Accueil > Jeanne, désastre annoncé en Haïti

Jeanne, désastre annoncé en Haïti

Publie le samedi 25 septembre 2004 par Open-Publishing


Les photos sont d’un ami Italo/Haitian, Roberto Stephenson : tirées du livre "Piccolo
Taccuino Haitiano
" cliquez sur le titre pour plus d’info (NdlR)


de Jean-Michel Caroit

La nouvelle tragédie qui frappe Haïti est un désastre annoncé. Jeanne, cette
modeste tempête tropicale dont le centre est passé au large des côtes septentrionales
d’Haïti, y a fait près de 2 000 morts et plus de 250 000 sinistrés. Quelques
jours plus tôt, Ivan, un cyclone dont la force n’a cessé d’osciller entre 4 et
5, la catégorie maximale, n’a tué que 119 personnes durant sa course de onze
jours au-dessus de plusieurs îles, plus riches, des Caraïbes, et dans le sud
des Etats-Unis.

Aucune victime n’a été enregistrée à Cuba, dont la province occidentale de Pinar
del Rio a pourtant subi les assauts d’Ivan. Jeanne n’a fait que 25 morts en République
dominicaine, un pays moins pauvre qu’Haïti qu’elle a balayé durant deux jours
après avoir brièvement atteint la catégorie de cyclone.

LES EFFETS DU DÉBOISEMENT

La misère d’Haïti, l’un des pays les plus pauvres de la planète, et la faiblesse de ses institutions amplifient cette tragique inégalité face au déchaînement des forces naturelles. Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies, a appelé la communauté internationale à se porter au secours des victimes haïtiennes de ce nouveau "désastre naturel dévastateur". Il y a seulement quatre mois, des pluies diluviennes avaient déjà provoqué la mort de près de 3 000 personnes, Haïtiens et Dominicains, dans la région frontalière entre les deux pays.

Si l’origine de ces désastres est naturelle, l’ampleur de leurs dévastations est largement imputable à l’homme. Et si rien n’est fait pour corriger ce qui peut l’être, il est à craindre que les drames humanitaires et les appels à la générosité internationale ne se multiplient. Qui connaît Port-au-Prince frémit à l’idée du déluge que pourraient provoquer des pluies prolongées sur les montagnes dénudées entourant cette capitale de plus de 2 millions d’habitants construite dans une cuvette.

De l’avis des experts, le déboisement est le grand coupable. Il a éliminé le principal rempart naturel contre les crues et les inondations et accéléré l’érosion des sols qui ne peuvent plus absorber les fortes précipitations. La forêt tropicale qui recouvrait Haïti avant la "découverte" du Nouveau Monde a presque entièrement disparu.

En 1950, le quart du territoire était encore boisé. L’interminable crise que traverse Haïti depuis 1986 a coïncidé avec la quasi-extinction de la forêt qui couvre aujourd’hui moins de 1,5 % du pays. Dès la fin du XVIIe siècle, les colons français ont rasé d’immenses étendues de forêt pour faire de Saint-Domingue le premier producteur mondial de sucre de canne et la plus riche colonie du royaume. Des forêts de bois précieux ont été sacrifiées pour meubler les riches résidences de la métropole.

Depuis l’indépendance d’Haïti, il y a deux siècles, la pression démographique et la pauvreté des campagnes ont accéléré la déforestation. Au milieu des années 1980, un programme massif d’abattage des cochons créoles, imposé par les Etats-Unis pour lutter contre la fièvre porcine, a eu un effet désastreux sur ce qui restait de forêt. Les cochons servaient de tirelire aux paysans qui vendaient ces bêtes d’entretien facile pour faire face aux imprévus. Les sacs de charbon de bois ont remplacé les porcs.

Plusieurs programmes de reboisement ont été lancés par les agences de coopération internationale, notamment l’Usaid américaine. Diverses ONG tentent de promouvoir l’usage de réchauds au gaz propane ou à l’énergie solaire. Mais ces expériences restent limitées, et le charbon de bois représente toujours près de 70 % de l’énergie consommée en Haïti. En attendant la création d’une police forestière, annoncée par le premier ministre Gérard Latortue après la catastrophe des pluies de mai, et qui permettrait d’employer une partie des anciens militaires démobilisés, l’abattage se poursuit, n’épargnant pas les arbres fruitiers comme les manguiers ou les avocatiers.

ÉTAT FAIBLE ET CORRUPTION

La faiblesse de l’Etat haïtien et la corruption ont facilité les constructions anarchiques de bidonvilles dans des zones menacées par les crues, les inondations et les glissements de terrain. Les autorités ont été incapables de faire respecter un minimum de réglementation en matière de permis de construire et de plan d’occupation des sols. Sans ressources suffisantes, la protection civile et la police n’ont pu alerter et évacuer les populations en danger face aux phénomènes comme Jeanne, pourtant annoncés plusieurs jours à l’avance par les services météo.

C’est précisément en matière d’éducation et de prévention que l’Etat cubain excelle. Peu après le passage d’Ivan, l’agence des Nations unies spécialisée dans la réduction des catastrophes naturelles a vanté le "modèle cubain", qui, selon son directeur Salvano Briceño, devrait servir d’exemple, y compris en Floride. Peu suspect de sympathie pour le régime castriste, le Miami Herald a également noté "la remarquable efficacité" des mesures préventives adoptées à Cuba.

L’évacuation obligatoire de 1,9 million d’habitants, sous la surveillance des comités de défense de la révolution et de la police, et le strict contrôle des médias ont permis de limiter les pertes.

Durant près d’une semaine avant l’arrivée du cyclone, les trois chaînes de la télévision cubaine n’ont parlé que d’Ivan et des mesures de précaution ordonnées par le commandant en chef, Fidel Castro, qui a tiré parti de ce nouveau défi de la nature pour conforter son leadership.

De l’autre côté du détroit de Floride, le président candidat George W. Bush a aussi profité de la succession de cyclones pour tenter de gagner des voix dans cet Etat-clé, où il ne l’avait emporté que par 537 votes contre Al Gore, dans des conditions contestées, en 2000. Grâce à Charley, Frances et Ivan, il a pu se rendre trois fois en Floride en moins d’un mois, distribuant des vivres aux sinistrés et des milliards de dollars de crédits fédéraux.

http://www.lemonde.fr/web/recherche_articleweb/1,13-0,36-380399,0.html