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"ABECEDAIRE" : HUIT HEURES "AVEC" DELEUZE (LIVRE + DVD)
Publie le mardi 13 décembre 2005 par Open-Publishing
Le style à la caméra
d’Andrea Cortellessa traduit de l’italien par karl&rosa
"Les rencontres ne se font pas avec les personnes, elles se font avec les choses. Je rencontre un tableau, je rencontre un air de musique, une musique, voilà ce que sont les rencontres". Il est important d’avoir en tête cette dignité deleuzienne en regardant l’Abécédaire de Gilles Deleuze (interview vidéo menée par Claire Parnet, réalisation de Pierre-André Boutang, 3 DVD avec le livre G.D., fragments d’une œuvre, sous la coordination de David Lapoujade, Derive Approdi, 40,00 €) et faisons l’expérience de rencontrer la personne, si souvent connue, à travers ses choses-livres, ses choses-concepts. Parlant à Claire Parnet, dont on voit le reflet dans le miroir qui se trouve derrière lui - traduction proxémique du pourparler - nous comprenons que Deleuze cherche par tous les moyens à se soustraire au piège narcissique postmoderne du "jouer au personnage". Il est assis bien convenablement, regarde son interlocutrice (et pas la caméra), il l’écoute poliment (de temps en temps, seulement, avec une ironie sortant du cadre), il essaie de laisser ses mains tranquilles (c’est-à-dire les ongles à la triste renommée : "l’écrivain oui, un être en alerte, un philosophe en alerte").
Du reste, le concept de personnage est justement l’un de ses concepts les plus géniaux. Comme le savent ceux qui ont lu "Qu’est-ce que la philosophie ?", le livre publié avec Félix Guattari en 1991 (c’est-à-dire trois ans après ces conversations), les "personnages conceptuels" sont des équivalents philosophiques des "figures esthétiques" : comme celles-ci, ils "découpent le chaos et l’affrontent". Il faut rechercher le premier germe de la notion dans "Mille plateaux" (dans le chapitre "De la ritournelle") mais il est décisif que le concept n’acquière une évidence plastique - c’est-à-dire qu’il se fasse, à son tour, personnage conceptuel - que dans ce que Deleuze, dans une autre interview toujours de 1988, accordée à Raymond Bellour et à François Ewald, accepte de définir comme la troisième période de son travail : après les textes d’histoire de la philosophie, à partir de ’Différence et répétition’, il développe sa propre pensée et dés le début des années 80 (avec le grand livre sur Bacon et les deux sur le cinéma) il se consacre aux objets esthétiques. Nous pourrions définir cette période comme la période figurale de sa pensée : si son talent d’écrivain n’avait pas toujours consisté, depuis le début, à donner justement contours, évidence et vie à sa pensée.
Ce sont les contours, la silhouette, la figure qui font le personnage : romanesque ou philosophique. Un graphisme de Klee ou de Kafka sont, à la limite, un personnage : une esquisse au fusain, la volute d’un détail. Derrière Deleuze, à côté du miroir, est accroché son chapeau. C’est son sigle, sa "silhouette" : son personnage, en somme. Par contre, la série ressassée des évènements personnels ne compte pas (c’est peut-être pourquoi il choisit ici de se décliner en une série non consécutive : la série alphabétique). Ce qui compte, c’est le dessin, l’orientation : le plan et la concaténation. Le style, en somme : "Je n’obtiendrais pas le mouvement des concepts que je souhaite en ne passant pas par le style". L’originalité d’un geste, d’une trace dans l’air est style ; c’est - comme il le dira dans les vertigineux derniers fragments de Critique et clinique dont l’Abécédaire constitue le fond et le tissu conjonctif - la création d’une syntaxe, l’excavation d’une différence dans sa propre langue (la formule-slogan du Contre Sainte-Beuve : "les chefs d’œuvre sont toujours écrits dans une espèce de langue étrangère"). Et, par exemple, le tennis de John McEnroe ("une espèce d’aristocrate à moitié égyptien, à moitié russe...il a inventé un coup qui consiste à déposer la balle, c’est une chose curieuse, il ne la frappe même pas, il la dépose").
Le philosophe est l’écrivain, et viceversa ; c’est ce geste, et pas un autre : ce coup, cette façon de déposer les phrases. "Je voudrais être imperceptible", dit-il ; mais il est difficile d’opacifier complètement sa propre biographie pendant huit heures. Et ce sont des fragments, justement visuels, d’une grande fascination lyrique- élégiaque (quand le professeur qui lui ’ouvre l’esprit’ au lycée, l’amène au bord de la mer en hiver pour déclamer du Gide à tue-tête) ou, plus idiomatiquement, comique-subtil (quand il doit soutenir sa thèse de doctorat, à la Sorbonne, en 1969, le président de la commission présente le dilemme : "ou bien nous faisons votre thèse au rez-de-chaussée...l’avantage étant qu’il y a deux sorties...s’il arrive quelque chose, nous pouvons filer...ou bien nous la faisons au premier étage, l’avantage étant que les bandes montent rarement...mais il n’y a qu’une entrée et une sortie" : pendant toute la soutenance, il ne pensera qu’à fixer la porte du regard). Pointilleux, à plusieurs reprises, Deleuze insiste sur un point - pour lui fondamental.
Bien sûr, "l’écriture a fondamentalement quelque chose à voir avec la vie" : La littérature et la vie, c’est justement le titre de l’extraordinaire début de Critique et clinique. Mais pas la vie comme biographie individuelle, mais bien plutôt comme instance suprapersonnelle (le point de départ se trouve dans l’élan vital, comme l’explique Katia Rossi dans sa laborieuse mais utile monographie récente : L’esthétique de Gilles Deleuze, Pendragon, 319 p. - 26€) : "la vie est quelque chose qui est plus que ’personnel’", alors que ceux qui réduisent la littérature "à leurs affaires privées" "sont dégoûtants" : c’est vraiment de la littérature de supermarché, de bazar, de best-seller, de la vraie merde". Ecrire signifie, au contraire, saisir quelque chose de la vie qui "coule en toi". C’est pourquoi Deleuze parle de percepts (et non de perceptions), d’affects (et non d’affections), de concepts (et non de conceptions) : ce qui l’intéresse est la transcendance de l’individu qui a eu ces perceptions et ces affections, et leur restitution aux autres (l’image nietzschéenne de ramasser à terre la flèche tombée, de la relancer...) : "un percept est un ensemble de perceptions ou de sensations qui survivent à celui qui les éprouve".
Cette survivance ne peut que tenir à cœur - je sais que je contreviens, ainsi, à la dé-biographisation qui lui importe tant - à celui qui sent qu’il est à la fin et parle en tant que posthume (en réalité, il y aura encore sept ans très productifs avant le saut final). C’est un passage décisif : en partant du chapitre le plus important de ’Les naufragés et les rescapés’ (qui venait à peine d’être publié), Deleuze élargit le concept de honte. La vraie honte est celle de l’individu en tant que tel : "L’art consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée, l’homme ne cesse d’emprisonner la vie, ne cesse de tuer la vie, la honte d’être un homme...l’artiste libère une vie, une vie puissante, une vie plus que personnelle, ce n’est pas sa vie...c’est une libération de la vie".
En ce sens, "la grande littérature et la grande philosophie témoignent pour la vie". Pour la vie. Justement quand la vie est précaire, est labile, va nous quitter... :"les grands auteurs ne sont pas en bonne santé...et c’est justement à travers eux que coule un tel flux vital...les philosophes et les écrivains...en sont au même point. Il y a des choses que l’on réussit à voir et dont, en un certain sens, on ne revient pas...percepts à la limite du supportable ou concepts à la limite du pensable".
La clef se trouve dans ce "pour", comme chez Artaud : écrire pour les analphabètes (Deleuze nous éclaire, au début) ne signifie évidemment pas s’adresser aux analphabètes mais écrire à la place des analphabètes : à leur place, au lieu de leur absence.
La vie est, en effet, par définition, l’inexprimable ; c’est ce qui nous manque. Mais, précisément, "la grande littérature et la grande philosophie témoignent pour la vie". Dans le même sens, comme ce sera dit dans Critique et clinique, on écrit pour un peuple qui manque. Le 4 novembre 1995, mettant fin à trente ans d’asphyxie progressive, l’individu Gilles Deleuze - comme Primo Levi, huit ans avant lui - se mettra à manquer.
Publié dans le numéro de Alias, supplément de Il Manifesto, le 19 novembre 2005, p.2