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A Rafah, le combat des hôpitaux

Publie le vendredi 21 mai 2004 par Open-Publishing

À l’hôpital Abou Youcef An Najjar, les chirurgiens sont à bout de nerfs face à l’afflux des blessés depuis l’offensive israélienne

La nuit s’empare de Rafah. En quelques minutes, le trafic s’éteint. À un croisement, trois hommes cagoulés déroulent le câble de déclenchement à distance d’une mine. Au même moment, un bourdonnement sourd se fait entendre dans le ciel, présence invisible mais obsédante des hélicoptères Apache de l’armée israélienne qui tournoient au-dessus des toits. Aussitôt les militants dissimulent leurs kalachnikovs sous leurs blousons et les derniers passants qui traînaient encore en ville pressent le pas.

À l’hôpital Abou Youcef An Najjar, les médecins s’apprêtent à une nouvelle nuit de combats. Depuis le début de l’offensive israélienne, destinée officiellement à couper les tunnels qui permettent aux factions palestiniennes de se ravitailler en armes via l’Égypte, le personnel de l’établissement est mobilisé 24 heures sur 24.

Mercredi 19 mai, à l’annonce des premiers raids, des médecins volontaires ont accouru de toutes les villes de la bande de Gaza. Pour résoudre le problème d’entassement dans la morgue, une vingtaine de corps ont été déplacés dans la chambre froide d’un marchand de légumes. Mais après une semaine d’attaques d’une intensité jamais vue dans la bande de Gaza depuis 1967 et marquée par une quarantaine de morts côté palestinien, la fatigue creuse les visages. Affalés sur les chaises en plastique disposées dans la cour pour accueillir les parents des « martyrs », les ambulanciers ont le visage hébété de ceux qui ont vu trop d’atrocités pour fermer l’oeil.

Pourtant habitués à l’horreur, les toubibs de Rafah ont failli basculer

Évidemment, le carnage du jour a ébranlé les esprits : mercredi, alors que des manifestants défilaient pacifiquement pour exiger l’arrêt des opérations israéliennes, un hélicoptère a lâché plusieurs roquettes, faisant une dizaine de morts et plus de cinquante blessés. Devant les corps démembrés entassés sur le parquet du hall d’entrée, l’équipe médicale a touché ses limites. « Ce que j’ai vu ce jour-là me suffit pour toute la vie, raconte le docteur Waël Shakfa. Il y avait un gosse de 12 ans avec le bras coupé en deux. Il hurlait "Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir’’. Sa mort, sur la table d’opération, a traumatisé tout l’hôpital. »

Pourtant habitués à côtoyer l’horreur depuis trois ans et demi, les toubibs de Rafah ont failli basculer. Plusieurs d’entre eux se sont effondrés en pleurs, d’autres se frappaient la tête. « Il y a eu une véritable bouffée d’hystérie qui a touché toute l’équipe, confirme le chirurgien, Abdel Hamid Ranan, qui a effectué dix opérations en trois jours. À chaque minute, on s’attendait à voir arriver notre père ou notre mère dans le bloc opératoire. »

La nuit n’offre pas de répit. Des rafales de mitrailleuses se font entendre à minuit à une centaine de mètres du groupe de journalistes, de parents endeuillés et de jeunes en armes qui patientent devant les grilles de l’hôpital. L’explosion de missiles se fait entendre une heure plus tard. L’armée étend son offensive au camp de Brazil.

Le ballet des ambulances masque le visage des victimes

À 2 heures du matin, un premier blessé arrive le tee-shirt noyé de sang. Cinquante minutes plus tard, les trois premiers morts de la nuit, les vêtements lacérés et le corps déjà cireux, sont enfournés dans la morgue. Tandis que la foule hurle les rituels « Allah Akbar », un policier récolte leurs cartes d’identité et griffonne les noms sur un bout de papier. On parle de militants des Brigades d’Al-Aqsa, un groupe armé issu du Fatah, le parti de Yasser Arafat.

Deux autres morts sont acheminés vers 5 h 40, des civils tués par des missiles, selon les témoignages locaux. Tourbillon, confusion, malaise. Le ballet mécanique des hélicoptères et des ambulances masque le visage des victimes. Plus le décompte du policier palestinien s’allonge, moins les faits s’avèrent parlants.

Et puis soudain, alors que le soleil se lève, des familles alertées par un bouche à oreille, débarquent, paniquées, devant les marches de l’hôpital. Une femme vêtue de la traditionnelle galabeya noire, rentre dans la salle des urgences. Son fils, Mahmoud El Akhaf, un étudiant de 19 ans, a été soufflé par un missile. D’après son oncle, Tawfik, il a été surpris par l’explosion alors qu’il tentait de se réfugier à pied dans un appartement moins exposé aux tirs. Dix minutes plus tard, Oum Mahmoud surgit, le visage plein de larmes. Elle titube, toute seule, dans la cour de l’hôpital, les bras levés au ciel. Les médecins ont refusé de lui laisser voir pour une dernière fois la dépouille de son fils.