est un peu comme discuter de h police ou des élections, du top secret-défense, les plus hautes autorités ont posé leur main dessus. Une gaffe, et c’est la prison. » Djamila en est sûre.

L’infirmière passe la tête dans le couloir en béton brut. On se tait aussitôt. Djamila chuchote : « On vient parler de l’Arche de Zoé. » Et Eulalie : « C’est notre feuilleton, personne ne peut plus s’en passer. » Djamila est persuadée que les 103 enfants que l’association humanitaire française s’apprêtait à embarquer clandestinement « devaient être vendus comme esclaves dans les pays arabes ». Eulalie n’est pas d’accord. « Ils devaient être élevés comme des moutons dodus pour mieux leur prélever ensuite tous leurs organes un par un. » Elles l’ont entendu à la télé, « de la bouche même d’un dignitaire » dont elles n’osent prononcer le nom, même à voix basse. « Mais est-ce qu’il nous dit toute h réalité ? Ici tout est caché. » Depuis « l’affaire », Eulalie ne laisse plus ses enfants « dans les seules mains de Dieu » pour aller à l’école : elle les accompagne en personne. Elle se rengorge : « Hier, les fils ont mangé de h viande. » Dans la salle d’attente, les autres se cachent dans leurs mains pour rire. Elles sont persuadées qu’Eulalie ment. « Son mari est professeur :sa famille dîne de boules de mil trempées dans du jus, comme tout le monde. Même le riz est devenu un luxe pour les middle class, dit Djamila. Une seule ethnie vit à l’aise : celle de cet homme que nous ne pouvons nommer. » L’infirmière ouvre la porte. On se tait.

Dans la rue passe un de ces gros 4x4 blancs qu’utilisent les fonctionnaires internationaux ou les ONG. Sur les flancs se distingue la trace fraîche des autocollants qui viennent d’être décollés. Pour un Français, s’afficher dans les quartiers nord de la ville, majoritairement peuplés de gens de l’Est, serait aujourd’hui considéré comme une provocation. Plus loin, la pancarte d’un marchand de rue annonce : « Ici carburant pour tout le monde : essence, recharge de portable, nouvelles fraîches de l’Arche de Zoé. » Cela va faire quinze jours que N’Djamena ne respire plus qu’au rythme de « l’affaire ». Le visiteur en quête de renseignements sur la politique tchadienne à l’enfance est orienté vers un petit bâtiment trapu, une des directions du ministère des Affaires sociales. A l’intérieur, la poussière recouvre tout, comme si les portes n’avaient pas été ouvertes depuis des années. Le service compte une centaine d’employés. On ne croise que le gardien du parking et Fortuné, sous-chef de bureau, qui finit un « petit travail personnel sur son ordinateur ». Onze heures sonnent. Beaucoup de ses collègues sont partis pointer à leur « deuxième boulot ». Ce service est-il chargé des dossiers d’ONG, type Arche de Zoé ? Un second employé vient de surgir. Il se défend : « Non, non, je vous assure. Ici, on ne fait rien du tout. » Fortuné précise qu’il y a parfois « des projets, mais jamais de réalisations, sauf si elles sont financées par des aides internationales, et encore. On a zéro crédit public. Je dis bien :zéro ». Toute la vie du service semble s être concentrée denors, près du parking, où une quinzaine de chaises s’imbriquent en un casse-tête savant pour tenir toutes dans l’unique et minuscule flaque d’ombre. Ca chahute. On parle de quoi ? « L’Arche de Zoé », résume Fortuné. Les employés expliquent que « beaucoup de papas n’arrivent plus à nourrir toute h famille, surtout à l’est du pays ». C’est une terre de misère que ravage, en plus, un double conflit : l’un au Darfour, juste de l’autre côté de la frontière, et un autre au Tchad même. « Les parents sont désespérés. Es sautent sur tout ce qu’ils trouvent pour sauver leurs enfants. »

Une habitude s’est peu à peu créée, surtout avec l’installation des grands camps de réfugiés ou de déplacés. Des émissaires font des tournées en se recommandant d’une tribu, d’une famille ou d’une ONG. Ils proposent d’« emmener les enfants pour les éduquer ». Fortuné explique qu’il faut faire attention. « Parfois, l’enfant se retrouve à travailler dans les champs ou comme un presqueesclave chez un riche cousin. Les humanitaires étaient les derniers dont on pensait encore qu’Us n’avaient pas de mauvaises choses derrière la casquette. Il faut voir les bousculades des parents pour qu’Us prennent leurs enfants. » Il y a quelques mois, un programme financé par deux grandes ONG a été pris d’assaut : il s’agis- sait de réinsérer dans la vie civile 400 enfants-soldats enrôlés dans les troupes rebelles au régime tchadien. « Les parents suppliaient les rebelles défaire passer leurs enfants pour des combattants », explique l’associatif. Pour eux, c’était la garantie d’école, de soins médicaux, de trois repas par jour. Les rebelles appréciaient aussi cette situation, un moyen d’avoir l’air de faire repentance tout en gardant les vrais enfants-soldats dans leurs rangs.

La course au « placement des enfants » a gagné N’Djamena. Jean-Baptiste a eu « la chance », comme il dit, qu’un orphelinat accepte deux de ses enfants à la mort de sa femme. Les voisins l’envient, « mais ce n’est pas facile, il y a des centaines de dossiers. Il faut au moins un des deux parents décédés et du piston ». Jean-Baptiste dit avoir « eu l’eau à la bouche » à l’idée d’une adoption à l’étranger. « Qui dans la misère n’y voit pas l’assurance d’une vie meilleure ? » A l’orphelinat, les employées font la lessive en parlant de l’Arche de Zoé. L’une dit : « L’Arche aussi avait envoyé des émissaires. On a l’impression d’être tombés dans le piège. Pourquoi ils ont volé et pas demandé ? »

Au Tchad, Samory Ngaradoumbé, 50 ans, est un journaliste vedette. Selon lui, dans l’affaire de l’Arche, la presse nationale « s’est surtout rythmée sur h façon dont les autorités géraient l’affaire. Ici, la politique dévore tout ». Son hebdomadaire, « l’Observateur », considéré comme indépendant, tire à 2 500 exemplaires avec six journalistes. En 2005, il a fait trois mois de prison pour la publication d’une « lettre ouverte » critiquant la police et émanant d’« une ethnie hostile à la présidence ».

A l’époque, Reporters sans Frontières et Robert Ménard avaient largement contribué à le sortir de là. Mais le même Samory s’est senti pris entre deux feux quand RSF et Robert Ménard sont venus l’autre jour à N’Djamena expliquer la situation des trois reporters français embarqués dans le dossier de l’Arche. La conférence de presse est tendue. « C’est juteux pour vous, ce genre d’affaire ? », lance un journaliste tchadien. Un autre : « Vous passez votre temps à nous donner des leçons sur l’Etat de droit et l’indépendance de la justice, mais aujourd’hui vous vous faites complice de ce que vous dénoncez : des pressions politiques pour sortir vos journalistes à votre convenance. » William Bourdon, avocat du reporter de Capa, se sent coincé à ce « bal des hypocrites » : « Ils n’ont pas tort. Cela peut être meurtrier pour nous et nos valeurs, on court le risque de nous décrédibiliser. »

Le palais de justice de N’Djamena est devenu une sorte de champ de course où toute la ville parie chaque jour à qui gagnera, entre la présidence ou les juges. Cela a commencé sérieusement à tanguer l’autre weekend, avec l’annonce de la visite surprise de Nicolas Sarkozy. « Il était convenu qu’il repartirait avec les journalistes et les hôtesses », explique un juge. Le substitut en charge du dossier ne voulait pas trancher leur sort avant le lundi 5 novembre, au lendemain de la visite du président français. Il est destitué en pleine nuit. En catastrophe, une troisième magistrate est littéralement sortie de sa douche le dimanche matin. Ses protestations pour aller à la messe ne sont pas davantage entendues. « On ne lui donne qu’un conseil : accélère. » Un juriste propose un jeu. « Je vais vous dire exactement ce qui va se passer : l’instruction va être réglée en quelques semaines pour stopper les pressions. Les gens de l’Arche prendront cinq ans de travaux forcés mais partiront vite les faire en France. Ici, tout est toujours arrangé entre puissants. »

Ce dimanche-là, parmi la foule massée à l’aéroport de N’Djamena, personne ne hausse le ton, mais une rage froide a tout recouvert : « La venue de Sarkozy signifiet-elle que notre président est un sous-préfet à ses ordres ? s’écrie un homme. Voilà des années que les Français nous imposent nos présidents. Et si ça ne nous plaît pas, on ne peut même pas demander de visa pour nous. » Quelqu’un murmure : « Ils ont fait la traite des esclaves, maintenant ils font la traite des enfants. » La rumeur court que Sarkozy va évacuer tout le monde en cachette. « Quelqu’un a des jumelles ? Si ceux de l’association ne sont pas jugés ici, il y aura des émeutes. »

Florence Aubenas
Le Nouvel Observateur